e-Phaïstos Revue d’histoire des techniques / Journal of the history of technology

Revue semestrielle Volume II – N°1 Juin 2013

e-Phaïstos Revue d’histoire des techniques / Journal of the history of technology

Éditée par le Centre d’Histoire des Techniques Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Direction de publication : Anne-Françoise Garçon

Rédacteur en chef : Benjamin Ravier-Mazzocco Secrétariat : Laure Ciccione et Régis Couillard

Comité scientifique : Serge Benoit, Ana Cardoso de Matos, Michel Cotte, Sophie Desrosiers, David Edgerton, Marcela Efmertova, Sylvia Figueirôa, André Grelon, Liliane Hilaire-Perez, Hélène-Timpoko Kiénon-Kaboré, Michel Pernot, Antoni Roca-Rosell, Eric Rieth, Claudio Zanier Comité de rédaction : Guy-Grégoire Awono-Zinga, Yann Bencivengo, Gwenaelle Bourdin, Patrick Féron, David Groussard, Manisha Iyer, Vincent Joineau, Ivan Lafarge, Nicolas Pierrot, Valérie Luquet Correspondants internationaux : Mohamed Ali-Dakkam (Maghreb), Carlos del Cairo Hurtado (Amérique du Sud), Deborah Cvikel (Israël), Li Guo (Chine), Manisha Iyer (Inde), Daniel Jaquet (Suisse), Yumiko Ohyama (Japon), François Wassouni (Afrique noire), Yanqiu Xu (Chine)

Adresse électronique : [email protected] Adresse postale : e-Phaïstos - Centre d'Histoire des Techniques Centre Malher 9, rue Malher 75004 Paris

e-Phaïstos Revue d’histoire des techniques / Journal of the history of technology

Revue semestrielle Volume II – N°1 Juin 2013

© Centre d’Histoire des Techniques Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Centre Malher – bureau 504 9 rue Malher, 75004 Paris

Impression : service de reprographie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Dépôt légal : décembre 2013 ISSN : 2262-7340

Éditorial Éditorial Anne-Françoise Garçon Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Eh non, il ne s’agit pas d’Histoire des Sciences…. Ce numéro d’e-Phaïstos, centré sur les machines, relève bien de l’Histoire des Techniques. Ce dont il est question ? Fondamentalement de l’historicité de la pensée technique. Attention toutefois : il ne s’agit pas de mettre à jour les formes prises par la pensée sur les machines, dans une période donnée, le fameux « de… à… ». De la préhistoire à nos jours ?? Le contenu du dossier, qui couvre de fait ce champ chronologique, montre combien l’approche est fallacieuse. Considérer sous l’angle de la seule évolution, une telle ampleur chronologique revient soit à faire de l’histoire, une anthropologie, ce qu’elle n’est pas ; soit à créer un artefact historique en subsumant sous une temporalité unique, l’enchevêtrement des temporalités situées. Point d’historicisme donc, nous savons combien il est dangereux, tant la « philosophie spontanée du savant », historien compris, démêle difficilement encore progression temporelle et progrès. La tentation est plus grande encore lorsque l’étude traverse le moment de fondation de la pensée scientifique moderne au XVIIe siècle, tant la césure « Révolution scientifique » simplifie l’approche, et donne aisément sens, en marquant du sceau de l’inéluctable, l’avant, « préscientifique », « empirique », comme le serait la technique, et l’après, raisonné, solidement mathématisé, en dépit de variantes diversement appréciées, technologiques ou pire, techno-scientifiques… Point d’historicisme donc, ici, entendons : point de Lois données par l’histoire, encore moins de Raisons e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013 p.3

venues de la seule évolution historique et qu’elle aurait engendrées. Mais, la volonté d’élaborer une ontologie, en quoi consiste aussi le devoir d’histoire, l’analyse et la compréhension d’expériences historiques construisant les voies humaines de la connaissance, pour paraphraser H. G. Gadamer. C’est là, le postulat fondateur de l’histoire intellectuelle des techniques. Dans ce cadre, cette livraison d’e-Phaïstos travaille à comprendre et à expliquer comment et pourquoi la pensée européenne a expérimenté entre XVIe et XVIIIe siècle, un discours technique neuf sur les machines, en quoi cette approche neuve s’est inscrite dans une anthropologie cognitive, qu’il a possiblement contribué à enrichir, en quoi enfin, ce moment fondateur a pu fournir à distance les potentialités d’autres avancées cognitives, plus récentes, plus contemporaines, ou tout simplement, autrement situées.

