Le Petit Célinien, 2014. www.lepetitcelinien.com

Sommaire

Céline à Copenhague, le témoignage de Samuelson par Matthias Gadret Complément Propos recueillis par François Marchetti Bibliographie

Louis-Ferdinand CÉLINE à Copenhague Le témoignage du journaliste SAMUELSON « C'est le plus acharné de mes chacals – il voyage entre Paris et Copenhague exprès pour me harceler »

1944. Céline et Lucette, qui viennent de se marier, partent le 14 juin de la gare de l’Est pour l’Allemagne. Baden-Baden, Berlin, Kraenzlin, Sigmaringen seront les passages obligés pour atteindre le but premier de cette fuite : le Danemark, où Céline avait caché avant-guerre chez une amie danoise ses économies converties en pièces d’or. Le couple arrive à Copenhague le 27 mars 1945. Il y occupe un appartement mis à disposition par une amie, Karen Marie Jensen, situé au 20 Ved Stranden. Le premier journal a révéler la présence du couple à Copenhague est l'hebdomadaire Samedi-Soir dans un article daté du 15 décembre 1945. Le 16, c'est au tour du journal danois Politiken de relayer l'information. Le journaliste qui a confirmé l'information à la presse française, c'est Mr Samuelson, correspondant danois de l'Agence France-Presse. En confirmant la présence de Céline à ses collègues parisiens, il va jouer un rôle important dans les poursuites judiciaires que devra affronter l'écrivain, son arrestation et son emprisonnement pendant 18 mois. À partir de cette date, les autorités françaises, qui découvrent ou feignent de découvrir la présence de Céline dans la capitale danoise s'activent... et demandent l'arrestation et l'extradition de l'écrivain. Le 18 décembre 1945, Guy Girard de Charbonnière, envoyé extraordinaire à Copenhague, officialise par lettre la demande d'arrestation demandée par téléphone la veille en fin d'après-midi au

cabinet du Ministre des Affaires étrangères, Gustav Rasmussen 1. La police danoise arrête Céline le 17 décembre 1945 vers 20h. La France envoie un dossier d’accusation si faible que les services danois tergiversent et refusent d’extrader l’écrivain. Il sera libéré en juin 1947 sans être autorisé à quitter le pays et sera logé par son avocat Thorvald Mikkelsen à Klarskovgaard sur les bords de la mer baltique. Il y restera jusqu’à son retour en France en 1951. Voici la retranscription du témoignage de É. Samuelson diffusé sur les ondes de la radio suisse R.T.S. en avril 2012 à l'occasion de la programmation d'une série de cinq émissions consacrées à Céline 2 : « Je reçois un télégramme de Paris me disant qu'on pouvait lire dans la revue France-Dimanche ou Paris-Dimanche3 que Céline se trouvait à Copenhague, si je voulais bien me renseigner et les informer. Alors je me suis adressé à mes collègues dans différents journaux. En face de là où se trouvait Céline, il y avait un journal qui s'appelait National Tidende. Je suis allé voir. Il m'ont dit : "C'est bien simple, il habite en face, Ved Stranden. Alors vous n'avez pas besoin de le chercher très loin." Tout le monde le savait, au fond. Dans la presse en tout cas. Il était connu déjà comme écrivain. Je savais très peu de choses sur Céline. Je savais qu'il avait été considéré par nous, mes amis et mes collègues, comme un collaborateur. Évidemment je n'étais pas très disposé à son égard. Alors, je ne m'en occupe plus lorsque je reçois une nouvelle note de Paris me disant d'aller à l'ambassade pour savoir ce qu'il pensait faire de Céline puisqu'on l'avait trouvé à Copenhague et qu'il y avait un ordre d'extradition contre lui4. Alors je vais voir l'ambassadeur Mr Guy Girard de Charbonnière et je lui dis voilà ce qui m'arrive, que pensez-vous faire ? Il me dit que nous allons le faire arrêter. Je lui demande quand. Il me dit, comme ça tout d'un coup : "Alors Mr Samuelson, vous faîtes le policier, maintenant ?" Je réponds que pas du tout, que j'ai des ordres que j'exécute. Je lui mets les papiers sur la table. 1 Cf. Gaël Richard, Le procès Céline, Du Lérot, 2010, p. 90. 2 « Céline, écrivain et pamphlétaire », RTS, 23-29 avril 2012. Un enregistrement disponible sur www.lepetitcelinien.com. 3 Samedi-soir fut absorbé par France-dimanche en 1955. 4 Cet ordre d'extradition ne date en réalité que du 18 décembre 1945. Cf. Gaël Richard, Le procès Céline, Du Lérot, 2010, p. 90.

