« D’un droit de résistance à l’oppression ? Jaucourt et le républicanisme anglais » Céline Spector (Université Bordeaux Montaigne)

« […] le patriotisme le plus parfait est celui qu’on possède quand on est si bien rempli des droits du genre humain, qu’on les respecte vis-à-vis de tous les peuples du monde. L’auteur de l’Esprit des loix étoit pénétré des sentimens de ce patriotisme universel. Il avoit puisé ces sentimens dans son cœur, & les avoit trouvés établis dans une île voisine »1.

Le Chevalier de Jaucourt fut-il un crypto-dépublicain ? Usa-t-il des subtilités de l’art d’écrire pour dissimuler une critique subversive de la monarchie absolue, que Diderot aurait pu partager ? Doit-on tenir compte de l’immense diffusion de ses articles dans L’Encyclopédie pour reprendre à nouveaux frais le problème classique des origines intellectuelles de la Révolution française ? La réflexion sur le républicanisme avant la Révolution charrie son lot de platitudes. Elle risque de donner lieu à un récit épique de l’avènement de la démocratie où les Encyclopédistes sont campés en héros solitaires – la persécution dont ils furent victimes servant a posteriori à diaboliser, pour leurs adversaires, ou à radicaliser, pour leurs thuriféraires, des postures plus subtiles. Il demeure que la question des voies plurielles et des modes d’expression complexes du républicanisme se pose2.

Jaucourt, « Patriotisme », t. XII, 1765, p. 181 b. Voir J.-M. Goulemot, « Du républicanisme et de l’idée républicaine au XVIIIe siècle », in Le Siècle de l’avènement républicain, F. Furet et M. Ozouf éds., Paris, Gallimard, 1993, p. 25-56 ; K. M. Baker, « Transformations of Classical Republicanism in Eighteenth Century France », The Journal of Modern History, n° 73, March 2001, p. 32-53, et surtout l’introduction de C. Hamel à L’Esprit républicain. Droits naturels et vertu civique chez Algernon Sidney, Paris, Classiques Garnier, 2011. 1 2

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Contre toute vision manichéenne des « Lumières radicales »3, cette contribution entend mettre en lumière la complexité de la posture politique de Jaucourt, encore fort mal connue4. J. Haechler et F. Kafker font de Jaucourt un monarchiste modéré, apôtre de réformes éclairées dans le sillage de Montesquieu5. Plus récemment, les Encyclopédistes ont été décrits comme de charmants humanistes, désireux de ne pas trop déplaire, par un message subversif, à leurs « patrons » cultivés de la Cour et de la Ville6. Dans cette étude, je soutiendrai que Jaucourt ne se contente pas de compiler L’Esprit des lois et de diffuser son message de modération7. Tout en intégrant sa critique du despotisme ainsi que ses analyses de l’Angleterre après la Glorious Revolution, Jaucourt propose une forme de « radicalisation » de l’œuvre de Montesquieu. Je proposerai l’hypothèse selon laquelle cette radicalisation s’opère grâce à l’usage de concepts issus du droit naturel moderne, mais aussi grâce à une audacieuse hybridation de L’Esprit des lois avec certaines contributions issues des républicains anglais du siècle précédent. I. Le républicanisme comme théorie de la liberté Sans entrer dans les controverses récentes sur la définition du républicanisme, on supposera que le républicanisme, au temps de l’Encyclopédie, n’est pas une défense de la république, ni a fortiori de la démocratie comme meilleure forme de gouvernement. Défense de la liberté, et en particulier de la liberté du peuple, il repose le plus souvent sur l’idée de droit inaliénable – ce qui peut impliquer, le cas échéant, un droit de résistance à

3 J. Israël, Democratic Enlightenment. Philosophy, Revolution, and Human Rights, 1750-1790, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 75, où le « diligent Jaucourt » est dit avoir des liens avec Mably. 4 Voir notamment G. A. Perla, « La philosophie de Jaucourt dans l’Encyclopédie », in Revue de l’histoire des religions, tome 197 n°1, 1980, p. 59-78. 5 « Qu’ont donc voulu les Encyclopédistes ? Que la monarchie se réformât d’elle-même qu’on limitât les abus de pouvoir, qu’on modifiât l’assiette de l’impôt, qu’on instaurât plus d’égalité en supprimant les privilèges iniques qui perduraient, qu’on éliminât les droits féodaux et enfin on procédât à une libéralisation de la censure ». Selon J. Haechler, il n’y aurait pas eu de républicanisme en France à l’époque (L’Encyclopédie de Diderot et de … Jaucourt. Essai biographique sur le chevalier Louis de Jaucourt, Paris, Champion, 1995, p. 254). Voir dans le même sens F. A. Kafker, qui relève toutefois à juste titre l’éloge de la monarchie modérée dans l’esprit de Montesquieu, The Encyclopedists and the French Revolution, Columbia University, PhD, 1961, p. 17 ; The Encyclopedists as a Group: a collective biography of the authors of the Encyclopédie, Oxford, Voltaire Foundation, 1996, p. 65-86. M. Morris soupçonne pour sa part une posture plus démocratique : « Il est possible que Jaucourt ait été plus proche de l’idéal démocratique que René Hubert ne le pense. De fréquentes remarques, souvent audacieuses, semblent indiquer que la révolution était pour lui clairement une possibilité » (Le Chevalier de Jaucourt. Un ami de la terre (1704-1780), Genève, Droz, 1979, p. 83). 6 D. Edelstein, « Humanism, l’esprit philosophique, and the Encyclopédie », Republics of Letters: A Journal for the Study of Knowledge, Politics, and the Arts, 1, no. 1 (May 1, 2009): http://rofl.stanford.edu/node/27. 7 Voir C. Spector, « Y a-t-il une politique des renvois dans L’Encyclopédie ? Montesquieu lu par Jaucourt », in « L’ordre des renvois dans L’Encyclopédie », F. Markovits et M.-F. Spallanzani éds., Corpus, n° 51, 2007, p. 251283.