Sommaire

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e-Phaïstos Revue d’histoire des techniques / Journal of the history of technology Sommaire Dossier thématique : Savoirs et sciences sur les machines Coordonné par Benjamin Ravier-Mazzocco Introduction : Hélène Vérin

Mécaniser la perspective : les instruments entre pratique et spéculation. Pascal Dubourg-Glatigny p. 23 La diffusion de l’innovation technique entre le XVe et le XVIe siècle : le cas Léonard de Vinci. Pascal Brioist p. 34

e-Phaïstos – vol. II – juin 2013 p. 5

Un ouvrage nous a appris François Sigaud, Comment homo devint faber Lu par Cyril Lacheze p. 97

Positions de thèse Des formes à consommer. Claire Leymonerie

p. 105

L’école des producteurs. Stéphane Lembré

p. 111

p. 49

Émergence simultanée d’une représentation systématique de la machine et de la société des agents économiques à l’orée du XVIIIe siècle. Yannick Fonteneau p. 58 Calculer une machine au XVIIIe siècle. Bernard Delaunay

Discussion on the History of Technology of Traditional Chinese Alcohol Brewing. Jian Feng et Guo Li p. 87

p. 9

Mais d’où vient la technologie ? Ce qu’en apprennent les écrits des philosophes européens entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Anne-Françoise Garçon p. 14

Existe-t-il des machines préhistoriques ? Michel Pernot

Un objet, une technique

p. 73

Horizons internationaux Les savoirs gestuels investigués : l’expérimentation des arts entre histoire des techniques, archéologie et histoire culturelle. Daniel Jaquet p. 119

Abstracts

p. 125

Dossier thématique : Savoirs et sciences sur les machines Coordonné par Benjamin Ravier-Mazzocco

Savoirs et sciences sur les machines

Introduction Hélène Vérin CNRS, Centre Alexandre Koyré

Ce dossier thématique est consacré aux actes de la journée d’étude « sciences et savoirs sur les machines : histoire et perspectives » qui s’est tenu le samedi 3 mars 2012 au centre Malher1. Les organisateurs proposaient de réfléchir tout particulièrement sur l’écart entre les savoirs que requiert la machine et les apports de la science des mécaniques, abstraite et insuffisante à rendre compte de « cet artifice humain complexe et qui se doit d’être efficace ». « Savoir définir une force n’est pas forcément comprendre comment elle s’applique, se distribue, se dissipe dans un ensemble de mécanismes complexes ». L’approfondissement de ce premier constat devait conduire à s’interroger sur cet écart, surtout sur les savoirs mis en œuvre dans la conception de machines, et plus généralement sur ce que peut être « penser la machine ». Parmi les textes retenus dans ce numéro d’ePhaïstos, pour représenter les travaux de cette journée d’étude, deux d’entre eux portent sur les XVe et XVIe siècles, pour l’essentiel italiens, et deux autres inscrivent leur étude dans cette période décisive pour l’histoire de la mécanique et de la science des machines que fut la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle. Ces derniers articles sont tous deux centrés sur les activités des mécaniciens de l’Académie des Sciences de Paris. Un autre article ouvre la question de l’existence de machines préhistoriques. Enfin, avec une réflexion renouvelée sur ce qu’il fallait entendre à l’époque moderne, sous le mot « technologie », Anne-Françoise Garçon nous propose de prendre une distance vis-à-vis de ces questions sur les machines. « Nous évoluons, écrit-elle, dans e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013 pp. 9-13

une culture qui classe la « machine » dans la catégorie des objets scientifiques, analysable par les mathématiques ou la physique. Mais cette approche n’est pas celle des hommes des XVIe et XVIIe siècles qui inventent et développent la pensée sur les machines, et, dans le même temps, à côté, inventent et développent la science mathématique ». Et elle en appelle à « comprendre réellement ce qui se passe autour des machines et de la pensée technique en général, telle qu’elle s’élabore à ce moment-là ». Ce souci de situer la représentation des machines dans le contexte plus large d’une culture mécanique datée est présenté ici, et d’abord sous la forme d’un questionnement sur les mots et les définitions. Il faut pouvoir déterminer précisément ce que l’on entend par « machine » à l’époque considérée et pour ce faire, non seulement en trouver la définition dans un dictionnaire contemporain, mais encore, la rapprocher de celle des autres artifices dont il faut la distinguer parce qu’ils en sont proches : instrument, dispositif... C’est à quoi s’applique Pascal Dubourg-Glatigny à partir du Dictionario della Crusca, avant d’entrer dans le vif de son sujet : la mécanisation de la perspective à l’aide d’instruments. Pascal Brioist, quant à lui, a l’ambition de mettre en lumière le milieu et même les milieux dans lesquels et à partir desquels ont émergé les savoirs propres aux machines dont témoignent et rendent compte les manuscrits de Léonard de Vinci. C’est en particulier, celui des artisans

10 qui transmettent un savoir acquis plus ancien, perfectionnent, voire inventent. Or ils n’ont pas laissé de traces écrites ; mais, signale Pascal Brioist, nous disposons aujourd’hui d’un Glossario Leonardiano, « glossaire des termes toscans utilisés par Léonard pour décrire les machines à partir du vocabulaire des métiers » : coup double, non seulement le sens sera ancré dans le tissu des vocables de l’époque, mais encore dans celui des métiers donc au cœur de l’enquête. Évidemment pour poser la question : « existe-til des machines préhistoriques » et y répondre, l’archéologue ne dispose pas des mêmes atouts, en particulier langagiers, que ces historiens et il lui faut reconstituer le sens, raccorder le mot et la chose, à partir des acquis de sa discipline. Le premier souci de Michel Pernot pour aborder les machines préhistoriques est de proposer une définition assez précise de ce qu’il faut entendre par « machine », et pour cela il confronte et définit relativement, les termes approchants que sont : dispositif, appareil, mécanisme en s’appuyant sur le TLF, c’est-à-dire sur un dictionnaire qui nous est contemporain. Son objectif est de répondre à la question : quand commence la machine ? entendons : à partir de quel degré de complexité un dispositif mécanique ou un instrument acquiert-il le statut de machine ? c’est-à-dire répond à la définition du TLF : « objet fabriqué, complexe, capable de transformer une forme d’énergie en une autre et/ou d’utiliser cette transformation pour produire un effet donné, pour agir directement sur l’objet du travail afin de le modifier selon le but fixé ». Mais très vite Michel Pernot est amené à simplifier sa définition et propose « ensemble de pièces qui constituent un tout et concourent à un but d’ensemble. Ce but est atteint par une action dynamique qui met en jeu un travail mécanique ». Cependant, c’est l’entrée : « concepts, actions, dispositifs » de sa première partie qui va lui permettre de travailler les trois termes qu’il a précédemment définis, et de travailler à partir d’eux, pour construire son exploration de la mécanique préhistorique et répondre à

