Le bout du tunnel

« Que la lumière soit ! Et la lumière fut » La lampe sur mon casque est enfin allumée et tout mon matériel est désormais sur mon dos, je suis prêt à partir. C’est en face de moi que je vois mon point de non-retour… Il est là, il m’attend. Le vide qui sommeillait depuis toujours en ma personne raisonne à présent dans l’écho de ce tunnel… Celui-ci est béant, sombre et froid. Une mort minérale, loin de tout, loin du monde, loin de vous. J’ai hâte de n’être plus rien. La spéléologie n’est pas qu’un simple loisir pour moi, c’est la seule manière que j’ai trouvé pour me réconcilier avec cette surface pourrie, avec le monde avide et le destin qui m’attend. C’est un véritable pèlerinage dans les tréfonds de la solitude que je recherche, un havre de paix sans aucune trace d’inhumanité. Cela afin de supporter le monde dans lequel je survis. Je n’avais pas fait cette descente depuis très longtemps… Je la faisais quand j’étais un enfant avec mon père. On descendait tous les deux de temps en temps dans nos costumes rouges assortis. J’ai vu qu’elle était condamnée depuis peu à cause de certains incidents fâcheux qui ont causé la disparition de certains amateurs. La différence c’est que moi… Je ne suis pas un amateur. L’inconnu m’appelle. Je marche, une ombre se dessine… Je continue, elle me suit… Ne serais-je donc jamais seul ? Ma conscience peut être ? La chose qui se reflète sur ma lampe pour me rappeler la forme d’un être humain. Si seulement je pouvais l’oublier… Ne serait-ce que quelques jours… Oublier tout le monde, oublier tout le mal, oublier tout le bien. Je ne déteste pas l’humanité, loin de là… Je la méprise. Je ne la respecte pas et ne pourrais pas la respecter. Etre des singes savants ne nous a jamais donné le droit d’être aussi cons. Je sens que quelque chose m’observe.

Je ne fais pas attention… mon père ne me laissait jamais regarder derrière moi lorsque nous traversions ensemble ce tunnel, il me disait de garder le regard toujours vers l’avant et de ne me retourner sous aucun prétexte. Je commence à parcourir ce tunnel avant d’atteindre les premières parois et ainsi entamer la descente. Le tunnel est long, il me faut toujours au minimum une demi-heure pour atteindre les installations prévues pour descendre. Je les ai moi-même trouvées, enfant, lorsque je débutais avec mon père. Il m’a tout appris de cette noble activité. Du sentiment d’humilité qu’il nous inspirait face à notre mère nature et de la contemplation du temps et de la force brute sur le minéral, sur l’eau et l’espace. Un grand vide au cœur d’une montagne, un ravin en haut du sommet, des œuvres d’arts dans un monde sans hommes. Je sens que quelque chose me suit. Je marche encore, la lumière du jour se fait de plus en plus petite derrière moi. Je ne la regretterais pas. Beaucoup d’espèces animales ne voient jamais cette lumière aveuglante projetant leur image au monde du dessus. Ce monde qui te regarde et te juge, ce monde qui sait mieux que toi ce qu’il te faut pour être heureux et rendre ce bonheur à tes proches. Ce monde qui te force à avoir des proches. Mon père était la seule personne en qui je pouvais avoir confiance et qui a toujours été là pour moi. Je n’ai pas eu d’autre famille que lui et je n’en n’aurais jamais voulu. J’aimais sa façon de vivre. Dans l’instant, dans le nous, dans les autres. Il était le seul être humain que je connaissais vraiment et que je voulais vraiment connaitre. Les autres ne m’ont jamais intéressé. Le jour où il est descendu sous terre pour de bon je me suis fait la promesse de rendre visite à cet homme, en qui seul j’avais foi, le plus souvent possible… Mais je suis aussi un homme… Et un homme ne tient jamais ses promesses… C’est pourquoi je ne descends qu’aujourd’hui… La lumière du jour a maintenant complétement disparue… Je suis enfin libéré de son joug et de mon image… la seule lumière qui existe maintenant est celle qui me conduit droit devant… et ne montreras rien d’autre. Je n’existe plus, je ne suis qu’une ombre parmi les ombres, un nouveau venu dans la nuit éternelle qui veille sur nous et nous protège de son voile sombre. Des formes dansent sur les murs, ce sont mes démons qui me hurlent mes peurs et mes craintes. Mes démons qui me susurrent à l’oreille mes doutes et mes hontes. Elles dansent parce qu’elles savent ce qui m’attend en bas… Elles dansent parce qu’elles me connaissent et doutent de moi. Tout comme moi je doute de tout. Elles m’insultent, me crachent dessus et me frappent