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l’oppression8. Or ce républicanisme, notamment issu des révolutions anglaises du XVIIe siècle, est loin d’être inconnu en France avant Rousseau et Mably. L’association entre républicanisme et défense de la liberté politique et religieuse contre la monarchie absolue est notamment le fait de réseaux huguenots exilés en Angleterre ou en Hollande après la Révocation de l’Edit de Nantes. Selon Savonius (et contra Pocock), l’importance de Locke doit à cet égard être réévaluée : les publications de Leclerc et le traité de Mazel intitulé Du gouvernement (publié en 1691 afin de donner au public français une critique anti-absolutiste du régime français plus qu’une justification de la Révolution anglaise) sont d’une importance cruciale pour la transmission des idées de Locke sur le continent. On trouve un compte-rendu des Two Treatises dans la Bibliothèque universelle de Leclerc. Dans la Bibliothèque universelle, les deux Traités sont juxtaposés avec les thèses de Filmer et de Hobbes9. Plus encore, les républicains anglais de l’Interrègne se firent connaître par leurs disciples, les Commonwealthmen, et leurs admirateurs en France. Comme l’a récemment montré Rachel Hammersley, de nombreux auteurs protestants proposèrent au début du XVIIIe siècle traductions et compte rendus élogieux de plusieurs républicains anglais du siècle précédent. Ainsi de Jacques Bernard, qui reprend les Nouvelles de la République des lettres, le journal de Bayle, en 1699-1710 puis de 1716 à 1718 (date de sa mort). Ministre protestant exilé en Hollande, Bernard est au cœur du réseau protestant européen, lié à Desmaizeaux notamment ; sous son mandat, les Nouvelles de la République des lettres consacrent de longs compte-rendus, écrits par Bernard lui-même, à plusieurs œuvres du canon républicain. On mentionnera celui qu’il rédige en faveur des Discourses concerning government de Sidney (82 pages en trois parties) ou de l’Oceana de Harrington, peu de temps après leur publication. Dans le même registre, il faudrait évoquer Basnage de Beauval, protestant exilé en Hollande en 1687, et son Histoire des ouvrages des savans, où les recensions sont certes plus brèves et moins enthousiastes que celles de Bernard, mais qui contribue à son tour à la diffusion du républicanisme anglais (entre 1698 et 1702 Basnage recense les Mémoires de Ludlow, l’édition Toland des Œuvres de Milton et les Discourses de Sidney). Ces 8 Voir Q. Skinner, Les Fondements de la pensée politique moderne, trad. J. Grossman et J.-Y. Pouilloux, Paris, Albin Michel, 2009, chap. 9. 9 Bibliothèque universelle, n°19, décembre 1690, art. VIII, p. 562. Voir S.-J. Savonius, « Locke in French: the Du gouvernement civil of 1691 and its Readers », The Historical Journal, Vol. 47, n°1, mars 2004, p. 47-79 (qui insiste sur l’importante diffusion de la traduction Mazel, des écrits politiques de Leclerc, et sur l’adaptation au contexte anti-absolutiste français des cercles protestants hostiles à Louis XIV). Voir également R. Hutchison, Locke in France, 1688-1734, Oxford, 1991, p. 227-228. Les avis sont controversés sur le fait de savoir si la traduction Mazel connut un franc succès (Hutchison considère que ce fut le cas, Savonius s’y oppose en citant une lettre de Charles de Lamotte à Pierre Desmaizeaux, 31 déc 1728, BL, add. Ms 4287, f°47-4 : « Locke aurait mérité un aussi mauvais traducteur que celui qui a traduit son livre en latin, ou le bon M. Mazel, qui traduisit le Gouvernement civil, qui ne s’est jamais vendu quoi que la matière fût alors à la mode ».

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recensions continuent à paraître dans des journaux huguenots tout au long du XVIIIe siècle. Ainsi la version augmentée des œuvres de Harrington éditée par Toland en 1737 suscite-t-elle un compte-rendu dans la Bibliothèque britannique10. Or dès son arrivée aux PaysBas en 1728, Jaucourt se joint à l’équipe de S’Gravesande et Barbeyrac qui, avec une demidouzaine d’autres membres, collaborent à la Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savants fondée précisément à la même date. Sa contribution est délicate à évaluer en raison de l’anonymat des articles, mais il semble que Jaucourt ait participé à la revue jusqu’en 174011. Rien n’a donc été plus aisé pour lui que de se familiariser avec cette littérature, même s’il ne l’a peut-être pas lue de première main. En tenant compte des caractéristiques de l’écriture encyclopédique et du métier de compilateur, il n’est pas exclu à ce titre de reconstituer une cohérence politique de Jaucourt. En premier lieu, le Chevalier n’est pas, à l’évidence, un critique du régime monarchique comme tel. Les articles « Monarchie » « Monarchie absolue », « Monarchie élective », « Monarchie limitée » permettent de cerner sa position à cet égard. Primo, Jaucourt ne juge pas la monarchie absolue illégitime, dès lors qu’elle se distingue de la monarchie dite « arbitraire et despotique » ; mais elle doit être limitée par l’intention des peuples qui ont conféré la souveraineté aux monarques autant que par les lois fondamentales du royaume. Secundo, la monarchie élective fait l’objet d’un éloge appuyé pour des raisons du même ordre (« c’est sans doute une manière très légitime d’acquérir la souveraineté, puisqu’elle est fondée sur le consentement et le choix libre du peuple »). Mais l’article « Monarchie élective » se conclut par un rappel des conditions du dépôt de la souveraineté, qui désacralise l’autorité du monarque et prévoit sa destitution légitime s’il cherche à imposer un joug contraire aux lois. Cette désacralisation est d’autant plus évidente que Jaucourt achève à nouveau son article par un appel au lecteur, qui doit tirer les conclusions qui s’imposent : « que l’on juge sur cet exposé [des conditions d’un consentement légitime] de la forme ordinaire des gouvernements ! »12. Aussi s’autorisera-t-on une lecture plus incisive de Jaucourt. Son article « Souveraineté » évoque la souveraineté originaire du peuple et la visée de liberté des

10 R. Hammersley, The English Republican Tradition and Eighteenth-Century France, Manchester, Manchester University Press, 2010, p. 35-37. 11 M. F. Morris, Le Chevalier de Jaucourt, op. cit., p. 6. 12 « Monarchie élective », t. X, p. 637.

