Jean-‐Michel Mathonière www.compagnons.info Avignon, le 22 juillet 2015. Cher Monsieur,
à Section CGT au sein de l’AOCDTF à l’attention de Jean-‐Christophe Grellety
J’ai pris connaissance avec un vif intérêt de votre courrier en date du 18 juillet et je vous remercie de la confiance dont vous m’honorez en m’interrogeant. Il ne m’appartient évidemment pas de me prononcer quant aux problèmes que vous me dites avoir rencontrés au sein de l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir et du Tour de France, tant dans votre mandat de délégué syndical que dans l’exercice de votre emploi de formateur. Tous ces problèmes font écho à d’autres dont j’ai pu avoir connaissance au fil des années, depuis le temps que j’étudie et fréquente les compagnonnages, et je suis par conséquent disposé à vous croire. Mais cela est du ressort de la justice prud'homale et non de celui de l’historien et du témoin privilégié que je suis, et je bornerai donc ma réponse aux questions d’ordre historique que vous m’avez posées. Et parce que je ne peux y consacrer trop de temps, et parce que ce n’est pas mon domaine de spécialité quant à l’histoire des compagnonnages, cette réponse sera probablement incomplète. La vocation première de la majorité des compagnonnages — ce pluriel est pour moi essentiel car il traduit non seulement une réalité factuelle (il existe plusieurs mouvements) mais aussi une diversité d’origines et de pratiques — est incontestablement l’exercice de la solidarité entre ouvriers itinérants de la même profession. Solidarité face aux difficultés de l’existence, dont s’inspireront à leur naissance la mutualité et la protection sociale actuelles ; solidarité face au patronat, dont s’inspirera le syndicalisme. C’est tardivement, à la fin du XIXe siècle et surtout durant les premières décennies du XXe que se développera à propos de la nature du Devoir un discours mystico-‐chevaleresque, faisant en quelque sorte écho à la romantique expression employée par George Sand dans son roman Le Compagnon du Tour de France : « le tour de France, c’est […] la chevalerie errante de l’artisan ». Les archives conservent la trace de formidables grèves, par exemple celle des charpentiers de Paris en 1845, dont les compagnons sont les organisateurs et les forces vives. Mais à la fin du XIXe siècle, au fur et à mesure que naîtront les syndicats ouvriers, la mésentente entre ces derniers et les premiers ira grandissant dans certains métiers, notamment les charpentiers, principal corps compagnonnique en nombre et en ancienneté. Deux raisons principales à cela : d’une part, les compagnons ne sont pas des jusqu’au-‐ boutistes vis-‐à-‐vis des patrons car nombre d’entre-‐eux savent qu’ils le seront à leur tour une fois leur Tour de France terminé, l’anarcho-‐syndicalisme d’alors leur étant par conséquent incompréhensible ; d’autre part, afin de recruter, les syndicats auront besoin de se démarquer nettement des compagnonnages et mèneront quelquefois des combats anti-‐compagnonniques, telle la publication par l’Union des charpentiers de la Seine et la CGT des fameux livres Comment on devient compagnon du Devoir (1907) et Le Compagnonnage, son histoire, ses mystères, signé Jean Connay (1909), qui divulguent et ridiculisent les rites de réception des charpentiers du rite Soubise, rites qui, à cette époque, s’apparentent davantage aux pires bizutages que l’on connaisse qu’à des épreuves « chevaleresques ». Cette publication reste, aujourd’hui encore, une plaie ouverte pour les compagnons charpentiers. Il convient toutefois de nuancer, en remarquant qu’à l’inverse, les compagnons maréchaux-‐ferrants du Devoir, corps au
Lettre de Jean-‐Michel Mathonière à la section CGT au sein de l’AOCDTF, 22 juillet 2015.
