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En 2010, sont présentées trois expositions dans trois institutions fort différentes, sur des thématiques à priori divergentes. Ces trois propositions, que nous présenterons plus loin, interrogent toutes les relations entre des formes culturelles longtemps considérées comme antinomiques ou du moins éloignées. Plus largement, c’est le triangle que compose la culture savante, la culture populaire et la culture de masse qui est interrogée et qui se trouve sans doute être aujourd’hui largement recomposé. Des auteurs ont signalé il y a longtemps déjà la complexité à aborder et définir clairement des relations entre ces trois pôles au-delà des oppositions factices. Jean-Claude Passeron interroge la pertinence du concept de culture populaire1, les analyses critiques des industries culturelles conduites par l’école de Francfort sont remises en question alors que les tenants de la contre-culture déconstruisent la culture dite savante et légitime. Plus récemment, Bernard Lahire propose de relativiser les pratiques culturelles avec le concept de dissonance culturelle, qui voit se mêler chez un même individu les pratiques dites légitimes et illégitimes2. Enfin, Frédéric Martel montre comment la culture mainstream a tendance à reconfigurer l’espace des propositions et à concerner l’ensemble des institutions, 1. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Seuil, 1989. 2. Bernard Lahire, La Culture des autres. Dissonances culturelles et distinction de soi, La Découverte, 2004.

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même les plus académiques3. La crise succède aux crises pour inventer de nouvelles situations. La culture est polysémique et le secteur institutionnel comme l’espace des pratiques se transforment visiblement de façon de plus en plus rapide, prolongeant une séries de métamorphoses engagées depuis cinquante ans. La représentation et la définition que l’on se donne du concept de culture semble soumis à de constantes mutations. Au travers de phases successives, le secteur de la culture envisage autrement ses attributions et son devenir. Depuis vingt ans, des essayistes s’en alarment ou se réjouissent des évolutions. Il faut avoir à l’esprit ce contexte pour engager une réflexion plus précise. En choisissant de traiter dans cet ouvrage l’exemple du musée et de ses transformations, notamment de ses points de convergence éventuelle avec les parcs d’attraction, il s’agit d’analyser au travers d’un secteur particulier quelque-chose qui concerne bien plus largement l’ensemble du secteur culturel. Course à la fréquentation, logique médiatique et publicitaire, mise au pas des anciennes fonctions au profit de l’immédiateté et de l’événementiel, montée en puissance des logiques gestionnaires et marketing, augmentation des budgets de production faisant frayer l’institution avec l’industrie culturelle, dépassement des volontés pédagogiques et de démocratisation au profit du ludique et du spectaculaire, règne de l’image en place de l’écrit. L’ambition de cet ouvrage est d’explorer les relations et les éventuelles influences que le parc d’attraction, symbole de la culture populaire de loisirs et de divertissement, a sur le musée, lieu de la culture savante et académique s’il en est. « Ce que le parc fait au musée… » pour faire un clin d’oeil à Nathalie Heinich, puisque l’auteur pose la question des révolutions paradigmatiques qu’impulse un objet pour l’analyse et pour les méthodes conduites4. Qu’en est-il des effets d’un domaine sur un autre ? Le parc engage t-il une modification des perceptions que l’on peut avoir du musée dès lors que les deux évoluent dans de mêmes directions ? Il s’agit de poser ici la question de la confusion éventuelle entre des registres, celui du loisir avec celui de la culture, de la culture savante avec la culture populaire, de ces deux dernières avec l’industrie culturelle plus largement. L’univers muséal est-il transformé par

les paradis enchantés ? Dès 1992, alors que l’exposition emblématique Cités-Cinés ne s’était tenu que quelques années avant, Anne-Marie Eyssartel et Bernard Rochette s’interrogeaient sur les influences des parcs sur les autres structures culturelles : « De tels procédés, mis en oeuvre dans des contextes muséaux ambitieux, indiquent que les techniques inaugurées dans les parcs à thème sont aujourd’hui mobilisées dans des lieux où l’ambition culturelle se donne pourtant sans commune mesure avec les “disniaiseries”. Ainsi les parcs à thèmes en recombinant des éléments disparates testent de nouvelles formes de divertissement et d’enculturation qui servent de modèles aux nouvelles formes de la culture muséale »5.

3. Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Flammarion, 2010. 4. Nathalie Heinich, Ce que l’art fait à la sociologie, Ed de Minuit, 1998.

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Première phase : la foire Nous avons évoqué en préambule trois expositions significatives. La première présentée au MEN, Musée d’Ethnographie de Neuchâtel, s’intitulait Helvetia Park6. Elle interrogeait le visiteur sur le rapport à la culture en Suisse en 2010. Comment peut-on être Suisse ?, question souterraine d’une exposition provocatrice mettant en scène la grande foire de la culture. En proposant un jeu d’aller-retour entre culture savante et culture populaire, mais aussi une parodie de mise en scène de la question sous la forme d’une grande fête foraine, le visiteur est pris à parti sur sa propre définition de la culture. Les manèges sont là dans l’espace d’exposition en lieu de vitrines, et chaque stand est une séquence du discours expographique. Il doit jouer à dégommer des têtes avec des balles, à mesurer son coefficient culturel sur des machines à bras, à s’initier au tir à la carabine sur des objets de collection ou encore à se laisser envoûter par le palais des horreurs et se perdre dans le palais des glaces. Il pourra ainsi rencontrer toutes les grands classiques de la fête foraine jusqu’à l’inévitable cartomancienne. Mais c’est à chaque fois pour interroger un rapport particulier à la culture. Le défoulement du jeu de massacre engage à une réflexion sur l’aspect 5. Anne-Marie Eyssartel et Bernard Rochette, Des Mondes inventés : les parcs à thème, Ed. de la Villette, 1992, p. 81. 6. Helvetia Park, édité par Marc-Olivier Gonseth, Yann Laville et Grégoire Mayor, MEN, 2010. Exposition présentée du 5 septembre 2009 au 10 mai 2010.

