FORMES EUROPÉENNES D’UNE CITOYENNETE NOUVELLE : LA NAISSANCE DE LA CITOYENNETE GLOCALE EVELINA STAÏKOVA

Abstract: Processes of globalization and urbanization, international migration and free movement of people put the theory of citizenship in an entirely new context. This new context changed the content of citizenship; provoked new thoughts of the body of concept; opened new analytical terrain. Many analysts develop theories of new forms of citizenship. This text presents such conceptualization - that of a glocal citizenship. The analysis goes beyond formally specified limits, rights and obligations of citizenship. Its representatives are mobile people, and key features are the civil activism and self-reflection. Keywords: citizenship; glocals; migrants; mobility; activity.

L’opinion traditionnelle est largement dominée par l’idée que la citoyenneté est un phénomène nécessairement associé à l’État-nation. Cette conception quasi généralisée trouve son illustration parfaite à travers les mots de la philosophe et politologue Hannah Arendt qui présente la citoyenneté comme un projet national de par son essence même : « Un citoyen est par définition un citoyen parmi des citoyens d’un pays parmi des pays. Ses droits et ses devoirs doivent être définis et limités, non seulement par ceux de ses concitoyens mais aussi par les frontières d’un territoire. » (Arendt 1970 : 81-82)

Arendt poursuit sa définition de la nature de la citoyenneté en blâmant de fausse et d’erronée toute conception qui considère la citoyenneté en dehors de ses limites nationales. Cette opinion, quoique extrême et partagée par d’autres analystes contemporains, n’empêche pas que ces dernières années le débat sur la citoyenneté reprenne toute son ampleur (Sassen 2002 ; Bosniak 2000 ; Castles & Davidson 2001). On pourrait même dire qu’au cours des dernières décennies les sciences sociales témoignent d’un intérêt croissant pour la conception de citoyenneté qui se voit de nouveau mise au centre d’une discussion de plus en plus intense. Transposée au sein d’un réseau compliqué qu’est en réalité le contexte européen, qui se distingue par la coexistence de citoyens nationaux, de citoyens européens et de ressortissants de pays tiers, la citoyenneté aux formes nouvelles suscite encore plus de débats. Une brève revue des conceptions les plus récemment formulées

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révèle une multitude d’idées au sujet des formes possibles de la citoyenneté contemporaine parmi lesquelles on pourrait citer la citoyenneté globale, transnationale, locale, fluide, mobile et bien d’autres. Cette richesse de notions, qui est le résultat d’un énorme effort de recherche théorique, empirique et analytique, constitue une preuve de plus de la présence d’une crise de la citoyenneté nationale moderne se traduisant par l’aspiration à la découverte d’une forme différente de citoyenneté quelque part ailleurs, au-delà des limites connues (Дичев, 2008 :1). Le rôle important de déclencheurs de cette tendance à la révision conceptuelle revient aux migrants internationaux et aux citoyens mobiles. Les recherches de référence dans le domaine abordé sont celles effectuées par Linda Bosniak, Saskia Sassen, Yasemin Soysal et Rogers Brubaker. Cet article propose un schéma analytique de la citoyenneté glocale fondé sur les recherches citées et qui s’appuie sur les résultats de mes propres enquêtes empiriques1. La notion de citoyenneté glocale se trouve en parfait accord avec les idées de John Short et d’ Yeong-Hyun Kim sur la globalisation des villes et leur rôle dans le processus de mondialisation (Short & Kim 1999). Concernant la méthodologie, mon analyse est basée sur plus de 30 entretiens approfondis avec des représentants de la communauté de migrants en Bulgarie, qui ont été sélectionnés par un principe aléatoire, ayant un statut et une origine différente. Parmi les répondants figurent des personnes ayant la double ou multiple nationalité par naissance ou comme résultat de la migration personnelle. Ont été également interviewés des migrants vivant depuis longtemps et/ou envisageant leur avenir de long terme dans le pays, mais également des migrants qui ne prévoient pas de demander une nouvelle nationalité. L'objectif du terrain était de tester la théorie classique de la citoyenneté qui la relie étroitement avec l’appartenance nationale, mais également de vérifier les dernières tendances qui la placent au-delà des frontières nationales. Ce sont précisément les résultats du terrain qui inspirent la proposition originale de la citoyenneté glocale : ses catalyseurs ont engendré les processus parallèles de la mondialisation et de l'urbanisation, les personnes mobiles étant ses porteurs et possédant un élément clé – l'activisme civique et l'autoréflexion. Plus loin on démontrera bien que le concept de la citoyenneté glocale ne ressort pas d’une simple combinaison de théories déjà connues, réunissant la théorie de la citoyenneté globale à celle de la citoyenneté locale. Il se distingue également des concepts de la citoyenneté post-nationale et transnationale qui renvoient respectivement à des formes dépassant les frontières de l'État-nation ainsi qu’à l’idée de la transformation de l’élément national et à celle des dimensions nationales de la citoyenneté. (Sassen 2002 :16-17). Je tiens à 1