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la question « existe-t-il des machines préhistoriques ? » ; il est intéressant de noter que Michel Pernot est conduit à élever son interrogation au niveau de concepts pour pouvoir analyser les dispositifs et déterminer leur statut. N’est-ce pas à cause de la position d’archéologue, de préhistorien, à cause des types de données dont il dispose, qu’il est conduit à cette définition a priori étrangement platonicienne : « une machine peut alors être vue comme un assemblage de concepts mis en œuvre à travers des dispositifs ». Cette définition ne correspond-elle pas à sa position scientifique face à son objet d’étude ? Pour rester dans cet ordre de réflexion sur l’objet « machine », sur le sens, sur les mots, les concepts et les définitions préalables, l’article de Yannick Fonteneau comme son titre d’ailleurs l’annonce : « Émergence simultanée d’une représentation systémique de la machine et de la société des agents économiques à l’orée du XVIIIe siècle » prend le parti du surplomb conceptuel et d’un anachronisme audacieux. S’appuyant sur deux mémoires d’Antoine Parent (1704 et 1732) qui remettent en cause la mécanique jusqu’alors en œuvre dans la conception et le perfectionnement des machines, il y discerne ce fait notable, l’apparition d’une « représentation systémique de la machine ». C’est donc ici à l’aune d’une approche postérieure à la cybernétique des années 1950 que la conception de la machine développée à l’Académie des sciences en particulier par A. Parent, est rapportée par Y. Fonteneau à celle d’« entité rétroagissant sur ellemême ». Ce modèle, il affirme le retrouver dans les écrits de Pierre de Boisguilbert, qui « en vient à concevoir ce qu’on n’appelle pas encore la société des agents économiques comme un système, une entité rétroagissant sur elle-même ». Autrement dit, ce recours à la cybernétique est central dans le parallèle qu’il établit entre la mécanique de Parent et l’administration du Royaume selon Boisguilbert – ceci, si l’on s’en tient à ses déclarations inaugurales. Traitant de la même période et à partir des travaux de Parent, Bernard Delaunay nous propose un

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exemple de ce que peut être « calculer une machine au XVIIIe siècle ». mais son éclairage va être beaucoup plus ancré dans le concret de la période historique, d’abord parce qu’il demeure attentif au déroulement des arguments et des raisons des académiciens dans leur travail d’expertise de machines – ici une nouvelle pompe à faire construire sous la dernière arche du pont au Change – mais aussi parce qu’il s’efforce de rester en phase avec leurs méthodes et les concepts mis en œuvre. Ce qu’il nous démontre est l’effet en retour de ces expertises sur la conception des machines, nous allons y revenir. Cette rapide évocation nous invite à approfondir la question : qu’est-ce qui est pertinent pour comprendre ce que représente la machine à un moment historique donné ? Or, il faut bien reconnaître que parfois la pertinence tient aux aléas de l’historiographie : l’historien peut être porté par le souci de rectifier des idées reçues dont la pertinence, pour une raison ou une autre, est en train de perdre de son évidence. C’est le cas ici de l’article de Pascal Brioist. La figure de « Léonard de Vinci », il faut bien le reconnaître, est une sorte de monstre historiographique qui a servi bien des idéologies, et tout particulièrement celle de l’inventeur génial, caricature toujours renaissante. C’est précisément contre la fabrique de cette figure que Pascal Brioist mène son enquête. Une enquête à caractère sociologique – faire apparaître les emprunts de Léonard à ses prédécesseurs et contemporains, « la masse des inventeurs anonymes » mais cette ambition le conduit à envisager pour ce faire un « réexamen systématique des machines léonardiennes ». Selon une démarche que plus généralement il revendique, une histoire sociologique des sciences et des techniques ne saurait se passer des exigences d’une approche plus conceptuelle et en quelque sorte internaliste. Ce dont il témoigne ici. Pour Michel Pernot, la question : comment accéder à une connaissance de ce que peut être une machine préhistorique induit une réflexion sur les techniques et leurs instruments « dans l’action »,