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sujets13. L’article fut censuré pour la phrase suivante (vol. XV passé au vol. XVIII) : « Dès que les souverains perdent de vue cette fin, qu’ils la détournent à leurs intérêts particuliers ou à leurs caprices, la souveraineté dégénère en tyrannie, et dès-lors elle cesse d’être une autorité légitime ». Dans le même esprit, l’article « Gouvernement » met d’emblée l’accent sur le principe du libre consentement. Jaucourt définit le meilleur gouvernement comme 1) celui où la liberté est le mieux garanti, 2) le mieux adapté au peuple qu’il régit et 3) celui qui contribue au plus grand bonheur du plus grand nombre. Selon Jaucourt, ces critères sont compatibles. Le bonheur du peuple ne réside pas seulement dans sa sûreté et dans son bien-être, mais dans sa liberté : « Le plus grand bien du peuple, c’est sa liberté »14. La « meilleure forme » de gouvernement est donc celle qui permettrait d’assurer, sous la forme d’une sainte Trinité, prospérité, sûreté, liberté politique15. A cet égard, que dire de la république ou de la démocratie ? On soulignera un premier élément saillant : si l’article « Démocratie » reflète d’abord la séquence (en accéléré!) des livres II à VIII de L’Esprit des lois, Jaucourt envisage à la fin de l’article une curieuse ligne d’inspiration philosophique et politique : « Voilà presque un extrait du livre de l’esprit des lois sur cette matiere ; & dans tout autre ouvrage que celui-ci, il auroit suffi d’y renvoyer. Je laisse aux lecteurs qui voudront encore porter leurs vûes plus loin, à consulter le chevalier Temple, dans ses oeuvres posthumes ; le traité du gouvernement civil de Locke, & le discours sur le gouvernement par Sidney »16. Ligne d’autant plus remarquable qu’une certaine tendance récente de l’historiographie entend minorer le rôle du second Traité de Locke dans la période pré-révolutionnaire17. Ligne qui mériterait d’être comparée à celle que trace Rousseau dans les Lettres écrites de la Montagne en citant ses alliés théoriques : « l’infortuné Sidney », Althusius, Locke, Montesquieu et même l’abbé de Saint-Pierre18. Seconde remarque : grâce au projet ARTFL, il est possible de repérer les occurrences de ces grands maîtres à penser du républicanisme dans le corpus. Sidney est apparemment assez peu présent dans des occurrences

T. XV, p. 545. La définition de la souveraineté glisse ainsi jusqu’à changer de sens : « on peut la définir avec Puffendorf, le droit de commander en dernier ressort dans la société civile, que les membres de cette société ont déféré à une seule ou à plusieurs personnes, pour y maintenir l’ordre au-dedans, & la défense au-dehors, & en général pour se procurer sous cette protection un véritable bonheur, & surtout l’exercice assuré de leur liberté ». 14 « Gouvernement », VII, p. 790, b. 15 Ibid., p. 790 a. 16 Ibid., p. 818. 17 Voir J. G. A. Pocock, « Negative and positive aspects of Locke’s Place in Eighteenth-Century Discourse », John Locke and Immanuel Kant, M. P. Thomson éd., Berlin, Dunker et Humbolt, 1991, p. 45-61. 18 Rousseau, Lettres écrites de la Montagne, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. III, 1964, p. 812. Voir B. Bernardi, Le Principe d’obligation, Paris, Vrin, 2007, p. 40-44. Rousseau a réalisé six extraits des Discours de Sidney, et le mobilise huit fois dans le second Discours (manuscrit R18). 13

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significatives, mais bien des références sont implicites19. Locke est davantage convoqué, mais presque exclusivement dans l’ordre de la théorie de la connaissance, et ce, dès le Discours préliminaire : il est parfois associé à Newton, et à l’occasion lié, comme ce fut le cas dans la littérature clandestine, à la question de la matérialité de l’âme20. Enfin, le « chevalier Temple » est cité à plusieurs reprises, mais rarement dans un contexte politique (voir « Pastel », « Polythéisme », « Sobriété », « Volupté »). Seule exception, révélatrice : l’article « Souverains », d’auteur inconnu, où Temple intervient à l’appui d’une critique de la tyrannie21. Il faudrait bien sûr compléter l’enquête, car la plupart des références ne sont pas identifiables par simple recherche d’occurrence22. Ce sont parfois les oeuvres et non les noms d’auteurs qui sont invoqués, comme lorsque Jaucourt, remettant en cause les privilèges de la noblesse associée à la naissance plutôt qu’au mérite, évoque les Cato’s Letters de Trenchard et Gordon à l’article « Respect » : « Les lettres de Caton me fourniroient sur cette matiere d’autres réflexions bien plus fortes; mais j’aime mieux les supprimer, que de blesser les préjugés reçus, & qu’il importe peut-être de laisser subsister »23. Enfin, il conviendrait de suivre les occurrences des « républicains », fussent-ils qualifies de « zélés » ou d’« outrés ». L’article « Royaume », à cet égard, ne manque pas d’audace : « ce mot [monarchie] signifie (je ne dirai pas ce que disoient ces républicains outrés, qui firent anciennement tant de bruit dans le monde par leurs victoires & leurs vertus) un tyran & des esclaves ; disons mieux qu’eux, un roi & des sujets »24. Revenons donc à « Démocratie » et à sa source d’inspiration majeure, Montesquieu. La compilation de L’Esprit des lois s’accompagne en effet de plusieurs passages du cru Au regard de la réputation de Sidney (martyr de la liberté, mort pour avoir non seulement justifié mais tenté le tyrannicide), le simple fait qu’il soit mentionné et loué dans des passages aussi sensibles que la défense de la démocratie et la défense du droit de résistance est un fait majeur. Je remercie chaleureusement Christopher Hamel pour cette suggestion, comme pour sa relecture précieuse de l’ensemble de cet article. 20 Voir l’article « Ame », t. I, p. 37, de l’abbé Yvon ; voir aussi les articles « Connaissance » et « Conscience » mais aussi « Substance », « Tems » et « Volition »). Plus intéressant et intrigant pour nous, dans l’article « Sommerset-Shire » (Géographie moderne, t. XV, p. 335-336), Jaucourt revient sur la vie de Locke qui compte parmi ses hommes illustres dont les ouvrages, non mentionnés, « rendent le nom immortel » (« Ils sont trop connus, pour que j'en donne la liste; c'est assez de dire, qu'ils ont été recueillis & imprimés à Londres en 1714, en 3 vol. in - fol. & que depuis ce tems-là, on en a fait dans la même ville huit ou dix editions »); Jaucourt le mentionne enfin dans l’article « Tyrannie », voir infra. 21 « Il est une erreur funeste au bonheur des peuples, dans laquelle les souverains ne tombent que trop communément; ils croient que la souveraineté est avilie dès lors que ses droits sont resserrés dans des bornes. Les chefs de nations qui travailleront à la félicité de leurs sujets, s'assureront leur amour, trouveront en eux une obéissance prompte, & seront toujours redoutables à leurs ennemis. Le chevalier Temple disoit à Charles II qu'un roi d'Angleterre qui est l'homme de son peuple, est le plus grand roi du monde; mais s'il veut être davantage, il n'est plus rien. Je veux être l'homme de mon peuple, répondit le monarque. Voyez les articles Pouvoir, Autorité, Puissance, Sujets, Tyran » (« Souverains », t. XV, p. 425). 22 On pense à tous les articles concernant la république romaine. Voir l’une des seules mentions de « républicain » dans l’article « Triumvirat » de Jaucourt, à propos de Jules César : « comme il craignoit toujours que Pompée ne lui échappât, & qu'il fût regagné par le parti des republicains zélés »… (t. XVI, p. 670). 23 « Respect », t. XIV, p. 181. 24 « Royaume », t. XIV, p. 418. 19