de leurs mouvement. Je marche, je marche encore et toujours vers mon but ultime. Vers la paroi qui me fera sombrer, qui me fera tomber. Je sens encore cette présence derrière moi… Je ne me lasse pas de ce silence… il est ce qu’on fait de mieux en terme de musique… Il est l’essence même de cet art qui ne fait que l’embellir. C’est un orchestre sans instrument jouant la plus belle symphonie du monde… Celle qui n’a jamais commencé. Je marche, je marche encore… Je sens que mon but se rapproche… Je passe de l’ombre à la lumière et de la lumière à l’ombre… J’aurais dû vérifier l’état de ma lampe avant d’entrer dans le tunnel… Tant pis il m’en reste quelques-unes de rechange dans mon sac, je la changerais quand je ferais une pause. Cette vision décalée se fait de plus en plus régulièrement. Toutes les 10 secondes environ, je suis dans le noir complet, la lumière revient une seconde après pour s’éteindre à nouveau 2 secondes moins d’une seconde après avant de se rallumer à nouveau. Il me reste que quelques minutes de marche avant d’atteindre la paroi. Je ne vais pas m’arrêter juste pour ça en plein milieu du tunnel. Quand j’étais enfant, mon père ne voulait pas que je m’arrête avant d’avoir atteint la paroi, même lorsque je me blessais ou que je perdais quelque chose. Il était primordial d’atteindre la paroi avant d’arrêter de marcher. Je remarque maintenant qu’il ne m’a jamais rien dit sur le fait d’être dans le tunnel sans lumière… La présence derrière moi se fait de plus en plus proche… Je presse le pas avant que la lampe ne me lâche complétement, je sais que la paroi n’est plus très loin. Les ombres maintenant apparaissant en alternance commencent une nouvelle danse que je ne connaissais pas. Elles s’agitent de bas en haut, au même rythme que ma course, une véritable chorégraphie s’offre devant moi avec comme seul accompagnement musical ma respiration haletante, le bruit du sac secoué sur mon dos et le battement de mon palpitant qui accélèrent progressivement tout le long de ma course. Encombré comme je suis, je ne peux pas courir très vite et ma lampe commence sérieusement à m’inquiéter… le temps que je passe dans l’ombre est de plus en plus long, passant de 2 à 5 secondes m’empêchant d’atteindre la paroi au plus vite. Un piquet planté dans le sol droit devant moi ! Je m’en souviens ! On est vraiment tout près à présent ! Je sens presque l’air frais venant du gouffre sur mon visage… La lumière s’éteint à nouveau, elle se rallume ! Les ombres prennent des formes étranges... presque humaines… Je distingue au-dessus de moi des mains, des visages…