11 c’est-à-dire non pas du point de vue de leur invention mais de leur usage. La question de l’invention, si elle demeure présente, se pose alors sur le mode de l’enquête sur les chronologies, dont Michel Pernot signale les difficultés et l’extrême prudence qu’elle requiert. C’est ce qui le conduit à aborder le machinisme antique. Le monde romain « fourmille de machines » écrit-il, mise au point importante quand on sait la pérennité de l’idée d’un monde antique pauvre en machines car pléthorique en esclaves. C’est du même point de vue de l’usage plutôt que de l’inventeur ou l’innovation que Pascal Dubourg examine les machines de perspective. Il met ainsi en évidence la mécanisation de l’opération de dessin assistée par ces machines et comment en quelque sorte dessiner devient « rationaliser le réel » – agir selon les règles géométriques que l’instrument rend sensibles. Mais il montre aussi comment du même coup dessiner devient une activité machinale, qui n’exige pas de connaissance de la perspective de la part de l’opérateur. Remarques qui rejoignent celles de Galilée sur l’utilité des machines qui permettrait une économie des capacités de juger chez les opérateurs. Selon ce qu’il en dit dans ses Mécaniques, cette utilité n’est pas tant d’augmenter les effets pour une même force déployée, (ce qui est impossible) mais de la distribuer autrement dans l’espace et le temps et surtout de remplacer par les agencements du dispositif mécanique, les opérations qui exigeraient le recours au jugement humain pour parvenir au même effet. Ainsi, on pourra faire agir des animaux ou même des forces inanimées – eau, vent2. Il se trouve en effet que ces articles portent historiquement sur une période à l’intérieur de laquelle est apparue avec la physique mécaniste, un renouvellement profond de la science des mécaniques et les débuts d’une véritable science des machines – dont Antoine Parent, on le sait, fut l’un des principaux instigateurs. Il ne faut donc pas s’étonner si la dernière question « de quels outils dispose-t-on alors pour penser les machines ? » qui

12 porte sur les conditions de leur conception est plus directement abordée par Bernard Delaunay et Yannick Fonteneau. Tous deux partent du même texte de Parent : son mémoire de 1704 et en particulier de ce paragraphe où Parent détermine son propos par rapport à celui des mécaniciens qui l’ont précédé. Il écrit : « Toute la perfection que les plus habiles machinistes ont pu atteindre s’est bornée à les mettre d’abord en équilibre avec la charge qu’il s’agissait de faire monter et à diminuer ensuite au hasard cette charge ou à augmenter le rayon de quelqu’une des roues (…) ou (…) quelque chose d’équivalent afin que la puissance motrice l’emportant sur la charge, elle mît la machine en mouvement ; encore le nombre de ces savants machinistes est-il très petit ». Ce texte méritait en effet d’être en quelque sorte mis en exergue car il énonce l’ordre de connaissance dans lequel se situe la recherche de Parent : celui de la perfection, c’est-à-dire du possible, mais il dit aussi sur quel principe fondamental reposent les interventions techniques des machinistes qui l’ont précédé : celui de l’équilibre des forces, c’est-à-dire de la mécanique héritée de l’antiquité. Jusqu’à quel point ces machinistes que Parent juge habiles et savants, sont-ils déjà guidés dans leurs choix par la mécanique des machines simples et de leur agencement réglé dans des machines3 ? Selon Bernard Delaunay, Parent décrit ici ce qui correspond à un « régime opératoire pratique » : on construit la machine, puis on la règle par tâtonnement. L’intervention des Académiciens conduit à inverser le processus : on calcule l’effet à obtenir de la machine, puis on la construit selon une démarche qu’il nomme « régime opératoire technologique ». Mais à lire de près son article, on se rend compte que les choses sont bien moins tranchées. C’est lui-même qui nous le signale : les académiciens ont d’emblée un préjugé favorable envers l’auteur de la machine, ce qui fait qu’ils vont passer peut-être légèrement

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sur certaines vérifications ; les mesures qui fondent leurs calculs demeurent en partie approximatives – sans parler du frottement ; enfin on ne sait pas jusqu’à quel point ces calculs interviennent dans le dimensionnement des éléments de la machine. On sait cependant que ce dernier demeure alors très largement à l’appréciation du charpentier. La pratique des académiciens n’a donc pas rejoint ce qui, selon Yannick Fonteneau est « l’ambition de l’Académie, telle qu’elle s’exprime chez un Fontenelle ou un Parent dans des accents très cartésiens (…) réduire les phénomènes observables à des procédures mentales mathématiques, signant l’identité des représentations théoriques et de la réalité elle-même ». Si Bernard Delaunay nous montre bien ce qu’il en est dans la pratique, la question est aussi : Est-ce vraiment la position de Descartes sur « la pensée de la machine » ? Étant donné l’anti-cartésianisme à la mode, je ne saurais me priver ici de lancer quelques remarques empruntées pour l’essentiel à Georges Canguilhem dans son premier grand article « Descartes et la technique »4, publié en 1937, avant l’essor de la cybernétique. En effet, Fontenelle et Parent sont des cartésiens. Si l’on s’en tient à Parent, ce qui le distingue et situe son œuvre dans l’épistémologie cartésienne, c’est comme nous l’avons vu qu’il s’est précisément attaqué à « la plus grande perfection possible des machines », à ce qui, dans la machine, relève jusqu’alors du possible et de ses degrés et non pas du certain. Or l’écart maintenu par Descartes entre la science des mécaniques, qui, rappelons-le, relève traditionnellement des mathématiques mixtes, et les techniques de conception-construction des machines est l’écart entre ce qui d’une part, peut faire l’objet de démonstrations et donc relève du nécessaire théorique, et d’autre part, ce qui demeure de l’ordre du possible technique. Ce que rappelle Georges Canguilhem permet de comprendre comment le travail d’A. Parent s’inscrit dans le courant cartésien. Canguilhem note que « Descartes aperçoit très clairement, dans le passage de la théorie à

