Pretty Woman Cendrillon
Quand Cendrillon fait son cinéma, cela fait un carton ! Métamorphose d’un personnage de conte en fille extravertie des années 90.
Contemporaine FRIDA MORRONE
Le film Pretty Woman, sorti en 1990, est une comédie romantique à l’apparence tout à fait banale, de celles dont on connaît la fin dès les premières images. Pourtant, ce fut un grand succès qui lança la carrière de Julia Roberts et relança celle de Richard Gere. L’un des secrets de cette réussite est sans doute son scénario, qui ne se limite pas à nous resservir le déjà-vu de la fille pauvre qui finit par faire un mariage d’amour avec un homme riche. Il est beaucoup plus subtil que cela et il s’appuie sur différents éléments du conte de Cendrillon, grosso modo la version de Perrault avec des touches des frères Grimm. Dans cette variante à la sauce hollywoodienne, il était une fois Vivian Ward, une jeune femme tombée en très modestes conditions. Dans les contes traditionnels, les femmes en bas de l’échelle sociale sont gardiennes d’oies ou de cochons, celles qui ont les tâches domestiques les plus dures et salissantes, des souillons, des cucendrons. Dans la société urbaine américaine de fin du XX e, le niveau social équivalent pour une jeune femme blanche est sans doute
celui de prostituée, les travaux ménagers étant plutôt sous la houlette de la bonne mère de famille (même quand elle peut se permettre une femme de ménage), dont l’image est intouchable. Notre héroïne est une magnifique Julia Roberts rousse aux jambes kilométriques, et si elle arpente le trottoir du Hollywood Boulevard à Los Angeles, c’est parce qu’elle a suivi naïvement un homme dont elle était très amoureuse. Il l’a quittée en la laissant à la rue, loin de sa famille chez qui elle a honte de revenir. Ici, pas de deuil pour une mère morte : le scénario évite soigneusement tout pathos familial préférant jouer toutes les facettes de l’émotion amoureuse. Il y a bien un deuil, celui d’un amour mal terminé. Bien qu’exerçant un métier « sale » qu’elle accepte et assume complètement (la cendre du conte), son cœur est pur : elle ne boit pas, ne se drogue pas, ne traîne pas dans les bars, contrairement à sa collègue et meilleure amie, Kit (la sœur-double des contes, qui fait tout au contraire de l’héroïne). Vivian met de l’argent de côté pour s’en sortir ; est-ce un hasard
si son prénom signifie « pleine de vie » et son nom « gardienne » ? Dans la même ville, en voyage d’affaires, il était aussi une fois Edward Lewis (« le gardien du trésor » et « glorieux combattant »), un prince de la finance puissant et cynique, qui gagne beaucoup d’argent en rachetant des entreprises au bord de la faillite et en les revendant après les avoir morcelées sans aucun scrupule. Accessoirement, il est aussi charmant. Il a le regard noir et le sourire moqueur de Richard Gere dans la fleur de sa maturité. Au début de l’histoire, il ne cherche pas de princesse pour danser le temps d’une fête (ou pour toute une vie), il vient juste de rompre avec sa compagne. Ce soir-là, il quitte seul une réception sur les hauteurs chics de Beverly Hills, mais il ne connais pas le chemin pour son hôtel palace où il séjourne pour la semaine. Il le demande à une prostituée, Vivian justement, qui finit par l’y conduire. Si cette rencontre est plutôt triviale et manque de poésie, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’une rencontre véritable : celle qu’il voit n’est que son « déguisement » la grande oreille - n°59
Cendrillon 118 • 119
Pretty Woman de Garry Marshall, Warner Bros, 1990
professionnel, avec sa perruque blonde, sa jupe ras-les-fesses, ses bottes cuissardes. Touché par sa spontanéité et sa fraîcheur, il lui propose trois mille dollars en tant qu’escort girl pour qu’elle l’accompagne et reste à l’hôtel avec lui pendant toute la semaine, une présence qui faciliterait la clôture d’une négociation difficile. Cette proposition correspond à l’invitation du prince charmant et le scénario suit le conte, avec le premier la grande oreille - n°59
bal : Edward demande à Vivian de l’accompagner à un dîner d’affaires dans un restaurant élégant et lui laisse de l’argent pour s’acheter une robe convenable. La marâtre et les deux sœurs, orgueilleuses et au cœur méchant (Grimm), ressurgissent dans la peau des vendeuses d’une boutique de luxe de vêtements qui la méprisent, la dédaignent et la chassent du magasin en la voyant habillée dans une tenue très, très succincte. « Nous n’avons rien pour vous, il semble que vous vous êtes trompée de magasins » disent-elles dans le film, « [...] Tu n’as pas d’habits, [...]. Tu nous ferais honte » dit la marâtre dans Grimm. Notre Cendrillon pleure et la Fée Marraine court à son secours : c’est le directeur de l’hôtel, qui prend la situation en main. Grâce à lui, Vivian aura une robe sobre et élégante à temps pour le dîner, sans oublier un cours accéléré de bon ton. La vraie première rencontre de Cendrillon et du prince se passe comme dans le conte : habillée, coiffée, maquillée comme il se doit, Vivian est tellement charmante que, quand il l’aperçoit, le cœur d’Edward fait un bond (on le lui lit dans les yeux). Il y a un deuxième « bal », un match de polo, événement mondain considéré aussi glamour qu’une fête dans un palais.