2
moins aussi important en nombre que les charpentiers, cultivent pour leur part au début du XXe siècle un lien très fort avec le syndicalisme. Arrive la Grande Guerre… Comme l’ensemble de la société, les compagnonnages en ressortent extrêmement affaiblis, entre la perte d’une génération à cause des morts et les difficultés du recrutement durant les années suivantes, les mentalités ayant irrémédiablement changé. Certains Compagnons ont mis à profit ce cataclysme pour réfléchir à l’avenir de leurs sociétés, dans un esprit d’ouverture. Plusieurs vieilles sociétés se regroupent alors en fédérations intercompagnonniques régionales ou locales, auxquelles participent plus ou moins les sociétés « non du Devoir », c’est-‐à-‐dire le « Devoir de Liberté » (menuisiers et serruriers « Gavots », charpentiers « Indiens ») et l’Union Compagnonnique des Devoirs Unis, ces deux courants étant très marqués par le message pacifiste lancé par Agricol Perdiguier (lui-‐même Gavot) dans les années 1840, message lui-‐même influencé par l’idéal républicain et maçonnique. Mais le Front Populaire n’aura pas le temps de faire le consensus au sein du monde ouvrier, dont les Compagnons d’alors se sentent pleinement membres, qu’éclate la guerre de 1939. Aux idéaux progressistes du Front Populaire, la droite catholique soutenant le régime de Vichy oppose des valeurs « traditionnelles », au premier rang desquelles le travail. C’est dans ce contexte-‐là que s’ouvre l’histoire de l’AOCDTF, qui tend à balayer d’un revers dédaigneux de la main les organisations l’ayant immédiatement précédée. Il est d’autant plus difficile de résumer en quelques lignes l’histoire de la naissance de l’AOCDTF qu’il est en permanence nécessaire de démêler le vrai du faux, et surtout le à moitié vrai du à moitié faux car, dès le tout début, il est à mon sens très clair pour un regard expérimenté qu’il y a eu manipulation, instrumentalisation, propagande. Si l’on en croit le discours officiel de l’AOCDTF, Jean Bernard entre « providentiellement » en contact, grâce à des amis de sa famille, avec le maréchal Pétain et lui explique, le 8 octobre 1940, qu’il ne faut pas confondre le compagnonnage et la franc-‐maçonnerie, cette dernière étant sous le coup de poursuites en tant que société secrète, tant par les Allemands que par les autorités de Vichy. Le même jour, convaincu par Jean Bernard de l’innocuité du compagnonnage, Pétain adresse un courrier aux Compagnons du Devoir pour les inviter, en tant qu’élite ouvrière, à collaborer avec lui à l’œuvre de redressement national. S’ensuivent plusieurs voyages de Jean Bernard et de quelques Compagnons pour convaincre les autres Compagnons des plus importants sièges de la zone libre et de la zone occupée, des réunions avec les conseillers du maréchal, etc., qui aboutissent, d’une part, le 1er mai 1941 à Commentry à la signature par Pétain d’une Charte du Compagnonnage qui définit les grandes lignes d’un compagnonnage « rénové » ; d’autre part, le 8 juillet 1941, à la création officielle de l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir et du Tour de France ; enfin, le 22 juillet 1941, à la parution du premier numéro du journal Compagnonnage, qui, seul organe de presse compagnonnique autorisé, servira de support très efficace à la propagande de l’AOCDTF. Le 19 septembre 1941, le Secrétariat à la Jeunesse attribue une subvention de 90 000 francs à l’AOCDTF, première d’une longue série de subventions — dont certaines de la cassette personnelle du maréchal. Le 25 octobre de la même année, le gouvernement de Vichy nomme les membres d’un Conseil du Compagnonnage, Jean Bernard étant le « Premier Conseiller », et onze Compagnons dont Jean Bernard sont alors décorés de la Francisque. Il n’est que de parcourir les premiers numéros du journal Compagnonnage pour voir combien l’AOCDTF s’inscrit parfaitement bien dans l’idéologie du gouvernement de Vichy. Et il n’est que de lire les commentaires de nombreux Compagnons d’aujourd’hui à mes publications sur Facebook touchant à ce passé-‐là pour voir combien une majorité adhère toujours à ces pièges idéologiques
Lettre de Jean-‐Michel Mathonière à la section CGT au sein de l’AOCDTF, 22 juillet 2015.