Que puis-je faire d'autre ? Je connaissais Céline de nom et un peu de réputation. Évidemment je n'avais pas une sympathie particulière pour lui, mais ce n'était pas mon rôle de faire autre chose que de m'informer. Alors Guy Girard de Charbonnière me dit qu'aujourd'hui, c'est trop tard. Je lui le demande le pourquoi, par curiosité. Il n'est que trois heures. Les bureaux ne ferment qu'à quatre. Il appelle alors son secrétaire, Mr le Comte de la Garde, et lui donne l'ordre de téléphoner au service intéressé. Cela m'a un peu étonné parce que Mr Guy Girard de Charbonnière était lui-même antisémite. Je vous dis ça en privé. Pendant longtemps, il n'a pas voulu me recevoir croyant que j'étais juif. Et j'ai du lui demander un beau jour s'il voulait ou non recevoir le représentant de l'AFP. Je suis retourné dans la quartier où j'ai revu mon collègue, puis je me suis dis que j'allais monter dire bonjour à Mr Céline. Une dame m'a ouvert. Elle paraissait très effarée, effrayée de ce qu'on vienne la voir. Elle me dit que Mr Céline ne peut recevoir personne, qu'il est très malade. À ce moment, la porte s'ouvre et Mr Céline vient vers moi à pas rapides, puis dit : "Non, Monsieur, je ne puis rien vous dire, je suis dans un état effroyable, je suis malade, je suis très malade". Ils répètent en chœur : "Laissez-nous en paix". Je suis parti. J'ai su plus tard qu'il avait été arrêté et qu'il se trouvait dans un hôpital à Copenhague. » Céline, avec toute la mesure qu'on lui connaît, fera de ce journaliste un portrait savoureux : « J'ai refusé comme cela au début avant mon arrestation de recevoir un journaliste danois nommé Simonsen [sic] – depuis il ne me lâche plus. C'est le plus acharné de mes chacals – il voyage entre Paris et Copenhague exprès pour me harceler. Cette gent journaliste est infect »5 « On vous rapporte l'incident du subordonné congédié tout de travers. Il s'agit en réalité d'un journaliste danois, représentant ici une agence de presse et nommé 5 Lettre à Marie Canavaggia du 13 mai 1947, Cahiers Céline 9, Gallimard, 2007, p. 300.