Aux fins de l’enquête sur la citoyenneté glocale ont été interrogés 30 migrants en Bulgarie dans le cadre d’une enquête par entretien semi-standardisé.

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préciser tout de suite que certaines des caractéristiques mentionnées peuvent pleinement se rapporter à la citoyenneté glocale dont le point focal est tout simplement différent. L’apparition des « glocals » est un phénomène qui attire l’intérêt tout en fournissant des arguments en faveur de l’élaboration d’un cadre théorique de la citoyenneté glocale. Ses origines se placent en 2007 où l’on voit naître le réseau social en ligne glocals.com. Son objectif initial vise à mettre en contact et à faire communiquer et interagir les professionnels hautement qualifiés au sein des migrants actifs à Genève. Actuellement le réseau affirme compter plus de 105000 utilisateurs – des étrangers et des citoyens locaux « internationaux » qui développent des activités à Genève, Zurich, Lausanne, Bâle et Berne. Une communauté en ligne similaire est lancée en 2012 à Hambourg2. Sans doute la naissance de ce type de réseaux en ligne mérite une attention particulière : d’abord en raison de la nature de cette naissance même qui s’avère le résultat d’un activisme civique, libre de l’État et évoluant indépendamment des autorités locales et en deuxième lieu à cause de l’exemple donné d’une autоréflexion impressionnante où les citoyens s’identifient eux-mêmes et par leur propre terme, avant que la théorie soumette à l’étude leur communauté et en formule une définition. La pendule de la citoyenneté ou l’horloge tourne-t-elle en arrière ?3 Longtemps avant l’État-nation dont l’émergence se fait au XVIe siècle, la citoyenneté est considérée comme un signe d’appartenance à la cité. Dans la polis d’Athènes, tout comme dans la respublica de Rome, la citoyenneté se rattache plutôt à un engagement de participation à la gestion des affaires publiques de la cité qu’elle n’est délimitée en termes de localité. Les changements qui se produisent à l’époque de l’Empire romain n’ont qu’un faible impact sur le statut de citoyen, la citoyenneté demeurant toujours associée à l’appartenance de la ville. (Pocock 1998, pp. 31-42). Ce rapport étroit persiste tout au long du Moyen Âge et doit attendre l’émergence de l’État-nation moderne pour subir une modification importante qui s’exprime par l’affaiblissement de l’autonomie locale faisant de la citoyenneté l’une des prérogatives de l’État. En effet, jusqu’au début du XXe siècle les réalités économiques et politiques contribuent à une importante consolidation des États-nations à l’échelle mondiale. Cependant, même dans ce contexte, les communautés urbaines restent le foyer favorable au développement des attributs de la citoyenneté et de la démocratie – un fait qui est souvent laissé à l’arrière-plan. La relation 2 3

Voir plus sur : http://www.meetup.com/Glocals-in-Hamburg/members/ Allusion faite au roman du même nom d’Umberto Eco.