3
populistes, à ces idées simplistes tellement nobles en apparence qu’il s’avère quasi impossible de les contester sans passer pour un être ignoble ! Travail ! Famille ! Patrie ! On ne peut qu’adhérer aux concepts… mais au regard de l’histoire, cela appartient à la même phraséologie perverse que le « Arbeit macht frei » (Le travail rend libre) au-‐ dessus de l’entrée des camps de concentration ! Ce qu’il est extrêmement important de comprendre, en attendant qu’une publication établisse une histoire complète et correctement analysée de cette période de l’histoire compagnonnique1 et de cette personnalité controversée2, c’est que Jean Bernard n’est en aucun cas un simple personnage providentiel qui se serait trouvé là par hasard au bon moment — ainsi que tend à le faire croire la communication compagnonnique. En fait, lorsqu’il rencontre officiellement Pétain, il n’est pas encore Compagnon tailleur de pierre (métier qu’il n’a au demeurant jamais véritablement exercé), mais tout juste Aspirant, ayant été qui plus est seulement « adopté par correspondance » le surlendemain de la réunion des Compagnons Passants tailleurs de pierre de Bordeaux du samedi 13 avril 1940. En revanche, il fréquente le milieu compagnonnique et cherche à y entrer depuis plusieurs années, probablement dès 1936, en réaction au Front Populaire. Il est petit-‐fils et neveu de compagnons tailleurs de pierre du Devoir. C’est par le biais de son travail de graveur d’un Évangile selon saint Jean, commencé d’imprimer en 1933 et achevé en 1936, et à la suite d’un article à ce propos d’Emmanuel de Thubert qu’il entre en contact au printemps 1937 avec le trésorier des Compagnons Passants tailleurs de pierre de Bordeaux, Joseph Magrez. C’est avec lui qu’il commence à échafauder le projet d’une « rénovation » du compagnonnage, dès février 1938. Du 17 au 27 septembre 1938, à l’invitation de l’Arbeit-‐Front hitlérien, il participe à un voyage d’étude à Nuremberg, en compagnie de quelques Compagnons dont Charles Mauhurat, La Droiture de Luxey, un Compagnon Passant tailleur de pierre de Bordeaux qui deviendra le directeur du journal Compagnonnage à sa création en 1941. En novembre 1938 il fait le compte rendu de ce voyage dans la revue Atlantis, qui semble avoir été co-‐organisatrice de ce voyage3 avec l’Association des Professions françaises. C’est donc en réalité un idéologue catholique, porteur d’un projet de rénovation très « droitier » du compagnonnage, qui va profiter de son réseau familial et amical, ainsi que 1 . La thèse de doctorat d’université (Toulouse II) de François Icher, publiée sous le titre Les compagnonnages en France au XXe siècle, éd. Jacques Grancher 1999, est une bonne base documentaire, mais elle manque quelque peu pour cette période de recul critique, et quant aux sources documentaires, et quant à leur analyse. Son mémoire de maîtrise, consacré spécifiquement à la question de la « rénovation » du compagnonnage sous l’Occupation, était pourtant prometteur sur le plan de la documentation. On reste finalement en effet sur l’idée que, bien que criticable, Jean Bernard a été un personnage providentiel. C’est en revanche un travers auquel échappe très nettement Christian Faure dans sa communication du 10 mars 1984 à la « Journée ruraliste », intitulée « Vichy et la “rénovation” de l’artisanat : la réorganisation du compagnonnage », Bulletin du centre d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, Lyon, n° 3-‐4, 1984, pp. 103-‐117 (document téléchargeable sur internet). J’adhère totalement à sa brillante analyse, à laquelle ne manque finalement que l’étude du passé politique et philosophique de Jean Bernard, qui viendrait en l’occurrence parfaitement appuyer et éclairer son travail. 2. Les deux ouvrages spécifiquement consacrés à Jean Bernard appartiennent indiscutablement à la littérature hagiographique et ne témoignent d’aucun recul critique : Jean Bernard, La Fidélité d’Argenteuil, témoignages, édité par la Fondation de Coubertin en 2003 ; Jean d’Alançon, Le Compagnonnage de l’an 2000 ; essai sur la pensée de Jean Bernard, rénovateur du Compagnonnage, éd. L’Harmattan (avec le soutien de la Fondation de Coubertin), 2001. 3. Ses liens avec cette revue « celto-‐occultiste » et son milieu seraient très intéressants à étudier plus en profondeur. Son fondateur, Paul Le Cour, manifeste un profond attrait pour l’antisémitisme et pour l’idéologie aryenne du national-‐socialisme. De nombreux articles et dossiers de cette revue ont été consacrés aux « traditions » du compagnonnage, jusqu’aux années 1990.