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H. Vérin –Introduction

la pratique, des « difficultés » que l’intelligence supposée parfaite ne saurait par elle-même résoudre » de sorte qu’il a pu parler de la « pratique qui ferait honte à la théorie », prôner dans certains cas, le tâtonnement empirique, et dans le célèbre passage du Discours (VI) affirmer l’impossibilité d’une déduction intégrale des effets à partir des causes, ce qui le conduit à « admettre l’obligation de venir au-devant des causes par les effets »5. Autrement dit de recourir aux outils du travail synthétique : induction, comparaison, analogie, tâtonnement empirique. Si selon Descartes, « la conscience du possible technique nous est donné par la connaissance du nécessaire théorique »6, poursuit Canguilhem, il n’en demeure pas moins que l’analyse ne saurait suffire pour concevoir et construire une machine parfaite ; pour agir dans ce « possible » il y faut une action synthétique, à quelque degré, inanalysable. « Si dans bien des cas la pratique fait honte à la théorie, c’est parce que « l’application des corps sensibles les uns aux autres », disons toute synthèse technique, doit normalement inclure, opérant sur des espèces de corps dont la déduction ne peut être intégrale, de l’imprévisible et de l’inattendu »7 C’est à ce possible technique que Parent se propose d’étendre le domaine du calcul. En quoi il est bien, à l’Académie des sciences, dans la classe des mécaniciens.

La journée d’études a été organisée avec l’aide du BQR de l’université Paris 1, du LabEx HASTEC (PRES Hésam), et de l’EA 127 (université Paris 1). Le programme de la journée d’étude est disponible sur Calenda : http://calenda.org/206930. Les interventions ont été enregistrées et les podcasts sont disponibles sur le site du Centre d’histoire des sciences et d’histoire des techniques : http://epi.univ-paris1.fr/ 59339217/0/fiche___page libre/&RH=epi-571-MM0002v26&RF=epi-571-MM0002v227. 1

Par ailleurs, l’intervention de François Vatin sur la mécanique industrielle a fait l’objet d’un entretien, qui sera publié dans ePhaïstos, II-2, décembre 2013. MERSENNE Marin, Les Mechaniques de Galilée Florentin…traduites de l’Italien par L.P.M.M., Paris, Henry Guenon, 1634. Reprint dans MERSENNE M., Questions inouyes, Fayard, 1985. GALILEI Galileo, “Le Mechaniche”, Le Opere di Galileo Galilei, Edizione Nazionale a cura di A. Favaro et I. Del Lungo, Firenze, Barbèra, 1890-1909, t. II, pp. 155 et ss. 2

On peut remarquer que le compte-rendu de ce Mémoire dans l’Histoire de l’Académie des sciences est beaucoup plus clair làdessus : « jusqu’ici l’on n’a su calculer les Machines, que pour l’état de l’équilibre (…) cet état d’équilibre trouvé, il est bien sûr que la machine sera mise en mouvement, & exécutera l’effet qu’on lui demande, pour peu que l’on augmente soit la puissance, soit la vitesse, ou que l’on diminue le poids ou la vitesse », année 1704, p. 116-117. 3

Travaux du IXe congrès international de philosophie, Paris, Hermann, 1937, TI, fasc. II, p. 77-85. Cf aussi GUILLIN Vincent, « Les études cartésiennes de G. Canguilhem », Cahiers philosophiques, 2008/2 (N° 114), p.65-84. 4

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id., p. 82.

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id., p. 81.

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Savoirs et sciences sur les machines

Mais d’où vient la technologie ? Ce qu’en apprennent les écrits des philosophes européens entre XVIe et XVIIIe siècle1 Anne-Françoise Garçon Centre d’Histoire des Techniques (CH2ST/EA 127) Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

Je remercie vivement les organisateurs de cette journée d’étude sur les machines, de me donner l’occasion de vous présenter une recherche effectuée en 2010, à la demande de nos collègues Michel Faucheux et Joëlle Forest de l’UMR 5600 de l’INSA Lyon. Avec différents chercheurs de disciplines diverses, nous avions été invités à revisiter le sens du terme technologie de manière à mieux appréhender son impact actuel. L’ouvrage qui en est résulté, New Elements of Technology2, est désormais paru et je ne saurais trop en recommander la lecture. Ma contribution a consisté à dresser l’histoire du mot « technologie » avant son utilisation par Johann Beckmann (1734-1811) à la fin du XVIIIe siècle, avant donc son application au savoir industriel3. Je commencerai par une brève approche historiographique. L’étude phare sur le sujet demeure « Les commencements de la technologie » publiée conjointement en 1968 par Jacques Guillerme et Jan Sebestik4, et récemment rééditée dans les Documents pour l’histoire des techniques5 avec deux textes inédits : une nouvelle introduction de Jan Sebestik et un texte très stimulant d’Hélène Vérin sur le statut de la technologie6. Fondateur, le travail de J. Guillerme et J. e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013 pp. 14-22