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historique associant la citoyenneté à la ville ne doit pas être négligée et encore moins être absente des réflexions théoriques sur les caractéristiques de la citoyenneté moderne. Pourtant même les recherches les plus récentes sur les dimensions contemporaines de la citoyenneté préfèrent se concentrer essentiellement sur son rapport avec l’État-nation, sans accorder l’attention nécessaire au retour de la citoyenneté vers ses origines au sein de la communauté urbaine – Otova 2014). Évidemment il ne s’agit pas ici d’une reprise fidèle du modèle de citoyenneté remontant à l’époque de la polis antique. La transformation en cours dont on est actuellement témoin se produit dans un milieu social et politique tout à fait différent, fort affecté par les processus de mondialisation et c’est tout juste dans cette rencontre du global et du local que je reconnais l’alliance génératrice de l’esprit de la citoyenneté nouvelle.

Éléments caractéristiques de la citoyenneté glocale La réflexion théorique sur la citoyenneté glocale diffère en nombreux points des théories centrées sur la citoyenneté locale qui accordent la primauté à l’aspect institutionnel par la mise en relief des droits, privilèges et accès aux services publics dont bénéficient les immigrés en tant que partie intégrante de la communauté urbaine, officiellement reconnue par les autorités locales. La citoyenneté glocale se distingue par les formes diverses d’activisme qui prennent le dessus pour y constituer l’accent principal. En d’autres termes, l’aspect institutionnel cède la place à l’aspect civique, les actions « d’en haut » diminuant en importance au profit des actions « d’en bas ». Un des répondants, sélectionnés pour prendre part à mon enquête, avoue : « Je suis actif là où je suis – cela n’a rien à voir avec mon statut… » (25.09.2012, Ciril)

Un autre tente la généralisation: « Je pense que la citoyenneté active n’est nullement influencée par les données figurant dans nos passeports. Après tout, moi par exemple, je suis un citoyen actif sans avoir la citoyenneté bulgare ! » (31.08.2012, Michael).

Les recherches dans ce domaine ont tendance à dévaloriser ce type d’activisme et d’implication bien que les migrants y accordent une importance spéciale. Le local recèle une extraordinaire capacité d’action qui se trouve souvent sous-estimée. À travers les déclarations des répondants on voit apparaître une réalité dont l’existence n’a pas échappé à certains théoriciens. La citoyenneté nationale ne conditionne pas l’existence ou bien l’absence de citoyenneté en général.

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Les recherches de la sociologue Saskia Sassen en fournissent bien d’exemples éloquents, puisés dans des villes cosmopolites comme New York, Londres, Tokyo et Los Angeles. On y découvre la description de la genèse et de l’évolution de nouvelles formes d’engagement politique dans ces villes mondialisées où un taux très élevé de citoyens étrangers, de non-ressortissants, prennent une part active à la vie sociopolitique. Même sans avoir le droit de vote, au moyen de différentes activités de lobbying ou par le recours aux manifestations de rue, les immigrés arrivent à participer au processus décisionnel sur les politiques adoptées par les autorités (Leslie 2004). Le concept de la citoyenneté glocale prend en considération aussi bien l’extension des droits des citoyens que la possibilité des citoyens de revendiquer leurs droits à un niveau supranational. Il trouve son fondement aussi dans le processus presque parallèle où les États-nations confèrent à leurs résidents étrangers un éventail de droits de plus en plus large au point d’être comparable à celui dont bénéficient leurs citoyens, détenteurs de la nationalité respective (Sassen 2002 : 17). Il s’agit bien de processus qui s’associent à la fois à des organisations et activités supranationales et subnationales. Dans le contexte du concept proposé de citoyenneté glocale, je ne peux pas m’empêcher d’évoquer deux phénomènes qui ont attiré mon attention, à savoir les processus simultanés de mondialisation et d’urbanisation de la citoyenneté. Le premier renvoie aux formes de l’activisme global. L’accès immédiat à l’information sur tout ce qui se passe à l’autre bout du monde est sans doute un des effets majeurs de la globalisation et de l’informatisation qui s’étendent sur le temps et sur l’espace où nous vivons. En tant que chercheur j’ai une prédilection pour l’observation des ces types de problèmes ou de questions qui ne se distinguent pas tout simplement par leur grand écho dans le monde entier, mais s’avèrent également les générateurs d’une citoyenneté active dans de nombreux pays, sur des continents différents et dans des milieux aux aspects culturels variés. Des mouvements tels que Occupy Wall Street et le mouvement des Indignés en sont une illustration parfaite. Je considère que le printemps arabe appartient pleinement à ce champ d’activisme transcitoyen. On se rappelle bien la révolte spontanée qui a gagné presque en même temps plusieurs pays. Les gens ont élevé la voix pour protester et s’insurger contre les régimes répressifs, unis dans leur qualité de citoyens par la force mobilisatrice de la solidarité et de l’implication commune. Dans cette même lignée d’exemples j’ajouterais aussi l’évolution de la crise syrienne, qui en 2013 a inspiré beaucoup de mobilisations et de protestations citoyennes dans un grand nombre de pays. De mon point de vue de chercheur, ce qui représentait le plus grand intérêt dans le contexte de la crise, c’était l’activité des migrants syriens à travers le monde. Par le récit de son impressionnant activisme étudiant lors de sa mobilité dans notre pays, un jeune homme participant au programme d’échange