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cathartique permis par les humoristes et autres caricaturistes, le tirpipes de la fête foraine traite de la question de la distinction sociale et de la récupération institutionnelle des cultures populaires, le tour de manège sur le carrousel évoque les rites et leurs fonctions, les autotamponneuses jouent des définitions et de leur télescopage, la baraque de la voyante s’amuse des cabinets en expertise culturelle, le palais des glaces reconstruit le paysage culturel dans lequel se meut l’individu alors que le train fantôme engage à un retour sur les affaires artistiques qui ont secoué le pays. Enfin le freakshow interroge les constructions sociales de la normalité culturelle. En dépensant ses jetons pour accéder aux différentes attractions, l’exposition entend rappeler les relations troubles entre le champ de la culture et de l’économie, et par extension du politique. En se confrontant à la variété des constructions et des croyances culturelles qui l’environnent, le visiteur pourra mieux se positionner face à elles, espèrent les concepteurs de l’exposition7. Si l’exposition du MEN déroule une réflexion sur la culture, elle le fait autour de la métaphore de la fête foraine et de ses attractions liées à la culture populaire. C’est bien là une des origines du parc d’attraction, parmi les multiples filiations que l’on peut inventorier. Lieu de la permissivité et même de la transgression, la fête foraine caractérise sans doute là une différence essentielle d’avec le parc d’attraction, lieu sédentaire et non plus nomade, fermé et non plus ouvert, policé et très contrôlé contrairement au monde forain toujours porteur de trouble et de potentiel surgissement du débordement8. Si la fête foraine est encore du côté de l’artisanat, et de l’inventivité populaire, le parc d’attractions est lui en collusion avec les industries culturelles et la standardisation des propositions. Si le musée n’est pas sans partager des origines avec le monde des forains, il n’est pas impossible qu’il partage son devenir avec les parcs d’attractions. Expliquons-nous. La fête foraine offre une globalité de registres qui voit se côtoyer les propositions ludiques, spectaculaires et interactives. Si elle a perdu beaucoup de sa richesses, il ne faut pas oublier qu’elle est au XIXème siècle beaucoup plus denses en propositions. Elle propose de frayer avec l’irrationnel et la superstition, surenchérit sur les croyances et développe les fantasmagories,

abonde dans le miraculeux, mais c’est aussi un lieu qui met en scène les prouesses techniques et les découvertes scientifiques9. Le cinéma y fait ses premiers pas, et de manière générale beaucoup des innovations techniques y sont présentées, l’optique, l’électricité, le magnétisme. La foire depuis le moyen-âge est un lieu de vulgarisation, de la physique, de la chimie, et aussi pour commencer de la faune et de la flore exotique, prémisse de la zoologie et de la botanique. Il est possible aussi de penser aux voyages dans les pays lointains que la foire présente au travers des décors, dioramas, panoramas, cycloramas avant que de les présenter dans les kinéscopes et autres images animées. Il est donc possible d’envisager la fête foraine sous deux aspects : comme participant sur le registre de la culture populaire d’une diffusion des connaissances auprès du plus grand nombre et procédant ainsi d’une complémentarité avec le musée, dans une sorte de continuum, où davantage comme une image inversée de l’institution, une sorte de caricature, voire de dérision qu’elle en offre. Une grimace pour s’en moquer ou la détourner avec toute la duplicité populaire envers les formes savantes. Il s’agit alors d’une rupture, d’une opposition entre les deux. Sans doute ne faut-il pas choisir entre ces deux visions. François Mairesse dans le texte publié dans ce volume aurait plutôt tendance à plaider pour la première version et moi-même dans mon texte pour la seconde, mais en réalité ce sont deux façons d’envisager une problématique sans doute plus complexe encore. La culture populaire en singeant les manières de la culture savante en permet sans doute la diffusion des valeurs et la réappropriation par tous. Ainsi les formes des musées populaires, les cabinets de curiosités présentant des collections de monstres ne sont pas en complète opposition avec les démarches des savants, au final les musées de cire se ressemblent dans leur expographie, ce qui les sépare est la finalité pour lesquels ils sont présentés. L’un sert de lieu d’étude alors que l’autre se plaît à servir les sensations les plus basses, mais ce faisant permet malgré tout une diffusion des connaissances. Pensons aux écorchés de Fragonard, objet d’étude, bientôt singé par des présentations de monstres dans les foires expositions, objet de collections des musées anatomiques des académies de médecine. Les allers-retours sont nombreux et ce sont les motifs qui différent, davantage que les formes de ce

7. Sur la présentation de l’exposition, voir le site du musée : http ://www. men. ch/helvetia_park 8. On lira pour l’analyse des parcs le passionnant ouvrage de Anne-Marie Eyssartel et Bernard Rochette, Des Mondes inventés : les parcs à thème, Ed. de la Villette, 1992.

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9. Daniel Raichvarg, Science et spectacle, Z’Editions, 1994.