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Jaucourt, qui infléchissent la pensée de Montesquieu en l’articulant à une théorie du droit naturel inspirée – ce sera du moins mon hypothèse – de certains républicains anglais du siècle précédent, remis au goût du jour par les réseaux huguenots francophones. Je m’inscrirai ici dans le sillage des travaux récents de Miryam Giargia25 ainsi que de Rachel Hammersley ou de Eric Nelson, qui témoignent de l’importance des Commonwealthmen dans le contexte français26. La première divergence entre Jaucourt et Montesquieu concerne le lien entre démocratie et justice ou équité naturelle. C’est ce dont témoigne l’irruption du « je » dans un passage délicat : Quoique je ne pense pas que la démocratie soit la plus commode & la plus stable forme du gouvernement ; quoique je sois persuadé qu’elle est desavantageuse aux grands états, je la crois néanmoins une des plus anciennes parmi les nations qui ont suivi comme équitable cette maxime : “Que ce à quoi les membres de la société ont intérêt, doit être administré par tous en commun”. L’équité naturelle qui est entre nous, dit Platon, parlant d’Athenes sa patrie, fait que nous cherchons dans notre gouvernement une égalité qui soit conforme à la loi, & qu’en même tems nous nous soûmettons à ceux d’entre nous qui ont le plus de capacité & de sagesse27. Contrairement à Montesquieu, Jaucourt réfère donc à « l’équité naturelle » le principe de participation de tous aux affaires communes28. Sur ce point, sa vision est conforme à celle de Sidney, qui défend le gouvernement populaire associé à différentes formes (notamment mixtes) de constitution, sans défendre la démocratie directe pour les grands Etats29. 25 M. Giargia, Disuguaglianza e virtù. Rousseau e il repubblicanesimo inglese, Milan, LED, 2008 (sur Jaucourt, p. 4648). 26 E. Nelson, The Greek Tradition in Republican Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, chap. 4 et 5. Toutefois, je ne partage pas la thèse de l’auteur (partiellement entérinée par R. Hammersley) selon laquelle Montesquieu, partisan d’un républicanisme « à la grecque » serait aussi un disciple de Harrington, défenseur des lois agraires. 27 « Démocratie », t. IV, p. 816. Voir l’article « Démocratie » dans l’Encyclopédie méthodique de Démeunier (1786) dont les deux premières sections continuent à compiler L’Esprit des lois. 28 Que Platon soit convoqué comme défenseur de la démocratie surprend moins à la lecture de l’article « République de Platon », où Jaucourt s’inspire encore de Montesquieu (EL, IV, 6). La république platonicienne a beau être une fiction, c’est une fiction réalisée dans certaines républiques grecques grâce à une législation restrictive et rigoureuse (communauté des biens, restriction et régulation des échanges, clôture du territoire). 29 « Pour éviter les disputes inutiles, j’appelle gouvernements populaires les gouvernements de Rome, d’Athènes, de Lacédémone, et plusieurs autres de cette nature, quoiqu’improprement, si ce n’est qu’on veuille aussi donner ce nom à plusieurs gouvernements qu’on appelle ordinairement monarchies ; ce que l’on pourrait faire sans crainte de se tromper, puisqu’on n’use point de violence ni dans les uns ni dans les autres. En effet dans ces deux sortes de gouvernements, les principaux magistrats tiennent leur autorité du libre consentement du peuple qui en retient telle partie qu’il juge à propos, pour l’exercer dans ses assemblées générales ; et c’est à cet égard qu’il semble que notre auteur ait pris à tâche de le décrier. Quant au