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« Erasmus », et que j’ai interviewé vers la fin de 2012, m’a fourni encore un exemple illustrant l’activisme global : « …si l’on veut changer la situation à fond … on doit avoir une idée bien claire de ce que l’internationalisme pourrait apporter aux gens… car réussir ici en Bulgarie aurait la valeur d’un pas en avant vers la victoire en France aussi, ce serait gravir une marche de plus du rude escalier que représente notre lutte commune… » (François, Sofia, le 23 octobre 2012)

L’autre phénomène qui a suscité mon intérêt de chercheur est connu sous le terme d’« urbanisation des citoyens ». Le monde contemporain est devenu un monde urbain, comme l’affirme la statistique officielle, précisant que pour la première fois dans l’histoire de la civilisation humaine la population urbaine dépasse en nombre la population rurale à l’échelle mondiale4. La ville d’aujourd’hui, la « ville mondialisée » comme l’appelle Saskia Sassen, devient de plus en plus internationalisée, réunissant d’énormes ressources financières et développant ses propres politiques. À mon avis il ne serait pas trop exagéré de dire qu’à nos jours on vit dans un monde global, constitué d’un réseau de villes. Les arguments en appui d’une constatation pareille apparaissent au niveau du discours même, ce qui est bien évident à travers les interviews que j’ai réalisés lors de mes recherches et où l’on entend les répondants dire : « … on pense aller à Lille (NDR : non pas en France), et après peut-être on ira à Montréal (NDR : non pas au Canada) …, je suis pour la première fois à Sofia (NDR : non pas en Bulgarie), j’y suis arrivé(e) de Munich (NDR : non pas de l’Allemagne) … »

Les villes sont devenues des repères identitaires importants sous l’emprise de multiples facteurs, l’affaiblissement de l’État-national y figurant parmi les premiers. Certains sociologues parlent de « dé-nationalisation » de l’espace urbain5. Ce phénomène est particulièrement évident au sein de l’Union européenne. L’internationalisation de plus en plus intense des villes conduit à l’éclosion d’espaces urbains dotés de grandes capacités de développement et de mise en œuvre de politiques innovantes et indépendantes qui constituent parfois des divergences considérables par rapport aux politiques nationales respectives. Impossible de ne pas noter à titre d’exemple que les pratiques d’intégration les plus réussies sont le résultat de stratégies locales adoptées. La conception de la citoyenneté glocale se rattache clairement au même schéma analytique que celui de la citoyenneté dénationalisée, notion formulée par Linda Bosniak. Pourtant l’accent y est mis non sur le statut juridique mais 4

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D’après les données du Fonds des Nations Unies pour la Population (UNFPA), rendues publiques en 2008, plus de la moitié de la population mondiale peut être qualifiée d’urbaine. Voir plus dans Linking Population, Poverty and Development, article disponible sur le site http://www.unfpa.org/pds/urbanization.htm Pour en savoir plus, consulter les ouvrages de Saskia Sassen.