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qui est exposé. Pensons au récent film d’Abdellatif Kechiche, Vénus noire, qui narre l’histoire de la Vénus hottentote. Celle-ci est d’abord présentée comme objet de spectacle dans les foires de bonimenteurs, exhibées parmi les curiosités pour faire écho à la tétralogie, cette science des monstres et autres difformités10. C’est le Freakshow mentionné par le MEN. La Vénus intéresse pour finir les savants du muséum d’histoire naturelle, mais leur raison sont évidemment d’un autre ordre. Elle est ainsi tiraillée entre deux formes d’exposition, savante et populaire. Si l’attention et la manière de la considérer sont aussi intolérables dans un cas que dans l’autre, et qu’à chaque fois sévit une forme de fascination non dépourvue de voyeurisme, il ne faut pas en oublier des motivations assez antagonistes. C’est pour l’étude que le musée agit et pour la seule exhibition que la scène présente. Mais si le musée n’a plus pour finalité la recherche, mais la seule vulgarisation à un public, l’écart se resserre inévitablement. Les oppositions tranchées ne sont guère tenables dans la mesure où tout comme la Vénus hottentote, des collections s’échangent et vivent des vies différentes, de foires expositions en cabinet de curiosité, de chambres des merveilles en collections inventoriés. Le musée lui-même est parfois populaire, pastiche des grandes institutions et parfois lieu consacré de la culture académique. Ainsi l’exemple de la collection de cires anatomiques de Spitzner, du XIXème siècle est emblématique. Le musée fondé en 1856 à Paris prend la route après quelques années pour être présenté en Angleterre, en Hollande, et en Belgique dans les foires des grandes villes. Retrouvé dans un hangar forain où ils furent abandonnés, ces objets témoignent d’une histoire complexe. Le Musée Spitzner est composé de plus de trois cents pièces, pour la plupart des moulages en cire de sujets anatomiques, de races humaines, d’opérations chirurgicales, de phénomènes et de maladies diverses, complétées par une série de pièces naturelles telles que crânes, peaux tannées, squelettes, sujets d’étude et curiosités diverses conservées dans le formol. Objet de fascination, ce sont de toute évidence aussi des objets didactiques à visée pédagogique dans une contexte de sensibilisation à l’hygiène publique et à la prévention des maladies. En présentant des foies d’alcooliques, des sexes atteints de maladies vénériennes,

l’accouchement aux forceps, la césarienne ou la trépanation, mais aussi des monstres tels que l’enfant à trois jambes où la femme à quatre seins, la leçon médicale ne peut s’empêcher de se marier au fantastique et au spectaculaire. Les têtes en cire des criminels est une constante du genre, redoublant le frisson provoqué chez le spectateur11. Le docteur Spitzner avait acheté une partie de ses collections auprès du musée Dupuytren, et c’est un grand laboratoire pharmaceutique qui s’en porta acquéreur dernièrement pour en faire donation en 1997 au musée Orfila de la Faculté de Médecine de Paris. Car les allers-retours sont nombreux entre les acteurs de la science et les dérivés sous forme d’attraction. Jules Talrich (1826 - 1904), modeleur officiel de la Faculté de médecine de Paris, établit un musée anatomique sur les grands boulevards et fournit des pièces à d’autres établissements forains itinérants comme le musée du docteur Spitzner et le Grand Panopticum de l’Univers qui a circulé jusqu’en 1958. Le musée Orfila présente depuis 1847 des collections anatomiques humaines et animales d’une grande variété, dans lesquels le didactique se mêle au sensationnalisme, comme c’est le cas également au musée Fragonard de Maison-Alfort. L’ambivalence des formes du musée se trouve donc présent dès le cabinet de curiosité qui se déploie aussi bien en chambre des merveilles ou en cabinet d’études, en cabinet scientifique qu’en chambre des horreurs et en exposition des épouvantes. Le musée revêt ses deux possibilités, et les foires ou leur dérivés par extension excelle dans les propositions les plus abominables. Le célèbre musée de Madame Tussaud à Londres invite à visiter une prison humide et insalubre pour découvrir le pendant de la chambre des merveilles, la chambre des horreurs, avec ses guillotinés, écorchés vifs, empalés, dépecés et pendus. Ainsi le musée populaire reprend à son compte les standards des modes de présentation officielle pour les détourner et les réinterpréter sous le registre du spectaculaire et du sensationnel. Mais le musée garant de sérieux et de scientificité ne dédaigne pas parfois non plus faire sensation. Cela sera d’autant plus vraie qu’il s’éloignera de missions scientifiques pour s’engager vers des espoirs de fréquentation grand public. Progressivement la foire et la fête foraine se dévitalise de ses effets et abandonne au cinéma, mais aussi aux foires expositions et aux musées, ainsi qu’aux parcs d’attractions

10. Robert Bogdan, « Le Commerce des monstres », in Actes de la recherche en sciences sociales, Vol 104, septembre 1994, pp. 34 - 46.

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11. Voir http ://cavedelaruemuller. blogspot. com/2009/06/blog-post_03. html

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dévolus spécifiquement à ces fonctions une partie de ces moyens. Des lieux intermédiaires vont permettre un passage de ce qui est encore un artisanat à une véritable industrie culturelle. La foire exposition déclinée sous les formes des foires industrielles et commerciales, puis des foires expositions, des expositions internationales et des expositions universelles vont se trouver au croisement des logiques qui sont celles du musée et qui sont celles de la pure attraction de loisirs.