Simonsen [sic] – qui s'était présenté chez moi – la veille de mon arrestation. J'ai refusé de le recevoir – il comptait énormément vous le pensez sur un [sic] interview – Déçu il m'a voué une haine absolue. Il la reporte sur Charbonnière qu'il engueule quand il le peut, publiquement – lui faisant grief de Vichy, prétendant, tout de travers, que nous sommes complices etc... Ce Simonsen est aussi un imbécile »6 Dans ce dernier extrait, Céline fait référence aux attaques du journaliste contre Guy Girard de Charbonnière publiées dans FrancTireur le 27 juin 1946 et dans lequel il accuse le diplomate d'être complice avec Céline et de faire son possible pour empêcher toute extradition en dévoilant ses prétendues sympathies vichystes. Alors qu'il gardera longtemps l'image du féroce persécuteur de Céline, Charbonnière aura à cette époque été largement dénoncé pour sa mollesse. Son manque de zèle pour cette affaire Céline lui vaudra notamment les attaques de L'Humanité en février 1946 et novembre 1947. Gustav Rasmussen, Ministre des Affaires étrangères, enverra pour le soutenir un démenti à la presse et lui affirmera « au cours d'une conversation privée : "Il est vraiment injuste de vous faire supporter le poids de nos propres péchés." »7 Malgré la réception de quelques éléments nouveaux envoyés par la justice française et en invoquant auprès des autorités danoises « l'intérêt très vif que l'opinion publique française porte à l'affaire Céline », Charbonnière restera très étonné de la faiblesse du dossier d'accusation : « Je suis même surpris que, s'agissant d'un collaborateur aussi notoire que Céline, il n'ait pas été possible au Juge d'Instruction de rassembler des témoignages plus convaincants. »8 Samuelson continuera pour sa part à s'intéresser à cette affaire. Le 6 Lettre à Canavaggia, 30 mai 1947, Cahiers Céline 9, Gallimard, 2007, p. 307. 7 François Gibault, Céline, Tome III, Mercure de France, 1985, p. 99. 8 Lettre à Georges Bidault du 21 septembre 1946.

9 mars 1947, il signe un article dans le journal Social Demokraten9 dans lequel il s'interroge sur les tergiversations de la justice danoise et les conséquences d'une extradition : « Il y a bientôt deux ans que les autorités danoises tiraillent pour prendre une décision sur une affaire qui dans son ensemble présente un caractère inaccoutumé et dont le dénouement pourrait arriver à établir un précédent si le Danemark, en tant que nation alliée, allait refuser de donner suite à une demande officielle d'extradition d'un ressortissant appartenant à une autre nation alliée, accusé dans ce pays d'activité nazie pendant l'occupation allemande. » À son grand dam, Céline ne sera pas extradé et évitera probablement le sort de son premier éditeur, Robert Denoël, assassiné à Paris le 2 décembre 1945. Matthias GADRET Mai 2014

9 Reproduit dans Gaël Richard, Le procès Céline, Du Lérot, 2010, p. 135-138.

Complément Propos recueillis par François Marchetti

« C'est par ma faute que la présence de Céline à Copenhague avait été révélé à la fin de 1945. J'étais le représentant de l'Agence France-Presse. Un collègue à Paris m'avait téléphoné pour me demander si c'était vrai que Céline s'était réfugié à Copenhague. Innocemment, j'ai répondu "oui..." La nouvelle s'est alors ébruitée, et Charbonnière m'avait convoqué pour "m'engueuler" : "Quelle affaire vous me mettez sur les bras ! Bien sûr que je savais que Céline était au Danemark ! Mais vous ne pouviez pas vous taire ! Vous avez maintenant déclenché des foudres ! » Témoignage de Samuelson recueilli en 1984 par François Marchetti, retranscrit de mémoire et publié dans David Alliot, L'Affaire LouisFerdinand Céline, les archives de l'ambassade de France à Copenhague 19451951, Horay, 2007, p. 17 ; repris dans D'un Céline l'autre, Robert Laffont, 2011.

Bibliographie

David ALLIOT, L'Affaire Louis-Ferdinand Céline, les archives de l'ambassade de France à Copenhague 1945-1951, Horay, 2007. Louis-Ferdinand CÉLINE, Lettres à Marie CANAVAGGIA, Cahiers Céline 9, Gallimard, 2007. François GIBAULT, Céline, 1944-1961, Cavalier de l'Apocalypse, Mercure de France, 1985. Éric MAZET & Pierre PÉCASTAING, Images d'exil, Du Lérot, 2004. Gaël RICHARD, Le procès Céline, Du Lérot, 2010. Gaël RICHARD, Éric MAZET & Jean-Paul LOUIS, Dictionnaire de la correspondance de Louis-Ferdinand Céline, 3 tomes, Du Lérot, 2012.