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La seconde différence pertinente concerne le gouvernement populaire. Jaucourt donne un relief inédit aux assemblées citoyennes : Mais avant que de passer plus avant, il est nécessaire de remarquer que dans la démocratie chaque citoyen n'a pas le pouvoir souverain, ni même une partie; ce pouvoir réside dans l'assemblée générale du peuple convoqué selon les lois. […] la démocratie ne se forme proprement que quand chaque citoyen a remis à une assemblée composée de tous, le droit de régler toutes les affaires communes30. Ces divergences font-elles un réel clivage? La question se pose à propos de l’inégalité des conditions, que Montesquieu associait à la nature de la monarchie. La fin de l’article « Egalité naturelle » écarte certes le fanatisme égalitaire, que peut « à peine enfanter une république idéale »31. Mais Jaucourt laisse au lecteur le soin de tirer « d’autres conséquences qui naissent du principe de l’égalité naturelle des hommes », condamne l’esclavage et dénonce l’inégalité sociale dans les pays soumis au pouvoir arbitraire, où « les princes, les courtisans, les premiers ministres, ceux qui manient les finances, possèdent toutes les richesses de la nation, pendant que le reste des citoyens n’a que le nécessaire, & que la plus grande partie du peuple gémit dans la pauvreté »32. Et l’article « Noblesse », largement inspiré de L’Esprit des lois concernant le rôle politique des pouvoirs intermédiaires mus par l’honneur, fait entendre un bel éloge de l’égalité : Les démocraties n'ont pas besoin de noblesse, elles sont même plus tranquilles quand il n'y a pas de familles nobles; car alors on regarde à la chose proposée, & non pas à celui qui la propose; ou quand il arrive qu'on y regarde, ce n'est qu'autant qu'il peut être utile pour l'affaire, & non pas pour ses armes & sa généalogie. La république des Suisses, par exemple, se soutient fort bien, malgré la diversité de religion & de cantons, parce que l'utilité & non pas le respect, fait son lien. Le gouvernement des Provinces-Unies a cet avantage, que l'égalité dans les personnes produit l'égalité dans les conseils, & fait que les taxes & les contributions sont payées de meilleure volonté33.

gouvernement populaire, qui dans le sens le moins étendu signifie une pure démocratie où le peuple en soimême et par soi-même fait toutes les fonctions du gouvernement je n’en connais point de pareil dans le monde, et s’il s’en trouve quelqu’un, je ne prétends point parler en sa faveur » (Algernon Sidney, Discours sur le gouvernement, trad. P. A. Samson, édition conforme à celle de 1702, Paris, Josse & Langlois, 1793, p. 429) « Démocratie », t. IV, p. 816 b. Voir G. Zamagni, « Jaucourt, interprete (originale ?) di Montesquieu per l’Encyclopédie », in Montesquieu e i suoi interpreti, D. Felice éd., Pise, ETS, 2005, vol. I, p. 109-129. 31 « Egalité naturelle », t. V, p. 415. 32 Ibid. Montesquieu avait cependant critiqué l’appropriation des richesses dans peu de mains, et évoqué ces pays inclinant au despotisme où « l’homme de travail n’a rien » (EL, XXIIII, 28). Voir « Peuple », t. XII, p. 474-475. 33 « Noblesse », t. XI, p. 166. 30

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II. Républiques anciennes, républiques modernes Faut-il en conclure que l’autorité de Montesquieu est mise au service d’un autre discours, authentiquement républicain ? Il faut partir d’un constat : alors que la démocratie apparaît plus que jamais comme chose du passé, à l’exception d’une misérable « bicoque » moderne34, le jugement de Jaucourt sur les républiques modernes demeure contrasté. D’un côté, l’éloge des cantons suisses, et surtout de Genève ; de l’autre, la critique des républiques d’Italie, où le Chevalier reste fidèle à la leçon de Montesquieu : « les peuples y sont moins libres que dans les monarchies »35. Mais le véritable indicateur est ailleurs : il tient au rapport ambigu de Jaucourt au républicanisme anglais du siècle précédent. Sans m’aventurer ici dans un continent qui reste encore à défricher, je voudrais à ce titre esquisser une brève confrontation entre l’un de ses plus célèbres tenants, Harrington, et d’autre part Montesquieu et Jaucourt. Première surprise : loin de contredire Montesquieu qui affirmait, en guise de chute à son chapitre sur la Constitution d’Angleterre, que Harrington « a bâti Chalcédoine, ayant le rivage de Byzance devant les yeux »36, l’article « Rutland » de Jaucourt qualifie à son tour Oceana de « roman », « à l’imitation de l’histoire Atlantique de Platon ». Après en avoir décrit la matière, Jaucourt rapproche la critique de Harrington (né dans la province du Rutland) de ce passage de L’Esprit des lois consacré à l’absence de vertu des Anglais et à ses conséquences politiques (la Chute de la République, la Restauration monarchique). Le côté « romanesque » de Harrington doit être relevé, et Jaucourt s’y attelle en usant une fois encore de la première personne du singulier :

34 A l’article « Démocratie », Jaucourt ajoute à Montesquieu une référence dépréciative à un exemple moderne : « car, quant à la pure démocratie, c’est-à-dire, celle où le peuple en soi-même & par soi-même fait seul toutes les fonctions du gouvernement, je n’en connois point de telle dans le monde, si ce n’est peut-être une bicoque, comme San-Marino en Italie, où cinq cent paysans gouvernent une misérable roche dont personne n’envie la possession ». (t. IV, p. 816) 35 « République », t. XIV, 1765, p. 150 b ; voir EL, XI, 6. 36 EL, XI, 6, in fine. La phrase fit mouche. Voir par exemple la fin de l’article « Harrington », Nouveau Dictionnaire historique, par une Société de Gens de Lettres, Caen, Le Roy, 1779, p. 433. Voir notre article, « Bâtir Chalcédoine, les rivages de Byzance devant les yeux : de Harrington à Montesquieu », in Harrington et le républicanisme classique, B. Graciannette, C. Miqueu et J. Terrel éds., Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, à paraître.