l’attractivité pour ébahir le badaud, l’attirer et le retenir13. Il s’agit aussi de démontrer la puissance organisatrice de la nation qui invite. Ainsi naît la Tour Eiffel, premier événement spectaculaire d’une prouesse qui ne sert à rien ! C’est par cette introduction que l’exposition de Beaubourg commence. Elle se poursuit pour montrer combien tout s’accélère pour inventer les formes ludiques d’abord à l’échelle de parc, puis de villes toutes entières. Car c’est la grande force de l’exposition que de dévoiler la progression qui conduit progressivement à imiter les formes enchantées du parc pour construire le monde réel, dans lequel nous entendons vivre comme dans un rêve enchanté. Ainsi les villes les plus en pointe nous en offre des expressions, Las Vegas, Shanghai, Dubaï… mais il n’est nul besoin d’aller si loin, Colmar au temps du marché de Noël, c’est aussi disneyland ! Ainsi c’est la vie toute entière qui devient un divertissement féerique, bref qui s’efface dans la représentation d’elle-même. Et ce n’est plus la ville qui inaugure le parc, mais le parc qui construit la ville. Ce qui a d’abord été confiné dans un lieu clos, sédentaire, sécurisé et payant d’entrée, autant de caractéristiques du parc qui s’opposent aux principes de la fête foraine, connaît un succès considérable aux Etats-Unis. Non comme manifestation ponctuelle comme peuvent l’être les rendez-vous des expositions internationales, mais comme proposition commerciale à demeure. Ce modèle va s’exporter dans le monde entier dans la seconde moitié du XXème siècle. Certes, le parc a pour origine également le jardin qui depuis le XVIIIème siècle invente un monde à part où la féerie répond à l’extravagance d’une composition réglée et soigneusement orchestrée14. Le parc-jardin dans ses multiples variantes est aussi ce lieu hors du monde qui donne à son visiteur l’occasion d’expérimenter une forme singulière de composition, le rapport à la nature y est soigneusement modelé. Si on demeure du côté de la contemplation et de l’émotion, dans un cocon où les sens sont exaltés, c’est vers le sensationnalisme que s’oriente le parc d’attraction, la spectacularisation des effets et l’agitation incessante des corps. Il ne doit plus demeurer de temps mort, et la course doit être frénétique dans une escalade et une surenchère de sensations, garantie de la réussite

Seconde phase : le parc Contemporaines des grands magasins et de leur attractivité par l’exposition de la marchandise, les foires expositions vont mettre en scène les innovations, d’abord par finalité pédagogique, ensuite par vocation « touristique ». La prouesse industrielle par exemple ou technique cède le pas au pur délice du sensationnalisme. Car l’explosion de la fréquentation est manifeste et témoigne que l’on passe d’un registre à un autre. Si l’exposition universelle de Shanghai bat un record de fréquentation en accueillant 72 millions de visites en 2010, chiffre des plus impressionnants, il faut apprécier les 50 millions en 1900 à Paris pour une population de 41 millions d’habitants à l’époque ! Avec 5 millions en 1855, c’est à une longue montée en puissance que l’on assiste, et qui invente peut-être aussi le tourisme de masse. L’exposition universelle génère la solution du parc avec ses attractions et ses mises en spectacle. C’est du moins la thèse que développe l’exposition Dreamlands, présentée au Centre Georges Pompidou durant l’hiver 2009 - 201012. Sous-titrées, des parcs d’attractions aux cités du futur, le propos de cette très belle exposition est de montrer comment le parc d’attractions, du moins son imaginaire, participe de la construction de la ville contemporaine. Alors que l’exposition est d’abord un lieu de présentation, de valorisation et de diffusion des connaissances, elle se transforme en un lieu de loisirs et de divertissement. D’abord foire industrielle et commerciale où il s’agit de présenter les innovations techniques à l’égal du salon de peintures où l’on présente les créations artistiques, le lieu va surenchérir dans 12. Quentin Bajac, Didier Ottinger (dir.), Dreamlands. Des parcs d’attractions au cités du futur, Centre Pompidou, Paris, 2010. Exposition présentée du 5 mai au 9 août 2010.

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13. Raymond D’Isay, Panorama des expositions universelles, Gallimard, 1937. Voir aussi Pascal Ory, L’Expo universelle, Complexe, 1989. 14. Voir Gilles-Antoine Langlois, Folies, Tivolis et attractions. Les premiers pars de loisirs parisiens, Délégation à l’action artistique de la ville de Paris, 1991.

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du lieu. Dans une certaine mesure, parc naturel et parc d’attractions sont bien là en opposition. Si les deux ressortent d’une forme de loisirs, ils ne jouent pas sur les mêmes ressorts. D’une certaine manière, si la fête foraine est du registre de l’oralité et de l’ouïe avec ses crieurs et ses bonimenteurs, ses musiques de fanfare et ses apostrophes annonçant les bagarres, c’est du côté de l’écrit et du toucher qu’il faut envisager le musée. Même si dans ces formes les plus classiques, les médiations n’y sont pas toujours présentes, il n’empêche que tout y est signe et que tout peut s’y décrire selon un langage et une rhétorique savante. Les peintures sont comme des musiques, tout y est transformables en grammaire, en styles, en écoles… C’est à l’esprit et à l’âme que s’adresse le musée, par ses propositions quelles soient artistiques ou savantes. Aussi le toucher peut bien y être sublimé, c’est à la subtilité de la variation des formes que l’on s’adresse. Le parc, lui, est manifestement du côté de la vision et de l’image. Son adresse est visuelle, il s’agit de surgir et de capter l’attention, le regard par un défilement, un déferlement de propositions, d’images animées. Ce n’est pas un hasard s’il est plus volontiers associé au cinéma, pas seulement du fait de l’utilisation de décors en trompe l’oeil. La vitesse du renouvellement importe pour ne pas laisser le spectateur s’échapper, le parc invente le plaisir du zapping. En mobilisant le corps du visiteur, il faut lui donner le vertige des sensations, en accaparant son regard ne pas lui laisser le temps de s’échapper dans une rêverie intérieure. Le rêve doit être là, incarné, bien présent devant les yeux de chacun, pour que la foule communie aux mêmes enthousiasmes et aux mêmes enchantements partagés. Ce qui importe est l’extériorisation, ne pas laisser de temps vide, susceptible d’être occupé par l’individu pour se plonger dans une intériorité, source de coupure d’avec les autres. Tout le contraire de l’introspection que suppose le long et lent travail d’acculturation. De l’univers forain, mais aussi du cirque et des saltimbanques, vient cette approche décomplexée de la culture qui propose enchantements et amusements à tous, quelque soit son origine et sa classe sociale. Les arts s’y mêlent et rejoignent les baraques à théâtre du boulevard du crime pour influencer des modes de mise en scène privilégiant le sensationnalisme. C’est une forme d’opéra grandeur nature, un décor dans lequel le visiteur doit plonger pour incarner le rôle. Déjà le musée du cirque Barnum, célèbre de par le monde, obéit aux principes du