La présence est de plus en plus proche de moi… Je ressens un souffle glacial dans la nuque… Comme si la mort elle-même venait m’assassiner dans la pénombre. Courant de plus en plus vite, respirant de plus en plus difficilement et ne voyant presque plus la route derrière moi, je n’ai pas pu voir cette pierre qui barrait mon chemin… je trébuche sur le sol dur et froid, dans l’obscurité, glissant sur une petite distance faite de rocher et de terre m’arrachant la peau du visage et me faisant manger la poussière. Je suis dans les ténèbres, ma lampe est cassée… Pétrifié par ce qui venait d’arriver, je n’ose plus faire un seul mouvement… Je suis dans le noir complet… Je ne suis plus en train d’avancer et mon corps tout entier refuse de bouger… Non ! Non ! Ils ne m’auront pas ! De toutes mes forces, j’essaie de bouger mon bras pour prendre une pierre et me défendre… Je ne sais même pas contre quoi ! Je pris une grande inspiration, jurai une fois, deux fois, hurlai un grand coup et me retournai pour lancer mon projectile à la face du premier fils de pute qui se pointera pour m’avoir ! Personne… la pierre, n’étant pas arrêtée par la rencontre avec un être de chair continua sa route jusqu’au plafond et tomba lourdement, comme la tension qui me retenait coincé au sol… Je mis quelques secondes à réaliser… Il n’y avait personne derrière moi… C’est impossible ! Mon père n’a pas arrêté de me mettre en garde contre les dangers de cette grotte ! Il y a forcément un danger par ici ! Et cette présence ? Cette présence que je ressens depuis 20 minutes ? Je ne l’ai pas inventé ?! Essuyant mon visage plein de sang, j’en profitae pour défaire mon sac à dos et chercher une nouvelle lampe. Elles sont toutes dans un petit sac de secours avec de l’eau, des vivres et du matériel de soin. Je prends un mouchoir pour éponger le sang et un peu d’alcool pour désinfecter ma blessure… Ssshhhh ! Je n’ai jamais aimé cette sensation de brûlure sur une plaie. C’est comme si la nature avait voulu me faire payer mon incrédulité. Après m’être soigné et avoir remplacé la lampe, je repris la route avec une lumière fixe devant moi. Elle me guide, elle me rend plus confiant, plus courageux. Après cette épreuve j’en avais bien besoin. Et pourtant… Je sens à nouveau la présence derrière moi… Je commence à avoir peur de tout… J’essaie de rester concentré sur la lumière qui me guide vers l’avant… et surtout de ne pas regarder en arrière… malgré la présence… malgré le souffle, malgré le bruit, malgré la peur…

Je continue… je reconnais certains coins encore, je sais qu’on est vraiment plus très loin… on va d’abord voir un mur, puis des marches naturelles, puis le gouffre. Voilà ! Je vois le mur en question ! Il est à une vingtaine de mètres devant nous… euh moi ! Cette présence ne veut pas me lâcher… Je continue, je descends les marches naturelles et aperçois enfin le gouffre ! Je vais enfin pouvoir me retourner et voir ce qu’il y avait derrière moi ! Quelque chose s’est posé sur mon épaule ?! Surpris, Je me retourne avant d’avoir atteint le gouffre et à ce moment-là !… ma lampe se casse à nouveau !... Mon sang ne fit qu’un tour !... Je m’attends au pire !... Je me tourne, je me retourne, encore ! Et encore ! Attendant n’importe quoi ! Un coup ! Une blessure ! Une morsure !... Rien… … Toujours rien… La présence n’essaie pas de me tuer… Peut-être qu’elle ne peut plus rien contre moi maintenant que je suis arrivé… J’ouvre un œil, l’autre, je cherche à tâtons le sac de secours dans mon grand sac pour chercher une nouvelle lampe. J’en trouve une et la remplace. Je regarde autour de moi… Rien bien sûr… Je prends le cordage nécessaire et installe tout un barda pour faire ma descente pour la première fois en solitaire ici… maintenant que je suis là, autant aller jusqu’au bout… Après tout j’ai plus peur de faire demitour à présent… Je commence la descente à présent… Je descends… Je descends au plus profond des entrailles de la terre, dans mon âme et conscience… Dans mon propre enfer. La présence ne me suit plus… Peut-être s’est-elle lassée de moi… ou peut être m’attend-elle autre part… la peur, de toute manière vient dorénavant d’ailleurs… la distance qui me sépare du sol est inimaginable… la lumière que j’ai ne projette pas assez loin pour pouvoir le calculer… Je comprends mieux pourquoi le parcours est aujourd’hui fermé… Je continue de descendre… encore et toujours puis je commence à voir quelque chose en bas… quelque chose de couleur… Quelque chose de rouge… Après quelques minutes de descente, je suis enfin en bas… Je m’assois contre le mur, tremblant encore des périples que j’ai surmonté… Je me tourne vers la forme rouge… Un manteau de spéléologie sur un

macchabé en décomposition avancée… Assis comme un randonneur faisant une pause déjeuner, la bouche ouverte montrant une langue rongée par les insectes et les rongeurs. Ses mains étaient lacérées par la déchirure des cordes avec lesquelles il se tenait lors de sa chute. Son dos et ses jambes révélant la violence que fut sa mort tragique… Dans un sourire je m’adresse à lui. « Salut papa ! Je t’ai manqué ? »