Lettre de Jean-‐Michel Mathonière à la section CGT au sein de l’AOCDTF, 22 juillet 2015.
4
son appartenance probable au Parti Social Français de François de La Rocque, pour rencontrer le maréchal Pétain. Ayant rejoint Lyon en août 1940, le contact se fera par le biais du docteur Ménétrel, médecin du maréchal et élève des médecins lyonnais Gallavardin et Froment qui ont soutenu Jean Bernard auprès des autorités religieuses pour l’édition de son Évangile selon saint Jean (un exemplaire sera personnellement offert en 1936 à Pie XI, à la demande de Jean Bernard). Il est en fait probable que l’entrevue du 8 octobre 1940 a été précédée de plusieurs rencontres avec les conseillers du maréchal Pétain car il est pour le moins étonnant de voir cette « première » rencontre déboucher le jour même sur ce fameux courrier où le maréchal demande l’appui des Compagnons à son projet de redressement national, via une sorte de mission confiée à Jean Bernard (sans que celui-‐ci soit au demeurant explicitement nommé). Jean Bernard est peut-‐être moins en l’occurrence l’acteur unique que la cheville ouvrière d’un milieu extra-‐compagnonnique qui a trouvé là l’opportunité de démaçonniser et désyndicaliser le compagnonnage afin de s’en servir comme fer de lance d’une politique de réhabilitation du travail et du corporatisme. À cet égard, on n’a pas assez souligné dans les études compagnonniques le fait que la fameuse Charte du Compagnonnage s’inscrit, au demeurant marginalement, dans un projet beaucoup plus vaste du régime de Vichy, celui de la Charte du Travail, précisément lancée elle aussi le 1er mai 19414. Par ailleurs, on soulignera que ce qui a motivé Jean Bernard à rencontrer le maréchal, ce serait selon lui le fait que l’occupant considérait les associations de compagnonnage comme des organisations secrètes et qu’elles auraient été menacées de dissolution et de poursuites car assimilées à des organisations maçonniques. Or, cette présentation des faits est en grande partie erronée, voire trahit nettement une volonté de manipulation : en réalité, la loi du 13 août 1940, du gouvernement de Vichy, interdit les associations secrètes mais ne mentionne pas explicitement les obédiences maçonniques. C’est le décret du 19 août 1940 qui précise que les associations visées sont la Grande Loge de France et le Grand Orient de France. Et c’est seulement le 27 février 1941 qu’un nouveau décret mentionne deux autres obédiences maçonniques, le Droit Humain et la Grande Loge Nationale Indépendante. Les sociétés compagnonniques ne sont pas mentionnées et un avis du Conseil d’État du 18 mars 1941 précise d’ailleurs que les associations compagnonniques ne sont pas concernées par cette épuration5. En fait, le jour même de leur arrivée à Paris, le 14 juin 1940, les Allemands ont apposé les scellés sur les portes du Grand Orient de France et des principales loges et obédiences. Mais les Allemands pourchassent moins les francs-‐maçons qu’ils ne cherchent à confisquer leurs archives et trésors historiques : il y a la croyance bien ancrée chez les Nazis que les francs-‐maçons détiennent la clé du trésor des Templiers et/ou celui des Cathares de Montségur ! Exactement comme pour ce qui concerne la « question juive », on s’aperçoit à l’examen des documents et de la chronologie des faits que les chasseurs les plus enragés ne sont pas tant les Allemands que les Français… Il y a une véritable légende urbaine chez les Compagnons qui prétend que les Nazis ont confondu Francs-‐maçons et Compagnons, à cause de cette loi sur les sociétés secrètes et aussi à cause de la ressemblance des emblèmes (compas et équerre entrecroisés), et qu’ils ont opéré des descentes et des perquisitions dans les sièges compagnonniques. À ma connaissance, pour l’essentiel, il 4. Il est à mon sens symptomatique du caractère marginal que possède en réalité le compagnonnage dans l’esprit de Pétain de constater qu’il n’en est fait nulle mention dans cette Charte du Travail. 5. Mais c’est peut-‐être suite à l’action de Jean Bernard et de ses acolytes auprès de Pétain. Cette question de la mise sous surveillance et des poursuites réellement engagées contre les sociétés compagnonniques, par confusion avec la franc-‐maçonnerie dans un premier temps, nécessiterait un travail de documentation archivistique objectif.