monde du spectacle en l’appliquant à l’univers de l’exposition15. La mise en scène y gagne une place considérable, recourant au spectaculaire, à l’effet de surprise et aux jeux d’illusions. « Dans ce monde de scénographie généralisée »16, il s’agit de recycler tous les éléments de la culture, populaire et savante, en occasion de divertissement et de jeux17. Le patrimoine du monde entier y est converti en élément de décor avec des rues reconstituées, grand classique du genre que l’on retrouve aussi dans certaines expositions. C’est la profusion et les mélanges inattendus qui doivent provoquer la surprise permanente et l’émerveillement. Les parcs d’attractions vont conjuguer ces effets avec les principes d’interactivité et de mise en situation du visiteur, de son implication corporel et total jusqu’à l’enivrement. Il s’agit de perdre pied pour se laisser emporter dans un monde enchanté, dans le pays des rêves et de mettre entre parenthèse le temps du quotidien. Sur cette corde, l’empire Disney sera des plus efficaces. C’est aussi ce qui nous parait caractériser le principe de l’immersion. Faire en sorte que le visiteur se laisse croire qu’il vit dans la fiction que lui propose le parc, et annuler toute distance critique et toute objectivation le temps de la visite. Non pas, que le visiteur y croit vraiment, mais que pour un temps il puise jouir de la duplicité de faire semblant d’y croire. Et si c’était vrai et que je puisse vivre dans le royaume enchanté ou que je me laisse aller à me faire peur avec de gentils monstres ? C’est à cette expérience qu’invite la proposition ludique et divertissante du parc, univers lié par nature aux fantasmagories de l’enfance et à son désir de merveilleux.

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Troisième phase : le musée Georges Duhamel, dont on sait les critiques mordantes envers son époque soupçonnée de s’adonner à une insouciante déculturation, décrit de manière très ironique les penchants de ses contemporains 15. Phineas Taylor Barnum, Mémoires de Barnum : mes exhibitions, Traduction de Raoul Bourdier, Ed Futur luxe nocturne, 2004. 16. Anne-Marie Eyssartel et Bernard Rochette, Des Mondes inventés : les parcs à thème, Ed. de la Villette, 1992, p. 65. 17. Comme le prévoyait Hannah Arendt, La Crise de la culture, Gallimard, 1961.

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américains. Dès 1930, il envisage l’extension de ces comportements à la planète entière :

démesure, spectaculaire, valorisation des nouvelles technologies pour elles-mêmes comme prouesses, interactivité, ludisme… Il n’est plus obligé d’apprendre, mais il est obligatoire de s’amuser, conclut l’auteur. Cette obligation nous parait s’exprimer dans des lieux forts différents et parfois même des plus inattendus. Ainsi les lieux branchés de la création contemporaine sont pleinement concernés, mariant ludisme, performance spectaculaire et provocation, tout comme la foire autrefois. Ce n’est pas un hasard si le sexe et la violence, y sont des figures récurrentes, évoquées désormais de manière métaphorique, c’est-à-dire en pleine virtualité. Si un rapport complexé s’est longtemps exprimé vis-à-vis de l’art contemporain que l’on approchait avec la mauvaise conscience de ne rien y comprendre21, il semble que l’on soit à présent passé à autre chose, et de plus en plus dans un rapport décomplexé. Le public a enfin compris qu’il n’y a, au final, rien à comprendre et qu’il suffit simplement de participer à une vaste entreprise de simulation de la compréhension. La plupart du temps, le visiteur peut approcher les expositions d’art contemporain avec le seul objectif glamour de participer d’un bon moment et de s’adonner au plaisir de mondanités distrayantes. Sans doute retrouve t-on là le rapport à la création qui sévissait dans les cours d’ancien régime oubliant deux siècles de volonté de démocratisation et d’acculturation. Ce ne sont plus les seuls héritiers qui s’offrent le luxe de rire de la création, tous peuvent s’offrir la liberté de tout aborder de manière légère et insouciante dans un cynisme généralisé. Ce qui compte est de vivre une expérience. L’expérientiel est devenu le credo et la tarte à la crème de tout le milieu culturel, remplaçant souvent tout autre objectif. Il convient que le spectacteur, le visiteur, l’interlocuteur, parfois le client, fasse une expérience. Tout est dit, on vend désormais de l’expérience, dans les parcs comme dans les centres de sciences ou les galeries et musées d’art contemporain. Plusieurs auteurs ont ainsi diagnostiqués dans cette nouvelle entreprise, un nouveau stade de développement de l’économie, Jérémy Rifkin allant jusqu’à parler d’un nouveau stade du capitalisme, le capitalisme expérientiel, dans lequel la culture tient un rôle central22. Les signes de ce nouveau visage des institutions culturelles sont nombreux. Citons, comme

« Docteur Brooke, vos compatriotes ont donné le plus fastueux développement à ces grands parcs forains où les citoyens vont, moyennant force dollars, se faire véhiculer, secouer, triturer, pilonner, bref abrutir. Je ne peux songer à ces pratiques sans humiliation. Pour distraire un homme, pour l’émouvoir, faut-il donc de pareilles secousses ? Est-ce à de tels usages que nous consacrons nos sens ? Avez-vous jamais le dernier des roquets flairer le bas d’une borne ? Quelle délicatesse ! Quel soin minutieux ! Il ne prend pas tout : il choisit. Juste une goutte d’air, l’extrême pointe du fumet. Ah ! le chien ne se sert pas de ses sens avec grossièreté, je vous assure. Mais nous, nous les hommes ! Qu’on nous agite ! Qu’on nous mette la tête en bas ! Qu’on nous fasse pivoter, tourner toupiller ! Qu’on nous éblouisse et qu’on nous aveugle ! Il n’en faut pas moins pour nous faire vibrer. Pouah ! »18.