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Je me suis étendu contre ma coutume, sur cet ouvrage profond, parce qu’il est peu ou point connu des étrangers. A peine eut-il paru, qu’il fut attaqué bien ou mal par divers écrivains. Pour moi, je pense avec l’auteur de l’esprit des Lois, que M. Harrington, en examinant le plus haut point de liberté où la constitution de l’Angleterre pouvoit être portée, a bâti Chalcédoine, ayant le rivage de Bysance devant les yeux. Je ne sai comment il pouvoit espérer qu’on regarderoit son ouvrage, autrement qu’on regarde un beau roman. Il est certain que tous les efforts ont été inutiles en Angleterre, pour y fonder la démocratie ; car il arriva qu’après bien des mouvemens, des chocs & des secousses, il fallut se reposer dans le gouvernement même qu’on avoit proscrit, où d’ailleurs la liberté politique est établie par les lois, & l’on n’en doit pas chercher davantage37. Et l’on n’en doit pas chercher davantage : après un long exposé du contenu de l’ouvrage, Jaucourt cautionne donc la caractérisation visionnaire d’Oceana, encore confortée par Hume dans « The Perfect Commonwealth »38. L’article « République » prolonge cette analyse : les républiques doivent être cantonnées aux petits Etats, car l’extension du territoire s’accompagne d’une diminution de l’esprit civique – la préférence pour la communauté laissant la place à la particularisation des intérêts39. L’histoire politique conçue par Jaucourt tend à reléguer le modèle républicain classique – la monarchie et le gouvernement représentatif étant mieux adaptés à l’esprit des temps modernes40. Le rapport à Harrington et à Montesquieu sert donc de révélateur de la posture politique de Jaucourt. Comme on l’a souvent relevé, le régime moderne par excellence semble bien être la monarchie selon des lois, « forme de gouvernement où un seul gouverne selon des lois fixes et établies »41. Mais de quelle monarchie parle-t-on au juste ?

« Rutland », t. XIV, 1765, p. 448 b. « Au reste, l’Océana d’Harrington, comme le dit M. Hume, convenoit parfaitement au goût d’un siecle, où les plans imaginaires de républiques faisoient le sujet continuel des disputes & des conversations, & de nos jours même ; on accorde à cet ouvrage le mérite du génie & de l’invention. Cependant la perfection & l’immortalité dans une république, paroîtront toujours aussi chimériques, que dans un homme » (ibid.). Voir Hume, « Idée d’une République parfaite », in Essais et Traités, II, trad. M. Malherbe, Paris, Vrin, 2009, en partic. p. 250-251. 39 EL, VIII, 16. Voir aussi « Législateur » de Saint-Lambert, t. IX, 1765, p. 357 a-b ; « République », t. XIV, p. 151 a. 40 « Je dois remarquer ici que les anciens ne connoissoient point le gouvernement fondé sur un corps de noblesse, & encore moins le gouvernement fondé sur un corps législatif formé par les représentans d'une nation » (« République », t. XIV, 1765, p. 150 b ; voir EL, XI, 8). 41 « Monarchie », t. X, 1765, p. 636 a ; voir EL, II, 4. 37 38

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Faisant suite à l’éloge de la « monarchie élective », l’article « Monarchie limitée » renvoie purement et simplement à l’éloge du modèle anglais invoqué dans L’Esprit des lois42. Comme en XI, 6-7, le lecteur est appelé à vérifier que la liberté, critère du meilleur gouvernement, n’est sans doute pas la caractéristique majeure du gouvernement au sein duquel il se trouve – ce que confirme l’éloge de l’Habeas corpus43. Plus encore que Montesquieu, Jaucourt livre ici une épure de la Constitution d’Angleterre, en ne retenant que les fonctions politiques (pouvoir législatif, exécutif, judiciaire) et non les forces sociales (peuple, nobles) qui les animent44. L’article « Gouvernement » évoque à son tour l’Angleterre d’après la Glorious Revolution comme lieu d’incarnation privilégié de la liberté politique, en ajoutant une comparaison flatteuse à Sparte (là où Montesquieu avait privilégié la comparaison avec Rome) : « Il y a dans l’Europe un Etat extrèmement florissant, où les trois pouvoirs sont encore mieux fondus que dans la république des Spartiates. La liberté politique est l’objet direct de la constitution de cet état […]. Personne n’a mieux développé le beau système du gouvernement de l’Etat dont je parle, que l’auteur de l’esprit des lois »45. Enfin, l’article « Parlement d’Angleterre » s’adjoint une formule ciselée du livre XX de L’Esprit des lois : « Qu’il me soit permis de m’étendre sur ce puissant corps législatif, puisque c’est un Sénat souverain, le plus auguste de l’Europe, & dans le pays du monde où l’on a le mieux su se prévaloir de la religion, du commerce, & de la liberté »46. III. D’un droit de résistance à l’oppression ? Mais Jaucourt radicalise également l’anglophilie de Montesquieu47 en la conjuguant avec l’affirmation du droit de résistance à l’oppression issue de Locke, de Sidney et de certains républicains anglais du siècle précédent – auteurs notamment diffusés par Barbeyrac dans ses notes aux traductions du Droit de la Guerre et de la Paix de Grotius et du Droit de la Nature et des Gens de Pufendorf. Sidney en avait posé le principe, relevé par la 42 Pour Jaucourt, la monarchie limitée est une « sorte de monarchie où les trois pouvoirs sont tellement fondus ensemble, qu’ils se servent l’un à l’autre de balance & de contrepoids » (« Monarchie limitée », t. X, 1765, p. 637 b, voir EL, XI, 6-7). 43 On se reportera à l’article « Habeas corpus », où Jaucourt cite Montesquieu : « Il est vrai, dit à ce sujet l’auteur de l’Esprit des loix, que si la puissance législative laisse à l’exécutrice le droit d’emprisonner des citoyens qui pourroient donner caution de leur conduite, il n’y a plus de liberté ; mais s’ils ne sont arrêtés que pour répondre sans délai à une accusation que la loi a rendu capitale, alors ils sont réellement libres, puisqu’ils ne sont soumis qu’à la puissance de la loi… » (t. VIII, 1765, 5 b). 44 Voir notamment M. Troper, « Séparation des pouvoirs », Dictionnaire Montesquieu, sous la direction de C. Volpilhac-Auger, avec la collab. de C. Larrère, http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr, 2008. 45 T. VII, 1757, p. 790 a. 46 « Parlement d’Angleterre », t. XII, p. 38 a. Jaucourt reprend la formule de Montesquieu (EL, XX, 7). 47 La nature et l’étendue de l’anglophilie de Montesquieu fait l’objet d’un débat récurrent chez ses interprètes (voir récemment P. Rahe, Montesquieu and the Logic of Liberty, New Haven, Yale University Press, 2009 et a contrario C. Spector, Montesquieu. Pouvoirs, richesses et sociétés, op. cit., post-face).