Lettre de Jean-‐Michel Mathonière à la section CGT au sein de l’AOCDTF, 22 juillet 2015.
5
s’agit d’une confusion, peut-‐être soigneusement entretenue, avec les descentes et perquisitions opérées dans les loges maçonniques où en effet, durant l’entre-‐deux-‐ guerres, les sociétés compagnonniques ont souvent profité des locaux pour faire leurs réceptions. Mais les loges n’étaient en aucun cas les sièges de ces sociétés compagnonniques et les prêts de locaux par les francs-‐maçons ne traduisaient pas nécessairement une forme de subordination entre les deux organisations. Dans tous les cas de figure, il est extrêmement important à souligner que ne figure aucune archive provenant de sièges compagnonniques dans la masse considérable des archives volées par les Nazis lors des perquisitions menées dans les loges maçonniques, puis prises aux Allemands par les Soviétiques et restituées à la France (elles sont conservées sous le nom d’« Archives Russes » au Grand Orient de France). Ce qui tend à démontrer, à mon point de vue, le peu d’importance et d’envergure de ces fameuses poursuites… On pourrait aussi relativiser la question de la « Collaboration », en considérant, ainsi que tente de le faire admettre les propos de nombre de Compagnons à cet égard, que Jean Bernard était comme la majorité des Français de cette époque peu ou prou un admirateur naïf du vainqueur de 1918… Rien de plus, sauf à considérer que tous les Français étaient des « collabos » ce qui serait bien évidemment tout aussi caricatural que de considérer qu’ils auraient été tous Résistants dès 1943. Mais comment expliquer le fait qu’en 1942, il publie sous le pseudonyme (éventé) de « Maître Jacques » un article dans les Documents maçonniques, de sinistre mémoire, où il dénonce l’Union Compagnonnique et les Compagnons du Devoir de Liberté comme étant des organisations sous influence maçonnique ! Il est en fait malheureusement très clair que, ce faisant, il collabore activement à une politique de répression susceptible de mener certains Compagnons dans les camps de concentration. D’un côté, il y a donc un discours officiel de Jean Bernard qui tend la main aux Compagnons du Devoir de Liberté et à l’Union Compagnonnique s’ils veulent bien se satisfaire d’un strapontin dans l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir « rénové », de l’autre, il y a sans cesse des coups bas visant à les marginaliser et à les discréditer, voire, comme c’est le cas par le biais de cette dénonciation masquée, à les éliminer en les faisant passer pour des crypto-‐maçons. Il n’est pas certain que si ce fait avait été clairement établi et invoqué à la Libération, Jean Bernard soit sorti « blanchi » des accusations de collaboration que certains Compagnons n’ont pas manqué de porter mais qui ont été balayées avec dédain. On soulignera à cet égard que la plupart des collaborateurs des Documents maçonniques ont été jugés coupables, beaucoup ayant été condamnés à mort. En fait, mon hypothèse de travail si j’avais à poursuivre un jour cette recherche sur un plan plus académique, serait que Jean Bernard et ses acolytes de la droite dure de l’époque ont profité de l’occasion, c’est-‐à-‐dire de la débâcle et de l’instauration du gouvernement de Vichy, pour agiter l’épouvantail maçonnique et pour mener à bien leur projet, déjà ancien, de totale démaçonnisation des compagnonnages. Et dans le même temps, de désyndicalisation puisque l’allié du franc-‐maçon dans le célèbre complot judéo-‐maçonnique, c’était évidemment le « bolchevique » ! Cela rejoint pleinement le travail publié par Christian Faure en 19846, à la différence que je pense qu’il s’agissait d’un véritable programme d’infiltration-‐manipulation (termes plus exacts me semble-‐t-‐il que « rénovation »), élaboré dès avant la guerre, et non simplement d’opportunisme. Ce ne sont là que quelques aperçus car la genèse et les premiers pas de l’AOCDTF mériteraient, je pense l’avoir mis en évidence ici, une étude très fouillée, 6. Voir la note 1.