La description peut évidemment laisser rêveur dans une époque qui prône l’interactivité à tout va, la mise en mouvement, l’appel coûte que coûte au visiteur-acteur, évoqué comme une évidence et espéré dans les projets d’établissements culturels. Après tout, si le parc peut légitimement s’adonner à ce registre, doit-il vraiment être celui des musées ? C’est au corps du visiteur que l’on s’adresse en priorité. Est-ce tout à fait un hasard si la notion de contemplation, hier notion forte pour définir les missions du musée, semble aujourd’hui devenue désuète ? Au point que le nouveau dictionnaire en muséologie ne se soucie pas d’y consacrer une rubrique. Car cette notion est considérée comme un brin réactionnaire, et seuls ceux qui ont une lecture passéiste du musée lui accordent encore leur attention, ainsi les Jean Clair, les Roland Recht19. S’il y a convergence de valeurs entre le parc et le musée, c’est bien ici qu’elle se joue, dans la volonté commune à produire de l’agitation coûte que coûte. Dans la peur du silence et des temps morts. François Mairesse recense, dans un ouvrage fondamental pour la réflexion20, les valeurs clés de ces tendances communes : sensationnalisme, 18. Georges Duhamel, Scènes de la vie future, Mercure de France, 1930, p. 81. 19. Jean Clair, Malaise dans les musées, Flammarion, 2008. Roland Recht, 20. François Mairesse, Le Musée, temple spectaculaire, PUL, 2002.

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21. Voir bien sur les écrits de Nathalie Heinich, L’Art contemporain exposé au rejet, Editions Jacqueline Chambon, 1998. 22. Jérémy Rifkin, L’Age de l’accès. La Révolution de la nouvelle économie, La Découverte, 2000.

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troisième exposition promise, cette proposition de Kevin Muhlen et Jo Kox, commissaires au Nouveau Casino, forum d’art contemporain du Luxembourg, intitulé justement Ceci n’est pas un casino23. Exposition collective, symptomatique d’un branchement entre l’art, le divertissement et l’économie. En effet, chaque œuvre se présente telle une invitation au divertissement : sous forme de jeu vidéo, manège, terrain de jeu, et on peut même y faire de l’auto-tamponneuse dans l’oeuvre de Pierre Ardouvin Love me tender. Les artistes interrogent la culture en la plaçant dans un noeud de convergence entre expérientiel, ludisme et affaire lucrative. Ils montrent les points de convergence entre culture populaire et industries culturelles, pour s’en inspirer et dénoncer la prétention de la culture savante d’hier à s’arroger une position de légitimité culturelle. On le sait une grande part de l’énergie des artistes du XXème siècle a été placée dans cette déconstruction de la légitimité. Didier Ottinger rappelle du reste combien Salvador Dali, et plus largement les surréalistes, ont oeuvré pour jouer des confusions entre art et loisir, et plus tard d’autres courants artistiques en mêlant l’art aux biens de consommation24. Dès lors, la voie est ouverte pour effacer les frontières entre parc et musée. C’est l’extension de communes valeurs entre le parc et le musée que dénoncent avec régularité ceux qui s’avèrent nostalgiques d’une approche classique de l’institution, vite considéré comme des défenseurs de l’élitisme. Si la critique du tout culturel peut parfois relever d’une posture aristocratique, tel celle conduite par Marc Fumaroli25, ce peut être aussi au nom d’une volonté à maintenir l’exigence d’un élitisme pour tous et d’une véritable démocratisation passant par l’éducation artistique ou par l’action culturelle26. Cette ambivalence semble à présent assumée par le ministère de la culture, qui non seulement classe depuis longtemps la sortie au parc de loisirs dans les pratiques culturelles, mais s’attache à valoriser la culture pour chacun comme autodéfinie par les individus27.

Dans le domaine du patrimoine, les choses sont particulièrement sensibles quand la mise en culture signifie essentiellement transformer des sites en espace récréatifs28. Françoise Choay a pu autrefois s’alarmer de ces dérives comme Yves Michaud déplorer une forme de disneylandisation du monde29. Le tourisme est un vecteur essentiel de cette évolution30, mais l’approche des professionnels du patrimoine eux-mêmes n’est pas exempt d’ambiguïté. Ainsi l’approche qui nous parait tout à fait contestable et dépassée visant à prétendre remettre un lieu dans son état originel participe souvent paradoxalement de cette transformation en lieu factice et artificiel. Le visiteur pourra constater les dégâts que cette logique d’arrière-garde peut par exemple produire à l’Abbaye de Cluny où l’architecte en chef n’hésite pas à faire raser des bâtiments du XIXème mais aussi à faire reconstruire des murs crénelés disparus, métamorphosant par souci d’une pseudo exactitude scientifique le lieu en véritable monstruosité patrimoniale. Car le visiteur peut alors déambuler dans des monuments reconstitués, comme il le ferait dans un lieu crée de toutes pièces. Où sont posées les limites entre la reconstitution par souci de compréhension et la construction pure et simple d’un ersatz de patrimoine en carton pâte ? Quand on y regarde de plus près beaucoup de lieux patrimoniaux tiennent davantage de la fabrication d’une authenticité pour le marché des offres touristiques que de véritables lieux d’éducation et de préservation de l’histoire. Les frontières entre l’authentique et la copie, le vrai et le faux, l’illusion et le jeu se brouillent : « le musée est contaminé par la baraque foraine des merveilles », concluait Umberto Eco, dont l’ouvrage demeure aussi essentiel que savoureux31.

