Christian Jacomino

La servante, la maîtresse… et l’illusionniste Sur La servante au grand cœur…, de Charles Baudelaire

1.

La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse,

2.

Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,

3.

Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs. Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,

4. 5. 6.

Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres, Son vent mélancolique à l’entour de leurs marbres,

7.

Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,

8.

À dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps, Tandis que, dévorés de noires songeries,

9.

10. Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries, 11. Vieux squelettes gelés travaillés par le ver, 12. Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver 13. Et le siècle couler, sans qu’amis ni famille 14. Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille. 15. Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir, 16. Calme, dans le fauteuil, je la voyais s’asseoir, 17. Si, par une nuit bleue et froide de décembre, 18. Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre, 19. Grave, et venant du fond de son lit éternel 20. Couver l’enfant grandi de son œil maternel, 21. Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse, 22. Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ? L’intérêt que suscite en nous ce poème, le désir curieux de voir et de comprendre qu’il attise dans notre esprit, sont ceux auxquels nous ont

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habitués les romans du XIXe siècle (songeons à Balzac), et que nous attendons d’eux qu’ils les suscitent en nous davantage que de la poésie romantique (disons celle de Hugo). Non point parce que ce texte nous raconterait une histoire, il ne le fait pas, mais parce qu'il nous introduit au cœur des relations entre trois personnages. Ceux-ci ne sont pas nommés, pas plus que le poème n’a de titre, mais ils apparaissent ensemble dès le premier vers, où l’on voit qu’il est dans leur nature comme dans celle des signes linguistiques dont parle Émile Benveniste, «  de se réaliser en oppositions et de ne signifier que par là1  ». Ils remplissent les fonctions des trois actants du verbe PARLER, à savoir •

le locuteur, ou personne qui parle (sujet), que l’on sera enclin à identifier à l’auteur lui-même, ou plutôt à la représentation en figure de dandy que Ch. Baudelaire donne de lui dans Les Fleurs du mal;



l’allocutaire, ou personne à qui l’on parle (complément d’objet indirect), qui est une femme, que le locuteur vouvoie encore qu’il entretienne avec elle de selations assez personnelles, bien évidemment amoureuses, pour que celle-ci puisse se montrer jalouse, ou pour qu’à tout le moins il veuille lui prêter ce sentiment, peut-être parce qu’elle-même le suscite quelquefois, le faisant ainsi souffrir;



la personne dont on parle (complément d’objet indirect), qui est la servante enfin, dont le locuteur parle au passé, dont le vers 2 affirme qu’elle est morte et dont la suite nous confirmera ce que nous laisse supposer l’énonciation du vers 1, à savoir qu’elle a été au service du locuteur depuis son plus jeune âge (v. 20), bien avant donc que l’interlocutrice (sa femme ou sa maîtresse) soit entrée dans sa vie, encore que cette dernière ait eu le temps de la connaître et sans doute aussi de lui devoir quelque attention en retour de l’accueil qu’elle en a reçu, si bien qu’il aurait pu s’attendre

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« Actif et moyen dans le verbe », dans Problèmes de linguistique générale, t. I, 1966, p. 175.