Lettre de Jean-‐Michel Mathonière à la section CGT au sein de l’AOCDTF, 22 juillet 2015.
6
hyperdocumentée afin de lutter contre toutes les manipulations et relectures de l’histoire, sans concession mais juste car il ne s’agit évidemment pas de reproduire les exactions de l’Inquisition et de déterrer le cadavre de Jean Bernard pour le juger. Mais il me semble essentiel que les héritiers de ce compagnonnage « rénové » puissent avoir une vision claire des tenants et aboutissants, de manière à affronter l’avenir en chassant si possible définitivement les vieux démons de l’antimaçonnisme et de tout ce qu’il draine inévitablement d’antisémitisme, d’homophobie et d’intolérance en général. Cela assainirait également les relations avec les deux autres grands mouvements compagnonniques, l’Union Compagnonnique des Devoirs Unis, d’une part, et, d’autre part, la Fédération compagnonnique des métiers du Bâtiment (fondée en 1952 à la suite de la fusion, en 1945, des compagnons charpentiers du Devoir et du Devoir de Liberté, qui ont refusé de s’inscrire au sein de l’AOCDTF et d’obéir aux diktats de Jean Bernard). J’espère avoir répondu par ces quelques pages à une partie de vos interrogations. Je me suis efforcé de rester sur le terrain de l’histoire et de ne pas déborder sur l’actualité, quand bien même mes opinions et mon expérience personnelles m’incitent à considérer en effet que la direction actuelle poursuit à bien des égards les aveuglements idéologiques de son père fondateur, Jean Bernard. Ainsi, pour ne citer que ce seul exemple, je peux formellement attester du fait que lors de ma collaboration à la rédaction d’un fascicule de l’Encyclopédie des métiers, dans les volumes Maçonnerie et pierre de taille, consacré à l’histoire des compagnonnages de maçons et de tailleurs de pierre, c’est un antimaçonnisme pour le moins obtus (ou, présentation « jésuitique » de la chose, la peur de l’antimaçonnisme de certains lecteurs !) qui a conduit les responsables éditoriaux à opérer d’intolérables censures dans mon texte — c’est-‐à-‐dire la suppression systématique des quelques passages où était employé le terme de « loge maçonnique », quand bien même je parlais là de la franc-‐maçonnerie opérative et non de la franc-‐maçonnerie spéculative — ce qui m’a amené à refuser de signer mon travail ainsi dénaturé, finalement publié sous l’indication suivante : « d’après des recherches de Jean-‐Michel Mathonière », après que l’AOCDTF eût cherché à le publier sous la signature du correcteur. On me reprochera certainement de profiter de l’occasion que vous m’offrez ici pour régler des comptes personnels avec l’AOCDTF, mais vous comprendrez sans peine à l’évocation de l’exemple ci-‐dessus qu’il est en effet des comptes qui nécessitent d’être réglés, non seulement pour soi-‐même mais aussi pour l’honneur du Compagnonnage, ce dernier étant fort heureusement non limité, n’en déplaise à certains, à la seule AOCDTF ! Compte-‐tenu de tout ce qui précède et bien qu’il ne m’appartienne pas, comme je l’ai déjà souligné en préambule, de me substituer à la justice prud’homale pour tout d’abord établir la véracité et l’objectivité des faits, je ne suis hélas absolument pas surpris des comportements et propos de la direction de l’AOCDTF envers la CGT que vous me décrivez. En fait, au regard de ce passif historique, c’est un comportement positif qui serait au contraire étonnant et peu crédible ! Même si l’on peut espérer que les immenses qualités des Compagnons, en général, puissent un jour prochain leur permettre de surmonter ce passif et de venir généreusement nourrir de leur expérience l’incontournable évolution du monde du travail, que l’on soit patron ou salarié. Vous souhaitant de faire reconnaître vos droits ; Bien cordialement.