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préface du traducteur français, le huguenot Samson. Si l’on suit Samson, l’auteur a « eu en vue d’établir les droits des peuples, de leur montrer qu’ils sont nés libres, qu’il a dépendu d’établir telle forme de gouvernement qu’ils ont cru leur être la plus avantageuse ; que la liberté est le plus précieux trésor que les hommes puissent posséder sur la terre ; qu’ils doivent mettre tout en usage pour s’en assurer la possession, et qu’il dépend absolument d’eux de changer la forme de leur gouvernement, s’ils voient que cela soit nécessaire pour maintenir et affermir cette précieuse liberté sans laquelle tous les autres biens du monde ne doivent être considérés que comme des chaînes dorées »48. Jaucourt lui emboîte le pas à l’article « Tyrannie » : « Mais si l'on me parloit en particulier d'un peuple qui a été assez sage & assez heureux, pour fonder & pour conserver une libre constitution de gouvernement, comme ont fait par exemple les peuples de la Grande-Bretagne ; c'est à eux que je dirois librement que leurs rois sont obligés par les devoirs les plus sacrés que les loix humaines puissent créer, & que les loix divines puissent autoriser, de défendre & de maintenir préférablement à toute considération la liberté de la constitution, à la tête de laquelle ils sont placés »49. Comme l’a montré Christopher Hamel à propos de Diderot, la lignée du « républicanisme des droits » infuse donc l’Encyclopédie : si Sidney est présenté par Jaucourt dans l’article « Démocratie » comme une référence pour ceux qui voudraient « encore porter leurs vues plus loin » sur la question du maintien de la liberté par la vertu, il est convoqué aussi dans l’article « Tyrannie » : l’auteur des Discours sur le gouvernement est sans conteste l’un des auteurs qu’il faudrait consulter pour se convaincre du bien-fondé de la résistance du peuple aux tyrans, et même aux souverains qui n’auraient pas encore « entièrement forgé les fers de la tyrannie ». Jaucourt se réfère ici à la relecture de Barbeyrac, qui retourne l’argument de Sidney contre Pufendorf dans l’une de ses notes au Droit de la Nature et des Gens50 : « le soulèvement général de toute une nation, ne mérite pas le nom de rébellion. On peut voir ce que dit là dessus Mr Sidney, dans son Discours sur le gouvernement, chap. III, section XXVI. Les sujets ne sont pas même obligez d’attendre que le Prince ait entièrement forgé les fers qu’il leur prépare, et qu’il les ait mis dans l’impuissance de lui résister. Il suffit que toutes ses démarches tendent manifestement à les opprimer, et

Algernon Sidney, Discours sur le gouvernement, op. cit., t. I. Voir C. Hamel, L’Esprit républicain. Droits naturels et vertu civique chez Algernon Sidney, op. cit. Voir Mes Pensées, L. Desgraves éd., Paris, Robert Laffont, 1991, n° 626 : à son retour d’Angleterre, Montesquieu a acquis une traduction de Sidney en trois volumes publiée à La Haye en 1702 afin d’en prendre des notes pour l’EL. Les thèmes machiavéliens retenus par Sidney retiennent l’attention de Montesquieu : défense de la liberté et haine du despotisme, corruption de l’absolutisme, nécessité du conflit et du retour aux principes. Voir déjà Lettres persanes, n° 136. 49 « Tyrannie », t. XVI, 1765, p. 785 b. 50 « Démocratie », t. IV, p. 818 a ; voir « Tyrannie », t. XVI, p. 786 a. 48

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qu’il marche enseignes déployées à la ruine de l’Etat […] Voyez les Discours sur le gouvernement, par Mr. Sidney, chap. III, section XLI »51.

Certes, la question du droit de résistance chez Jaucourt divise les exégètes : certains soulignent, arguments littéraux à l’appui, que Jaucourt refuse l’horizon de l’insurrection. Dans le court article éponyme, l’auteur évoque cette pratique à partir d’un passage emprunté à L’Esprit des lois, qui rend raison du fonctionnement « exceptionnel » du droit de résistance à l’oppression dans les institutions crétoises, grâce à la pureté des mœurs et à l’amour de la patrie52. Cette vision tempérée semble d’autant plus probante que Jaucourt, à l’article « Innovation », affirme comme Montesquieu la nécessité d’une réforme prudente des institutions, défend la modération et offre un veritable éloge de la lenteur53. Mais l’article « Tyrannie », largement inspiré de Sidney et de Locke, n’exclut pas l’usage du droit de résistance au-delà même des cas de tyrannie « extrême » : Ajoutons même qu’à parler à la rigueur, les peuples ne sont pas obligés d’attendre que leurs souverains aient entierement forgé les fers de la tyrannie, & qu’ils les aient mis dans l’impuissance de leur résister. Il suffit pour qu’ils soient en droit de penser à leur conservation, que toutes les démarches de leurs conducteurs tendent manifestement à les opprimer, & qu’ils marchent, pour ainsi dire, enseignes déployées à l’attentat de la tyrannie54. Jaucourt renvoie ici à l’autorité de Bacon, Sidney, Grotius, Pufendorf, Locke et Barbeyrac. Il se demande si le peuple, entendu ici comme « la plus saine partie des sujets de tous les ordres d'un Etat », peut se soustraire à l’autorité d’un tyran qui maltraiterait ses Barbeyrac, note au Droit de la nature et des gens, Bâle, 1732, reprint Caen, PUC, 2009, VII, chap. VIII, 6, cité par M. Giargia, op. cit., p. 44-45. 51