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à ce que celle-ci—la plus jeune, qu’on imagine belle, très élégamment vêtue, de loin la plus gâtée par la vie et plus particulièrement par l’homme qui s’exprime—songe à aller fleurir sa tombe. Peut-on, en effet, s’empêcher de percevoir une nuance de reproche dans l’énonciation du v. 3 ? Arrêtons-nous tout d’abord sur un point d’interprétation. À propos de ce poème, on cite souvent une lettre de l’auteur à sa mère, datée du 11 janvier 1858, dans laquelle il écrit: «  Vous n’avez donc pas remarqué qu’il y avait dans Les Fleurs du mal deux pièces vous concernant, ou du moins allusionnelles à des détails intimes de notre ancienne vie, de cette époque de veuvage qui m’a laissé de singuliers et tristes souvenirs, — l’une : Je n’ai pas oublié, voisine de la ville… (Neuilly), et l’autre qui suit : La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse… (Mariette) ? J’ai laissé ces pièces sans titres et sans indications claires parce que j’ai horreur de prostituer les choses intimes de famille2. » Nul ne verra aucun inconvénient à admettre que le souvenir Mariette ait inspiré la figure de la servante dans le poème cité. Devons-nous pour autant assimiler l’allocutaire à la future ou toute nouvelle Madame Aupick ? Autrement dit, à l’intérieur du texte, la personne à laquelle le propos s’adresse doit-elle être regardée comme la mère du locuteur ? D’excellents spécialistes semblent s’être arrêtés à cette interprétation. C’est le cas notamment de John E. Jackson3. D’autres se montrent plus prudents. Ainsi Claude Pichois note-t-il: «  Il y a tout lieu de croire que son premier émoi fut lié à Mariette. Mme Aupick fut-elle jalouse de celleci? Quand on connaît son caractère assez sec, contraint, il est permis

2

Cité par Claude Pichois, dans Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 1036. 3

« Ce poème admirable est construit sur un mouvement dont il s’agit de reconnaître le sens ; si, dans la première partie, la culpabilité est partagée—étant d’abord référée à la mère (« dont vous étiez jalouse »), puis reprise dans le « nous » du v. 3—, dans la seconde partie, c’est le poète seul qui assume la faute d’être l’enfant grandi, mais ingrat, de cette mère au grand cœur que fut Mariette » (dans Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Librairie Générale Française, Le Livre de poche, coll. « Les Classiques de poche », 1999, p. 317).

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d’en douter. La jalousie, Baudelaire l’imagine, peut-être inspirée par un vague instinct de culpabilité4 . » Soulignons, quant à nous, que la lettre en question est bien postérieure à la composition du poème, puisqu’il semble admis que celui-ci fut écrit avant la fin 1843, et qu’en outre, le premier vers, dont Paul Valéry souligne qu’il «  tient tout un roman de Balzac dans ses douze syllabes  », semble s’être imposé au poète «  avec son air de romance sentimentale — de reproche bête et touchant5  », ce qui le rapproche du feuilleton à la mode plutôt que de l’autobiographie. Du point de vue de l’inspiration, l’aveu de l’auteur n’est certes pas indifférent. Le thème de la jalousie résonne dans toute son œuvre, et sans doute trouve-t-il sa source dans ce qui fut l’événement le plus douloureux de sa vie. Une brisure qui remonte à 1828, quand sa mère, moins d’un an après le décès de Joseph-François, son père, se remarie avec le commandant Aupick—ce que le jeune Charles, âgé alors de sept ans, ne lui pardonnera jamais. Pour autant, si cet écrit intime, parfaitement extérieur à l’œuvre n’avait pas été produit, aucun lecteur n’aurait jamais regardé l’interlocutrice comme une mère. (Il est d’ailleurs remarquable que Mme Aupick ellemême ne s’y soit pas reconnue.) Ou, pour être plus précis, aucun n’aurait imaginé que celle-ci pût être la mère du locuteur. Ce point étant posé, nous remarquerons qu’il est bien davantage question de la servante que de celle que nous tenons pour la jeune épouse (ou la maîtresse) dans le contenu des énoncés. Mais ne nous y trompons pas. Le fait que, sur le plan de l’énonciation, le locuteur s’adresse à celle qui partage sa vie, à tout le moins ses soirées, plutôt qu’à l’autre qui est morte, a pour conséquence que tout le poids de l’intention porte sur la première. Que lui signifie donc le locuteur en s’exprimant comme il le fait? Sur quoi, au juste, portent son doute, ses 4

Dans Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 1038.

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Paul Valéry, Tel quel, dans Œuvres, t. II, éd. Jean Hytier, Gallimard, coll. «  Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 556.