Le troisième « bal » est une sortie féerique juste en honneur de Vivian : Edward l’emmène avec son jet privé à l’Opéra de San Francisco. La troisième est une robe « de princesse » complétée par un collier en diamants et rubis. Quand le couple traverse le hall de l’hôtel pour sortir, « tous [sont] émerveillés par sa beauté » (Grimm), « on [n’entend] qu’un bruit confus : - Ah, qu’elle est belle ! » (Perrault). Pour les deuxième et troisième « bals », sa garde-robe est fournie par la baguette magique universelle de nos temps : la carte bancaire Master Card Gold d’Edward. Il n’y a pas d’horloge qui sonne minuit, mais chaque soir Vivian et Edward couchent ensemble, sorte de retour à la « cendre » après la magie des bals, pour qu’on n’oublie pas qu’elle reste, malgré tout, Cendrillon. Enfin, que les romantiques ne soient pas trop déçus, il n’y aura pas de « pantoufle en verre ni en vair » mais quelques clins d’œil visuels : l’une des premières images qu’on voit de Vivian, c’est un plan rapproché sur ses bottes qu’elle rafistole ; après la première partie du match de polo, les spectateurs (surtout les spectatrices) tassent les mottes de terre soulevées pendant le jeu, avec un plan de beaucoup de pieds bien chaussés. Et, surtout, dès le début, les choses sont claires : Vivian-Cendrillon n’a pas le « pied du rôle ». Lors de leur rencontre, pendant qu’elle conduit la Lotus manuelle de l’avocat d’Edward (celui-ci ne sait pas l’utiliser), elle lui explique que les voitures sportives, avec leurs pédales rapprochées, sont faciles à conduire pour les femmes car elles ont des petits pieds. « À part moi, je fais du 41 » nous informe-t-elle. Cela dit, le prince de la finance aurait
La vraie première rencontre de Cendrillon et du prince se passe comme dans le conte : habillée, coiffée, maquillée comme il se doit.
bien aimé avoir une petite chaussure à faire essayer en tant qu’indice pour remonter à sa propriétaire : à la fin de la semaine et du contrat, Edward laisse partir Vivian sans lui demander son téléphone, malgré l’évident lien sentimental qui s’est maintenant établi entre eux. Quand il s’aperçoit de son erreur, c’est la Fée Marraine qui l’aide, en lui glissant que c’est le chauffeur de la limousine de l’hôtel qui a déposé Vivian chez elle. Voilà que nous avons aussi le carrosse magnifique.
Le mythe de Pygmalion Le réalisateur présente son film comme un mélange du conte de Cendrillon et du mythe de Pygmalion. Qu’il ne m’en veuille pas si je ne suis pas d’accord sur ce dernier point. Pygmalion crée littéralement sa femme, avec ses mains. Après que la déesse Aphrodite lui donne la vie, il l’épouse et, on peut supposer, il lui apprend à vivre dans
le monde. Ici, Edward ne crée pas du tout Vivian, elle « est » déjà, elle sait ce qu’elle veut, elle est à chaque instant consciente de ce qu’elle fait et du monde qui l’entoure. Edward lui apprend juste les codes de sa classe sociale qu’elle ne peut pas connaître. C’est peut-être ce détail qui rappelle le film My Fair Lady, à son tour inspirés de la pièce théâtrale Pygmalion de George Bernard Shaw, sorte d’adaptation du mythe grec dans la société anglaise du XIXe siècle. Par contre, c’est plutôt Edward qui se fait changer et accepte de regarder la vie avec les yeux de Vivian : il prend du temps pour marcher pieds nus dans le parc, il travaille un peu moins, il décide de ne plus démanteler l’entreprise qu’il veut acheter mais de reconstruire son activité. Quant à Vivian, elle a les caractéristiques d’un personnage de conte traditionnel. Elle est entière, n’accepte pas de compromis, ne se laisse pas tenter et éloigner de son chemin par des cadeaux qui la « pétrifieraient »
dans sa situation et ne la ferait pas avancer. Si elle refuse l’offre d’Edward de lui payer un appartement et tout ce dont elle a besoin, si elle demande une officialisation de leur couple, ce n’est pas pour suivre les conventions sociales mais pour être à égalité avec lui dans leur relation, sans être « ni pute, ni soumise ». Elle lui dit : « Je veux plus. Je veux vivre un conte de fée », en étant consciente des difficultés que comporte son rêve. « Vous pourriez, prendre une baraque tous les deux, acheter des diamants et un cheval. Ça arrive, des fois. Ça marche » son amie Kit l’incite à accepter. « Pour qui c’est arrivé ? [...] Donne-moi un exemple d’une fille qu’on connaît pour qui ça a marché. » demande Vivian sceptique. Après une longue réflexion, Kit répond : « Cette salope de Cendrillon ! » La boucle est bouclée. Pretty Woman n’est pas un chefd’œuvre cinématographique, pourtant il a su utiliser les ressorts du conte traditionnel, il a réussi à toucher quelque part des millions de spectateurs et devenir un succès planétaire. Énième version d’un conte qui en a des centaines dans le monde entier, on peut se laisser aller au plaisir de se faire raconter une histoire qu’on connaît déjà par cœur. À (re)voir.
la grande oreille - n°59