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plutôt sur la vie réelle et aux aspects concrets des citoyens contemporains. Frontières ouvertes et liberté de circulation, droits socio-économiques, droits de vote passifs et actifs à certaines élections, participation à différentes formes d’activité citoyenne : ce sont des acquis accessibles où la possession d’une citoyenneté nationale ne s’impose pas en tant qu’exigence formelle. Un immigré peut bénéficier d’une vaste panoplie de possibilités pour participer à la vie sociale sans nécessairement avoir un statut quelconque ou même dans les cas où il relèverait de la catégorie des sans-papiers. Le droit à une rémunération équitable pour son travail, le droit à la propriété etc. en sont une bonne illustration. Dans ce type de relations certains auteurs distinguent une forme nouvelle de contrat social dont l’existence et les effets sont bien présents sans qu’il soit renfermé dans le cadre réglementaire de la formalisation juridique. Le droit conféré aux migrants sans papiers de demander la légalisation de leur séjour et l’octroi de statut de résidents sous condition d’avoir vécu pendant une période déterminée dans le pays d’accueil, faisant preuve d’un comportement social adéquat et responsable, en constitue un des exemples les plus éloquents. Quoique absente de la législation nationale respective, c’est une pratique courante dans de nombreux pays – de pareilles vagues de régularisation ont été observées en France, en Allemagne, en Espagne, aux Pays-Bas et aux États-Unis. Un regard plus attentif sur les processus d’intégration européenne conduirait à la découverte d’un facteur de plus qui est à l’origine de l’émergence de ce type de citoyenneté. J’ai même des raisons de croire que l’évolution de cette dernière est le résultat manifeste de la politique de longue date des élites européennes en faveur de la formation et du renforcement de l’identité européenne. La représentation en schéma des droits politiques se rattachant à la citoyenneté européenne, met en évidence les dimensions du global et du local – tout citoyen européen a le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales et aux élections au Parlement européen, indépendamment de l’État membre où il réside.

Parallèlement on observe, dans beaucoup de pays européens, une tendance prononcée au rapprochement progressif entre les droits dont bénéficient les citoyens du pays respectif et ceux de ses résidents étrangers,

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dotés de statut de résidents permanents ou de longue durée – rapprochement qui va jusqu’à la mise sur un pied d’égalité. Sans doute la vie des migrants, dans tous ses aspects quotidiens, se trouve sensiblement influencée par l’élargissement de la palette de leurs droits, cette politique faisant partie des efforts de l’Europe démocratique pour combattre les inégalités sociales qui découlent de la citoyenneté. Une des répondantes m’a dit qu’elle n’aurait pas demandé la citoyenneté bulgare si la procédure, réglementant la mobilité transfrontalière des ressortissants de pays tiers dans le cadre de l’Union européenne, n’avait pas été si compliquée. « Longtemps je ne voyais pas une nécessité pour moi d’obtenir la citoyenneté bulgare. Ayant le statut de résident permanent en République de Bulgarie, je bénéficiais de tous les droits exceptés : • le droit de vote (je suis totalement apolitique) ; • le droit d’achat de terres (ce que je pourrais faire tout simplement par le biais d’une société établie en Bulgarie) ; • être fonctionnaire (je ne suis pas attirée par la carrière dans le secteur public). » (Sonya, Sofia, le 12 février 2011)

À ce propos je voudrais rappeler une idée un peu plongée dans l’oubli, qui précède la naissance et l’introduction officielle du concept de la citoyenneté européenne, remontant à l’époque où l’on essaie de réduire et faire disparaître les inégalités sociales fondées sur le statut. Il s’agit bien ici de l’adoption d’une approche centrée sur la localisation, dite « place-oriented »6 dont le lancement au sein du débat européen est essentiellement le mérite de l’association internationale European Citizen Action Service (ECAS) et d’ARNE Group. L’idée consiste à modifier le texte de l’article 8, alinéa 1 du traité de Maastricht en faisant du statut de résident permanent, détenu par des ressortissants des pays tiers, une condition de l’octroi de la citoyenneté européenne au même titre que la détention de la nationalité d’un des États membres, ce qui aurait abouti à la formulation suivante : «…Est citoyen de l'Union toute personne ayant la nationalité ou le statut de résident permanent d’un État membre. »

Quoique les textes du traité d’Amsterdam n’aient pas reflété cette proposition, elle a trouvé son prolongement assez visible à travers la discussion sur les inégalités provenant du statut, entamée dans le cadre de l’Union. L’intensification progressive du débat collectif dans ce domaine n’a fait que favoriser les efforts institutionnels de combattre ce type d’inégalités.