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regrets? Tout le propos dessine une balance de Themis sur laquelle le locuteur dispose, dans un plateau, la servante qui l’a élevé, dans l’autre, la jeune femme qui partage aujourd’hui sa vie. Ainsi, si une première lecture du poème, qui s’en tient à l’énoncé, nous fait privilégier le thème de la mort, une seconde, qui prend en compte la situation d’énonciation, entrelace étroitement dans le premier le thème de l’amour. D’un amour évidemment blessé. Car si l’allocutaire n’est pas portraiturée dans le texte, la place qui lui est assignée dans la structure nous incite à lui prêter l’allure, le geste, l’attitude de plusieurs figures de séductrices apparues dans d’autres poèmes du livre, et qui présentent entre elles assez de traits communs pour qu’on puisse supposer qu’elles incarnent le même personnage. On songe en particulier à celle, terrible, qui surgit dans les derniers vers de « La Béatrice », un poème dont il semble admis qu’il a été composé vers 1843, tout près donc de « La Servante… » et qui a pu être inspiré comme l’autre par la figure de Jeanne Duval, que le jeune poète avait rencontrée au printemps 1842. Considérons maintenant le mouvement d’ensemble du poème. Il est composé de trois parties qui s’articulent finement pour dessiner une boucle. Dans la première partie (v. 1-3), la servante est évoquée mais comme une figure absente, celle d’une défunte vers laquelle il faudrait se déplacer pour lui porter des fleurs, tandis que la personne à laquelle le locuteur s’adresse est face à lui. Dans la seconde partie (v. 4-14), la servante se confond au peuple des morts qui gisent au cimetière, où ils souffrent de l’ingrate indifférence des vivants, de leur oubli. Enfin, dans la troisième partie (v. 15-22), on quitte le cimetière pour retrouver l’appartement parisien (ou l’hôtel particulier) du locuteur, où cette fois l’on imagine que la servante serait revenue, et où une nuit, comme il rentre de l’opéra, par exemple, celui-ci la découvrirait « tapie en un coin de [sa] chambre ». Le point remarquable consiste alors dans les regards soudain échangés entre la vieille femme et «  l’enfant grandi  ». La revenante n’est nullement décrite, l’auteur ne nous fournit sur son apparence physique (sur son visage) aucun détail, mais la mise en TouslesMap.org

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scène est si parfaite que le lecteur ne peut pas s’empêcher de remplir lui-même ce vide en y logeant, comme dans un médaillon, le portrait d’une personne qu’il a lui-même aimée et peut-être trahie. Le poète réussit là un tour de prestidigitation de la plus haute virtuosité, très représentatif de la sensibilité dix-neuvièmiste, où le spiritisme pouvait s’accommoder d’illusionnisme pour provoquer des effets à la fois macabres et amusants. Pour de jeunes lecteurs d’aujourd’hui, la seconde partie ne peut pas manquer d’évoquer l’univers de Tim Burton. La scène finale, quant à elle, pourrait (et devrait) être mise en images par Tony Oursler, un artiste contemporain qui travaille principalement la vidéo et l’installation, et qui s’est rendu mondialement célèbre en réalisant le vidéoclip de la chanson de David Bowie, Where are we now? (2013). Envoi: Ch. Baudelaire ne rencontre l’œuvre d’Edgar Poe qu’assez longtemps après avoir composé ce poème. On comprend qu’il se reconnaisse alors dans l’univers décrit par l’Américain, et dans sa manière. À propos de cette découverte, Paul Valéry écrit: «  Le démon de la lucidité, le génie de l’analyse, et l’inventeur des combinaisons les plus neuves et les plus séduisantes de la logique avec l’imagination, de la mysticité avec le calcul, le psychologue de l’exception, l’ingénieur littéraire qui approfondit et utilise toutes les ressources de l’art, lui apparaissent en Edgar Poe et l’émerveillent6. »

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Paul Valéry, Situation de Baudelaire, dans « Variétés », Œuvres, t. I, éd. Jean Hytier, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 599.

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