Sébestik a gardé une grande partie de son actualité. Le projet était totalement novateur pour son temps. « La technologie, expliquent les auteurs dans les premières lignes de leur essai, est prise ici d’abord dans le sens qui détermine globalement son champ, comme un discours sur la technique, et l’histoire qui en est tentée ici est celle d’une discipline scientifique, ou tout au moins du projet de traitement scientifique, ayant pour objet les opérations techniques. Mais il ne s’agit pas non plus de remonter, comme l’a fait Alfred Espinas, aux origines de la technologie. Notre recherche se propose de saisir ses commencements : son objectif principal est de détecter l’introduction du mot, la définition du concept et l’entrée de la discipline dans l’univers scientifique, de déterminer le moment qui l’instaure en introduisant ainsi une coupure dans l’apparente continuité de l’évolution historique »7. Hélas les bornes chronologiques, « arbitrairement commencée[s] à l’année 1666, date de la fondation de l’Académie royale des sciences, et achevée en 1867, année de publication du Capital »8, enfermaient excessivement la recherche autour de son objet, « la constitution du discours sur les opérations techniques comme discours de type scientifique »9.

A-F Garçon – D’où vient la technologie ?

Un choix compréhensible, à la fin des années 1960, économiquement et culturellement dominées par la puissance industrielle et l’idée de progrès continu s’y référant. Vingt ans plus tard, en 1984, la question de l’évolution des concepts de technique et de technologie était remise en chantier dans un atelier collectif organisé par le programme « Science-TechnologieSociété » du CNRS et publié dans les Cahiers S.T.S., avec pour titre « De la technique à la technologie »10. Jan Sebestik soulignait en introduction une situation demeurée à peu près à l’identique : « La technologie fait-elle partie de l’histoire des sciences, de l’histoire des techniques ? Si on la définit comme science des opérations techniques, son histoire est celle de la manière dont les hommes perçoivent, décrivent et analysent leur situation en tant qu’agents qui transforment la nature. À vrai dire, elle n’a même pas été tentée, encore aujourd’hui, elle est à l’état fragmentaire (…) »11. Et d’observer : « Si l’intérêt d’une telle histoire nous paraît incontestable, la multivocité de la technologie rend plus incertaine la démarche de l’historien. Elle impose une scrupuleuse analyse sémantique du terme », à laquelle s’attachèrent dans leurs articles Jacques Guillerme et Günter Ropohl 12. La pensée systémique était alors en pleine élaboration. Elle demeura refoulée par les historiens, qui ne s’y reconnaissaient pas, non sans raison pour une part. Bien maîtrisée néanmoins, disons correctement bordée, elle invite à d’autres approches que la pure détermination chronologique13. Les mots, les faits, les relations entre les personnes, les modes de structuration des sociétés, économiques, politiques, techniques, etc., sont retravaillés, revisités en permanence dans les divers contextes historiques, et ces reprises, ces ré-interprétations peuvent et doivent être étudiées en tant que tel, en comparant le traitement de l’objet d’étude dans des époques et des lieux différents, en privilégiant le « moment » en lieu et place de la « période ». L’historien n’a pas pour seule mission de

15 mettre à jour une évolution chronologique, d’explorer et d’interpréter un contexte donné dans une période fixée. Il lui revient aussi d’expliquer comment d’une époque à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’une période et d’un contexte à l’autre, les sociétés, groupes historiques et individus se sont saisis des manières de faire, des procédés, des savoirs, tous objets structurants, les ont interprétés, les ont utilisés diversement. Un exemple parmi d’autres : la standardisation technique. Tous, spontanément, nous la référons à l’époque industrielle. Et tous, naturellement, nous plaçons son historicité à l’horizon des XIXe et XXe siècles. Or, Michel Pernot14, ici présent, travaille avec ses étudiants sur cette grande période de standardisation technique qu’a été l’Empire romain15. Ce n’est donc pas le monde industriel qui a inventé le fait ! L’histoire de la standardisation est beaucoup plus riche16… Et la question fondamentale qu’elle pose est moins celle de son invention par l’industrie que celle de son invention par tel ou tel type de société… Il est certain que la capacité générique de l’homme à inventer et à définir des formes de production et d’échanges, à les faire circuler, à les hybrider et à les transmettre, déborde largement de sa manifestation dans un type de société, aussi complexe soit-elle, et de son expression en un lieu et dans une période. Du coup, ce sont bien deux réalités que l’historien est susceptible de mettre à jour et discuter : l’une générique, structurelle, relevant de formes essentielles présentes dans le bagage culturel fondamental de toute société humaine – et le besoin de standardisation pourrait en faire partie ; l’autre, locale, conjoncturelle, signant l’interprétation qui s’en fait dans l’hic et nunc, en fonction des contraintes diverses, naturelles et culturelles, en fonction aussi de l’aptitude naturelle et culturelle à échanger, transmettre et hybrider17. Avec, en corollaire, la question du « moment » créatif ou interprétatif, et donc l’analyse de ce que certains types de structures, groupe profession-