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De l’anglais : « place » – lieu, place et « oriented » – orienté

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J’aimerais laisser à part ce débat, situé au niveau des institutions, pour ramener l’analyse dans le champ de la perspective citoyenne, qui, comme je l’ai souligné au début, présente un intérêt central en ce qui concerne le concept de la citoyenneté glocale. Les observations que j’ai effectuées au cours de mes recherches n’ont conduit à conclure que la citoyenneté glocale est réalisable en pratique. Cette conviction repose sur les assertions présentes dans les nombreux interviews et conversations qui ont accompagné la préparation de ma thèse de doctorat. Bien que pour le moment l’activisme global soit plutôt du domaine de l’exceptionnel y apparaissant comme « un ornement »7, la conscience d’appartenir à une communauté globale est devenue si manifeste qu’il serait très difficile de nier son existence. Plus de la moitié de mes répondants se sont impulsivement déclarés citoyens du monde. « … le monde est devenu trop étroit. Être citoyen du monde n’est plus une excuse mais un fait. Moi, je me sens comme ça… » (Sonya, Sofia, le 12 février 2011) « …oui, je suis un citoyen du monde – au moins dans la mesure où j’ai la possibilité d’agir (NDR : en tant que citoyen) et de me sentir à l’aise partout où je suis ! (Anna, Sofia, le 17 octobre 2012) « On porte notre citoyenneté en nous-mêmes – je suis chez moi partout : pour cela je n’ai pas besoin de me trouver nécessairement au pays où je suis né. » (Michaïl, Sofia, le 31 août 2012) « Je n’ai jamais réfléchi au fait d’être européen – je suis un enfant du monde ! » (Cyril, Sofia, le 25 septembre 2012)

La naissance de ce nouveau type d’identité apparaît comme un résultat logique de la mobilité. Néanmoins j’ai de bonnes raisons de distinguer les éléments d’une relation réciproque dans le rapport établi entre la citoyenneté active et la mobilité. Pour une grande partie des migrants à Sofia la mobilité n’est pas tout simplement une manière de vivre – elle représente à la fois une conséquence et une partie intégrante de leur conscience de citoyens. On pourrait y voir la réponse à une des questions posées à travers mes recherches – le porteur de ce nouveau type de citoyenneté sont les nomades contemporains. J’apporte toute de suite la précision que ce rôle n’est pas réservé exclusivement aux migrants hautement qualifiés. En effet ils montrent une plus grande facilité à se situer verbalement dans le contexte de la glocalisation s’associant 7

Quoique rare on pourrait découvrir un exemple pertinent de ce type d’activité dans le récit du jeune François, cité plus haut, où il décrit son impressionnant activisme étudiant lors de sa mobilité dans notre pays dans le cadre du programme d’échange « Erasmus » : « …si l’on veut changer la situation à fond … on doit avoir une idée bien claire de ce que l’internationalisme pourrait apporter aux gens… car réussir ici en Bulgarie aurait la valeur d’un pas en avant vers la victoire en France aussi, ce serait gravir une marche de plus du rude escalier que représente notre lutte commune… »