« Insurrection », t. VIII, 1765, p. 804-805. « Innovation » : « nouveauté, ou changement important qu’on fait dans le gouvernement politique d’un état, contre l'usage & les regles de sa constitution. Ces sortes d’innovations sont toûjours des difformités dans l’ordre politique. Des lois, des coutumes bien affermies, & conformes au génie d'une nation, sont à leur place dans l’enchaînement des choses. Tout est si bien lié, qu’une nouveauté qui a des avantages & des desavantages, & qu’on substitue sans une mûre considération aux abus courans, ne tiendra jamais à la tissure d'une partie usée, parce qu’elle n’est point assortie à la piece. Si le tems vouloit s’arrêter, pour donner le loisir de remédier à ses ravages… Les révolutions que le tems amene dans le cours de la nature, arrivent pas-à-pas ; il faut donc imiter cette lenteur pour les innovations utiles qu’on peut introduire dans l’état ». L’opposition, cependant, peut tenir aux moyens (la révolution) et non aux fins (établir l’égalité et la liberté). 54 « Tyrannie », t. XVI, p. 786 a. 7. Il est remarquable que Jaucourt use de la même clause de prudence que Diderot dans l’article « Autorité politique », mais le procédé est diaphane : « Je ne m’érigerai pas en casuiste politique sur les droits de tels souverains, & sur les obligations de tels peuples. Les hommes doivent peut-être se contenter de leur sort ; souffrir les inconvéniens des gouvernemens, comme ceux des climats, & supporter ce qu’ils ne peuvent pas changer ». 52 53

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sujets, les épuiserait par des impôts excessifs, négligerait les intérêts du gouvernement et renverserait les lois fondamentales de l’Etat. Jaucourt répond par une distinction entre l’abus dit « médiocre » que l’on peut attribuer à la faiblesse humaine, et l’abus « extrême » de la souveraineté, qui dégénère manifestement en tyrannie. Dans ce dernier cas, la clause envisagée par les Monarchomaques s’applique : « les peuples ont tout droit de reprendre la souveraineté qu'ils ont confiée à leurs conducteurs, & dont ils abusent excessivement. en droit d'arracher au tyran le dépôt sacré de la souveraineté »55. Enfin, l’article « Windsor » évoque le régicide de manière ambigue, disant l’« illusion nécessaire » de la sacralité de la royauté, par là même démystifiée56. Cette voie n’engage certes pas à l’insurrection, mais plutôt, contre la corruption, au « retour aux principes ». Or si Machiavel et Montesquieu y avait encouragé de même, l’article « Gouvernement » de Jaucourt renvoie plutôt à la théorie néo-machiavélienne de Sidney, qui faisait de la résistance le mode privilégié de ce « retour aux principes » : Les gouvernemens les mieux institués, ainsi que les corps des animaux les mieux constitués, portent en eux le principe de leur destruction. Etablissez avec Lycurgue les meilleures lois ; imaginez avec Sidney les moyens de fonder la plus sage république ; faites avec Alfred qu'une nation nombreuse trouve son bonheur dans une monarchie, tout cela ne durera qu'un certain tems. Les états après s'être accrus & aggrandis, tendent ensuite à leur décadence & à leur dissolution : ainsi la seule voie de prolonger la durée d'un gouvernement florissant, est de le ramener à chaque occasion favorable, aux principes sur lesquels il a été fondé57. Enfin, l’article « Sujet » (Gouvernement civil) tranche la question cruciale de la désobéissance civile en cas d’ordre injuste du souverain. Ce que Montesquieu pensait sous la catégorie d’« honneur » est alors transplanté dans le registre théorique des auteurs républicains. S’interrogeant sur le devoir d’exécuter un ordre du souverain que l’on sait injuste, Jaucourt juxtapose la réponse de Hobbes et celle de ses détracteurs. Là où Hobbes demande que l’on obéisse aux ordres des supérieurs qui instrumentalisent les sujets, sans voir que dans ce cas même leur volonté concourt à la faute, les promoteurs du droit de

Ibid., p. 785 b- 786 a. L’article s’achève sur une quasi-citation de Montesquieu. Voir aussi dans le même sens « Gouvernement », p. 791 a. 56 « De ces mémorables révolutions qui se sont passées dans un siecle si voisin du notre les Anglois peuvent tirer naturellement la même leçon que Charles, dans ses dernieres annees, en tira lui-même; qu'il est trèsdangereux pour leurs princes de s'attribuer plus d'autorite qu'il ne leur en est accordé par les lois. Mais les mêmes scenes fournissent à l'Angleterre une autre instruction, qui n'est pas moins naturelle, ni moins utile, sur la folie du peuple, les fureurs du fanatisme, & le danger des armées mercenaires » (t. XVII, p. 626). 57 « Gouvernement », p. 791 b. 55

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résistance sont plus perspicaces : il faut refuser d’obéir aux ordres injustes et resister de toutes ses forces à l’injustice, comme le fit Antigone. La noble résistance, dès lors, ne ressortit plus comme dans L’Esprit des lois du domaine de l’éthique aristocratique, mais plutôt d’une forme de devoir de résistance à l’oppression. * En politique, le véritable maître à penser de Jaucourt est sans conteste Montesquieu. Mais L’Encyclopédie a également servi de caisse de résonnance à certains républicains anglais du siècle précédent. Contrairement à l’auteur de L’Esprit des lois, Jaucourt définit la « liberté naturelle » (distincte de la liberté civile ou politique) comme le « droit que la nature donne à tous les hommes de disposer de leurs personnes et de leurs biens » comme ils l’entendent, à condition qu’ils le fassent dans les termes de la loi naturelle58. Jaucourt reprend ici un motif porté par Locke, Sidney ou Milton59, dont on trouvera l’écho chez Rousseau : la liberté, bien le plus précieux, est un droit naturel et inaliénable, ce qui rend illégitime la servitude civile et « l’esclavage des nègres ». Si le romanesque Harrington ne trouve pas grâce aux yeux de Jaucourt, il en va autrement de Sidney, défenseur du tyrannicide, qui articule son républicanisme à un réquisitoire en faveur du libre consentement des peuples. Tel est sans doute le républicanisme anti-absolutiste revu et corrigé par les réseaux huguenots dont Jaucourt assume en partie l’héritage.

58 « Liberté naturelle », t. IX, p. 471-472. On notera que Jaucourt reprend ici l’une des seules occurrences de Montesquieu à la théorie du contrat : la liberté civile « est la liberté naturelle dépouillée de cette partie qui faisoit l’indépendance des particuliers & la communauté des biens, pour vivre sous des lois qui leur procurent la sûreté & la propriété » (voir EL, XXVI, 15). 59 Voir Ch. Hamel, « Jusnaturalisme et républicanisme dans la philosophie politique de Diderot », art. cit., p. 197-198.

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