16 nel, institution pédagogique, par exemple, peuvent avoir de fonds communs et de particularités lors de phases spécifiques de leur histoire : mise sur pied, confrontation à de nouveaux régimes de la pensée opératoire, nécessité (ou non) de légitimation sociétale, etc. Ce qui vaut pour la standardisation, vaut pour la technologie. Voilà en effet un terme qui apparaît, prend un certain sens, puis plusieurs ; et ces sens se sédimentent, se déportent, se réinventent, et s’adaptent à d’autres réalités. Pour autant, le sens premier, tel qu’il s’est construit au XVIIe siècle, n’a jamais été perdu. La technologie, telle qu’on la considère actuellement, renoue avec des aspects de la technologie telle qu’elle s’est construite au XVIIe siècle. Pour aller vite : la technologie est née comme une philosophie de la connaissance, une approche scientifique des savoirs qui s’est déportée à la fin du XVIIIe siècle vers les Métiers, puis l’industrie, et qui renoue actuellement avec son sens général, dans ce moment où, précisément, la philosophie cognitive cherche à développer des structures d’élaboration de la connaissance. Cela étant, pourquoi placer la technologie dans une journée d’étude sur les machines ? Essentiellement pour prendre du recul dans notre manière d’approcher la pensée sur les machines. Nous évoluons dans une culture qui classe la « machine » dans la catégorie des objets scientifiques, analysable par les mathématiques ou la physique. Mais cette approche n’est pas celle des hommes des XVIe et XVIIe siècles qui inventent et développent la pensée sur les machines, et, dans le même temps, à côté, inventent et développent la science mathématique. Et pour penser les machines, ils utilisent à côté de l’aspect quantitatif, un aspect qualitatif qui se rapporte, lui, à la philosophie de la connaissance. Cette distinction est essentielle pour qui veut comprendre réellement ce qui se passe autour des machines et de la pensée technique

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en général, telle qu’elle s’élabore à ce moment là. Il est évident qu’en Europe occidentale, quelque chose de la relation à la technique se modifie à la Renaissance. L’émergence de l’imprimerie, qui fut bel et bien une technologie de rupture, provoqua un réagencement dans la compréhension et la définition des savoirs, jusqu’à la construction d’une pensée scientifique neuve mais aussi d’une pensée technique renouvelée et l’élaboration concomitante d’une pensée technologique. Cela est-il propre à l’Europe ? Pour aller dans le sens des questions posées précédemment, il serait intéressant de voir ce qu’il en a été de la mise en place d’une pensée technique stricto sensu, voire d’une pensée technologique dans les espaces asiatiques. Je pense à la Chine, mais aussi au Japon et à l’Inde. Il serait tout aussi intéressant d’envisager cette question d’une pensée technique, d’une pensée technologique, différente de notre pensée européenne moderne, pour les mondes grecs et romains. Dans l’Europe occidentale des XVe et XVIe siècle, cette pensée nouvelle de la connaissance emprunte à Cicéron trois grands concepts, qu’elle utilise de façon inégale et dans des temporalités différentes. Un de ces grands paradigmes empruntés à Cicéron a été celui de la réduction en art (« in artem redigere »), qui a donné in fine nos manuels, pour aller vite. Il s’agissait de rassembler en une somme cohérente des savoirs dispersés de manière à assurer leur permanence et leur transmission par l’écrit 18. Il faut y ajouter le concept de « topique »19 beaucoup plus ésotérique à nos yeux, également développé par Cicéron et dont G. Vico s’est fait le porteur. Le troisième grand concept, c’est celui de « technologia », de technologie20. L’usage de la topique est venu d’abord, qui a été recouvert par la pratique de la réduction en art ; puis la technologie est venue, qui s’est construite pour partie en opposition à la réduction en art 21. Quels sont les hommes de cette construction épistémologique autour du terme « technologia » ? Il y a

A-F Garçon – D’où vient la technologie ?

d’abord Pierre de la Ramée – Ramus – (1515-1572), professeur au Collège Royal disparu lors de la SaintBarthélemy. Puis on bascule dans l’espace allemand, et notamment dans le milieu des réformés. Le premier à retravailler en profondeur le concept, c’est Johann Heinrich Alsted (1588-1638), professeur de théologie et de philosophie à Herborn, dans l’actuelle Hesse puis à Weissenbourg, l’actuelle Alba Iulia en Roumanie. Alsted va profondément influencer la philosophie allemande, et la philosophie européenne jusqu’à Leibniz et Ch. Wolff. Et il eut entre autres pour élève le grand pédagogue John Comenius (15921670). Dans son Encyclopaedia Cursus Philosophici en sept volumes, publiée à partir de 1630, H. Alsted pose les bases cognitives de la philosophie allemande en particulier, et européenne en général. C’est le premier à donner une théorie de la technologie. Un puritain britannique, William Ames (1576-1633) se saisit de la pensée d’Alsted, la développa dans son ouvrage intitulé Technometria22 paru en 1633 à Londres. La pensée des trois hommes Alsted, Ames et Comenius aura un impact profond sur les puritains de la Nouvelle-Angleterre. Cette transmission aura tant de succès que la technologie sera une des épreuves, la thèse technologique, imposée aux étudiants de l’université d’Harvard jusqu’au XIXe siècle. Le dernier grand personnage de cette histoire, c’est Christian Wolff (16851754), philosophe allemand de grande renommée, le plus pratiqué avant Kant, mathématicien, comme l’était Ramus, mais aussi un logicien, il influença profondément la philosophie européenne de son époque. Une grande partie du travail philosophique de ce continuateur de Leibniz, marqué par Newton et influencé par Descartes, consista à distinguer entre ontologie (Philosophia prima sive ontologia, 1728), logique (Philosophia rationalis sive logica, 1730) et philosophie pratique (Philosophia practica universalis, pars prima, 1738 et pars posterior, 1739). Son influence est beaucoup plus profonde que ne le lais-