23. Didier Damiani, Marc Jeck, Kevin Muhlen / Jo Kox, Paul Rauchs, Bettina Steinbrügge, Ceci n’est pas un casino ! Casino Luxembourg, 2010. Exposition Du 1 er mai au 5 septembre 2010. 24. Didier Ottinger, « Dreamlands », in Quentin Bajac, Didier Ottinger (dir.), Dreamlands. Des parcs d’attractions au cités du futur, Centre Pompidou, Paris, 2010, p. 21. 25. Marc Fumaroli, L’Etat culturel, une religion moderne, De Fallois, 1991. 26. Depuis Max Horkheimer et Théodor Adorno (La Dialectique de la raison, Gallimard, 1983) jusqu’à Michel Schneider, (La Comédie de la culture, Seuil, 1993). 27. « D’une certaine manière, le véritable obstacle à une politique de démocratisation culturelle, c’est la culture elle-même. Une certaine idée de la culture, répandue dans les composantes

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les plus diverses de la société, conduit, sous couvert d’exigence et d’excellence, à un processus d’intimidation sociale. Cette intimidation tient les groupes sociaux exilés d’une culture officielle trop éloignée de leurs modes d’existence. De plus, il dénie à ces groupes sociaux le droit de considérer leur propre culture comme légitime et digne de reconnaissance par le ministère de la Culture et de la Communication ». in Guillaume Pfister / Francis Lacloche, Culture pour chacun, Programme d’actions et perspectives, Ministère de la culture et de la communication, septembre 2005, p. 5. 28. Voir les exemples pointés alors par Jean-Louis Harouel, Culture et contre-cultures, PUF, 1994. 29. Françoise Choay, L’allégorie du patrimoine, Seuil, 1996. Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Stock, 2003. 30. Daniel Vander Gucht, Ecce homo touristicus. Identité, mémoire, patrimoine à l’ère de la muséalisation du monde, Loverbal, Editions Labor, 2006, 31. Umberto Eco, La Guerre du faux, Grasset, 1985, p. 23.

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L’architecture du musée à toujours été conçue pour être grandiose et pour marquer les esprits. Conçu d’abord comme un temple, il s’agissait d’insister sur le culte du savoir et des grandes oeuvres, de rendre hommage aux grands hommes, les savants et les artistes, guide du peuple vers l’épanouissement et la liberté. Il fallait faire l’effort de monter les marches de ces grands escaliers conduisant aux cimaises. Les salles des Palais des arts et des sciences étaient des lieux de promesse pour une élévation de l’esprit. Ainsi fut conçu le musée de son origine jusqu’au milieu du XXème siècle. Si des tentatives nombreuses furent faites pour transcrire la volonté de démocratie culturelle et d’accessibilité à tous de l’institution par une désacralisation traduite sur le plan architectural, ce ne fût pas toujours très convainquant. L’époque où les musées ressemblaient à des entreprises avec des bâtiments neutres et sans cachet, où encore à des musées modestes, voire quasi-invisibles parce que sans mur, comme certains écomusées, n’a pas été des plus convaincantes. Le musée est très vite redevenu spectaculaire par son architecture, mais moins pour magnifier son contenu qui peut même devenir superfétatoire, que pour elle-même en tant qu’expérience architecturale32. On la beaucoup dit, c’est l’architecture qui tend à faire événement, au point d’encourager toutes les dérives, et notamment l’intérêt focalisé des commanditaires sur ce seul point. L’effet Bilbao, tel qu’on le nomme désormais, vise à faire reposer l’attrait du public et donc les retombées économiques espérées pour la région sur la performance architecturale. L’effet pervers conduit à souvent faire passer cet impératif avant l’exigence d’un programme énonçant des fonctions et répondant à des objectifs d’établissement que l’architecture devrait normalement servir. Ainsi voit-on de grands projets (et surtout les grands projets) se construire en dépit de toute rationalité méthodologique. Le fait que ce soit l’expérience architecturale qui prime n’y est pas étrangère. Comme dans les parcs, l’architecture devient alors pour elle-même attraction, s’autojustifiant, « son principal souci, c’est l’effet »33. Les pavillons dans les expositions universelles sont dans la même logique, sur un temps plus court. Impressionner pour séduire et attirer à la découverte de l’exposition, dans l’objectif de mettre en avant le pays concerné. Instrument de valorisation politique dans le cas de l’exposition

universelle, de démonstration de la puissance économique et technologique dans le cas des foires industrielles, de promotion de l’entreprise dans les salons. A chaque fois la scénographie sert de mise en valeur des propositions. Le parc y recourt également pour mettre en avant ses attractions. Comme dans les grands magasins où la présentation de la marchandise doit envoûter et susciter l’envie, il s’agit de séduire par les exploits pour attirer l’admiration. De mêmes méthodes commerciales sont finalement ici et là adoptées. Celles-ci ne seront pas sans influence non plus sur d’autres établissements recevant également du public, à savoir les grands musées. La scénographie vient servir le discours à tenir au visiteur, constituer un écrin pour les oeuvres ou les objets présentés. Parfois, la scénographie devient si importante, par ses effets et ses ressorts qu’elle peut en occulter le fond. C’est sans doute là un regrettable excès. Mais il arrive que la scénographie devienne l’objet même que l’on présente, ceci volontairement. L’ère des expositions spectacle confirme alors que l’on passe à un autre genre. C’est la scénographie qui se suffit à elle-même, parce qu’elle porte en soi une proposition discursive34. Cette forme touche plus qu’une autre à l’ambiguïté des frontières, puisque de mêmes méthodes sont à l’oeuvre, que le projet fusse porté par un parc ou par une institution muséale. Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve alors des méthodes proches, des prestataires communs et des enveloppes budgétaires similaires, celles propres aux grosses productions, faisant entrer pleinement le monde de l’exposition dans le registre des industries culturelles. Entre les deux existent sans doute les expositions qui mettent en scène un discours, davantage que des objets, et que la scénographie vient particulièrement servir. Ces formes d’exposition s’avèrent emblématiques dans le cas des centres d’interprétation. Ceux-ci sont des intermédiaires hybrides, relevant tantôt du registre du musée, tantôt de la sphère des parcs d’attractions, selon les choix qui y sont faits35. Si des objets peuvent y être présentés, ce n’est pas là la finalité du lieu. Il s’agit de tenir un discours, comme c’est le cas dans un autre genre, les expositions d’auteur. Dans ces derniers cas, le rôle de la scénographie est particulièrement dense, tenant une place centrale. Il 34. Collectif, Explosition, François Confino, scénographie, Paris, Editions