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spontanément et sans trop y réfléchir à la citoyenneté glocale, tandis que les autres ont la vie de citoyens glocaux sans s’en rendre compte. L’activité, propre au rythme de la vie urbaine, est un autre aspect de la citoyenneté glocale. Les personnes interviewées en parlent avec aisance car leur vie quotidienne se passe dans ce même milieu, marqué par l’activité. Un certain nombre de recherches dans ce domaine aboutissent à une constatation générale faisant de l’esprit d’entreprise et de l’activisme des caractéristiques qu’on pourrait rapporter bien plus aux migrants qu’aux gens non mobiles. Mes répondants s’inscrivent parfaitement dans cette hypothèse – ils sont tous actifs, informés et ambitieux. Michael vend de la littérature en langue anglaise à un marché aux livres, situé au centre de Sofia. Parfois, fidèle à son intérêt pour le journalisme, il rédige et publie des articles. John enseigne l’anglais dans une école privée. En fin de semaine il organise aussi des séminaires dans un salon de thé en Sofia. En complément, il donne des cours collectifs de ski en hiver et de natation en été. Oren dirige son centre innovant d’expression artistique et d’activités de loisirs, destiné aussi bien aux adultes qu’aux enfants. Il consacre une partie de son temps libre aux activités de la communauté juive de Sofia.

L’essentiel dans tous ces récits est résumé dans les mots d’Anna, qui met un accent particulier sur la responsabilité aussi, car l’activisme ne s’exprime pas uniquement pas l’esprit d’initiative et d’entreprise personnelle. « Je suis un citoyen actif et responsable où que je me trouve… j’en trouve l’explication dans mon éducation aux valeurs démocratiques à qui je dois ma conviction que c’est moi qui porte la responsabilité du milieu où je vis ! » (Anna, Sofia, le 17 octobre 2012)

Facteurs de développement de la citoyenneté glocale Le texte présent a proposé un bref aperçu de quelques facteurs principaux favorisant le développement de la citoyenneté glocale, qui sont complétés et mis en relief ci-dessous : • La mondialisation et surtout l’internationalisation des villes, qui se traduit par leur capacité d’attirer une population étrangère, de mettre à l’œuvre des politiques autonomes et de former des réseaux économiques indépendants ; • L’universalisation des droits fondamentaux de l’homme, accompagnée de l’égalisation des droits civils et des droits individuels ; • Le processus d’intégration européenne et plus particulièrement la volonté à faire disparaître les inégalités provenant du statut, qui conduit en pratique à la mise sur un pied d’égalité du statut de citoyen et de non-citoyen dans le cadre de l’Union ; • L’affaiblissement des États-nations et la crise de la démocratie.

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Conclusion La conception traditionnelle de citoyenneté repose sur les rapports nettement articulés entre l’État et l’individu. À part cet aspect normatif, la citoyenneté d’aujourd’hui s’associe à de multiples aspirations et projections d’ordre individuel. La vie sociale et politique contemporaine n’est plus nécessairement le reflet des dispositions juridiques formelles. Le contexte actuel, comme le fait remarquer Saskia Sassen, encourage des débats qui vont au-delà des limites, droits et devoirs formellement définis de la citoyenneté (Sassen 2002 :7-10). Cette tendance s’exprime assez clairement à travers un véritable renouveau théorique qui se propose la redéfinition du concept de citoyenneté. Nombre de chercheurs sont favorables à l’adoption d’une approche analytique qui opère la distinction entre le statut et le contenu de la citoyenneté. Les processus de mondialisation et d’européanisation, agissant de concert avec l’universalisation des droits de l’homme, contribuent à aggraver la contradiction entre le contenu réel du concept de citoyenneté et son encadrement institutionnel et normatif, provoquant ainsi de nouvelles réflexions sur le concept de citoyenneté dans son ensemble qui vont à la conquête de nouveaux champs analytiques. De nombreux analystes se tournent vers l’élaboration de théories consacrées aux diverses formes de citoyenneté, à savoir la citoyenneté post-nationale, transnationale, cosmopolite etc. Le texte présent a eu pour objectif d’exposer le fondement d’une conceptualisation nouvelle, aboutissant à la découverte d’un nouveau type de citoyenneté - la citoyenneté glocale. Celle-ci est conditionnée par les processus de mondialisation et d’urbanisation, dont l’effet conjugué a été désigné comme le catalyseur principal de son émergence. Ses porteurs sont les gens mobiles, l’activisme civique et l’autoréflexion y faisant figure d’éléments-clés.

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