Norma, 2005

32. Voir par exemple Philip Jodidio, Architecture Now ! Museums, Taschen, 2010. 33. Anne-Marie Eyssartel et Bernard Rochette, Des Mondes inventés : les parcs à thème, Ed. de la Villette, 1992, p. 69.

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35. On pourra lire à ce sujet Aurélie Linxe, « Le Centre d’interprétation entre musée et parc d’attractions ? », in Exposer des idées, du musée au centre d’interprétation, sous la direction de Serge Chaumier et Daniel Jacobi, Ed Complicités, 2009.

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est permis de s’interroger alors pour mieux saisir la variation des formes et les nuances composant les démarches mises en oeuvre.

les religions. Elle cherche à en montrer les parti-pris plus idéologiques que véritablement scientifiques. Faire passer un bon moment, c’est sans doute l’objectif numéro un des parcs et cela correspond d’une certaine manière à l’essence du loisir en général. Cela doit-il être la finalité d’un musée ? Cette question Jean-Michel Tobelem l’aborde avec rigueur et invite à une fine dialectique entre culture et loisir. Enfin, la contribution signée par Paul Werner ne pouvait qu’être originale et humoristique, son auteur nous ayant donné un avant-goût de son esprit frondeur !37 En prenant le cas de l’impossible dialogue entre le MET de New York et les occupants du parc qui l’entoure, l’auteur en profite pour conduire une relecture des relations entre culture populaire et culture savante. Au-delà d’une écriture un brin provocatrice, ce sont des questions fondamentales et loin d’être simples qui sont ainsi traitées. Enfin, la postface proposée par Joëlle le Marec est une réflexion en forme d’hommage à Jean-Paul Natali, décédé brutalement en janvier 2009 et qui avait été un des acteurs du projet de cette publication38. Ses travaux conduits vingt années durant à la Cité des Sciences et de l’Industrie ont largement contribué à explorer le champ des relations que le présent ouvrage se donne pour objet, aussi nous nous sentons bien évidemment redevable de ses apports qui demeureront dans nos mémoires, au-delà de l’affection que nous pouvions avoir pour l’homme.

Pour ouvrir le débat… Le présent ouvrage ne vise pas à donner une vision monolithique de la relation entre parc et musée, mais à interroger à partir de différentes perspectives et avec des points de vue parfois contradictoires le phénomène. Les auteurs ne partagent pas nécessairement les mêmes conceptions et les mêmes interprétations, c’est cette différence que nous recherchons car elle nous parait plus stimulante pour le lecteur qui devra ainsi se construire sa propre approche. Poursuivant la réflexion qu’il a développé ailleurs sur le sujet, François Mairesse propose une mise en perspective historique alors qu’André Gob tente une classification typologique. Si l’un s’inquiète des tendances prises par les musées, le second préfère demeurer résolument optimiste en pariant sur la spécificité de l’institution muséale. Serge Chaumier s’interroge sur les filiations possibles entre les démarches portées par la nouvelle muséologie et les évolutions du musée vers les formes propres au parc. Claire Casedas revient sur le terme de disneylandisation souvent trop vite utilisé et tente d’en analyser subtilement les tenants et aboutissants. Malicieusement l’auteure retourne le titre du présent ouvrage et se demande pour finir ce que le parc doit au musée, de quoi alimenter une autre recherche sans doute ! Michel Antoine à partir de l’analyse du phénomène dinosaure et de son plébiscite dans le public offre une étude de cas passionnante des positionnements des lieux dans leur approche expographique et des ambivalences de certaines formes intermédiaires. L’article n’est pas sans faire écho à une autre étude de cas que nous avions publié en 2005 signée par Jean-Bernard Roy sur les parcs archéologiques36. L’approche concrète est passionnante car elle force à disséquer les propositions et met ainsi en lumière la variation des formes. C’est également la démarche de Noëmie Drouguet qui prend l’exemple d’une exposition présentée par une grande société de production d’exposition à Bruxelles sur 36. Jean-Bernard Roy, « Les parcs archéologiques au risque du parc de divertissement », in « Du Musée au parc d’attractions », sous la direction de Serge Chaumier, Culture et musées, n°5, 2005.

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37. Paul Werner, Musée et compagnie. Globalisation de la culture, L’Harmattan, 2009. 38. Le présent ouvrage est une lointaine résultante d’un colloque organisé en 2006 par à la Cité des Sciences et de l’Industrie. Anne Stephan nous avait alors gentiment invité à penser l’organisation du colloque, suite à la parution du numéro de Culture et Musées que nous avions dirigé l’année précédente. Nous profitons de cette publication pour lui renouveler nos remerciements.

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de Paris, établit un musée anatomique sur les grands boulevards et. fournit des pièces à d'autres établissements forains itinérants comme. le musée du docteur ...

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