17 sent supposer J. Guillerme et J. Sébestik dans leur analyse. Diderot par exemple a beaucoup emprunté à Francis Bacon. Mais il a aussi beaucoup emprunté à Christian Wolff, et l’a directement utilisé pour rédiger l’article « Art » de l’Encyclopédie. Tels sont les quatre piliers de cette pensée technologique qui s’élabore à partir du XVIe siècle. Nous sommes principalement dans le milieu des réformés allemands puis anglais, calvinistes le plus souvent, milieu de philosophes et de pédagogues exerçant dans des universités nouvelles, avec un besoin pressant de former des cadres pour la nouvelle religion… et la nouvelle Angleterre. Qu’est-ce alors que cette technologie ? Jessica Wolfe, dans son ouvrage Humanism, Machinery and Renaissance Litterature 23, explique qu’au XVIe siècle le terme renvoie non à la mécanique, mais aux méthodes rhétoriques et philologiques. Guillaume Budé, dans ses Commentarii Linguae graecae, parus en 1529, lui donne pour définition : « de arte dissero », l’art de l’artifice verbal. Le Lexicon Graecolatinum de Jean Crespin, paru à Genève en 1562, renchérit en ce sens : « sermo & ratiocinate de arte, artificiosa ratio ». Et le Dictionnaire Grec-Latin de Marcus Hopper, paru en 1563, en fait une « artificiosa nomenclatura ». Le champ lexical est donc nettement celui de la « raison artificieuse », à la fois complexe, habile et ingénieuse, identique en tout point à celui attribué à peu près dans ces mêmes années aux machines dans les théâtres du même nom24. La technologia, comme l’ingenium, relèvent et témoignent de l’habileté et de l’ingéniosité intellectuelle que le XVIe siècle européen valorise et développe. Seule change l’application, construction d’énoncé dans le premier cas, construction d’engins dans le second. « Nomenclature artificieuse » : on sait que Ramus, grammairien autant que mathématicien,

18 a fondé une méthode de pensée et d’énonciation reposant sur l’organisation dichotomique des savoirs 25. C’est en tant que grammairien qu’il s’intéresse à la technologie, dont il fait l’édification raisonnée d’une pensée sur la langue et par conséquent l’outil indispensable pour appréhender les modes de pensée, avec cette idée fondamentale à l’époque, que pour bien comprendre les savoirs, il faut connaître et comprendre la langue dans laquelle ils s’expriment. Chez les Ramistes, la technologie devient l’apparat critique qui complète la grammaire : dictionnaire et/ou glose, collection de commentaires. Nous sommes là dans les débuts de ce grand mouvement de grammatisation qui va occuper l’Occident jusqu’au XIXe siècle26 et s’avérer déterminant dans la construction mondiale des savoirs. H. Alsted, philosophe et pédagogue réformé comme l’était Ramus, reprend l’affaire à son compte, mais il la développe différemment, tout particulièrement dans son « Livre deuxième de l’Encyclopédie, présentant la technologie, c'est-à-dire la science des propriétés, ordre et nombre des disciplines ». Pour bien comprendre les savoirs, il ne suffit pas, à ses yeux, de comprendre la langue et de faire de la grammaire, il faut définir une manière de comprendre la connaissance elle-même. Mais, comment faire pour « connaître la connaissance » ? H. Alsted propose quatre outils de pensée, qui tous relèvent du logos, de la parole raisonnée donc : l’hexilogie, la technologie, l’archélogie et la didactique, cette dernière consistant en des instructions sur l’exposé des trois premières. L’hexilogie, c’est la science des habiletés. Elle renvoie en fait à l’étude des habitus, c'est-àdire, explique H. Alsted, l’analyse des manières de penser. L’archélogie (qui n’est pas notre archéologie) vient du grec « archein », « ce qui commande ». C’est donc pour le philosophe, la science des principes constitutifs de tout savoir, qui comprend, selon les catégories aristotéliciennes, leur essence et leurs

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causes : but, moyen, matière et forme. Et la technologie, qu’en fait-il ? La science de la technè, terme sur lequel je vais revenir. Le but de la technologie c’est d’envisager les caractéristiques, l’ordre, et la division des savoirs. Comme il est naturel à cette époque-là, Alsted procède par questions-réponses, et met donc en place un interlocuteur fictif, qui s’interroge : « Pourquoi mettre la technologie avant l’archélogie ? Pourquoi mettre la division des savoirs avant leurs principes ? ». Alsted s’en explique clairement : « Parce que dans l’archélogie, je dois exposer les principes régulateurs systématiquement, et pour ce faire, il faut que les disciplines soient connues »27. Donc la technologie caractérise les disciplines les unes par rapport aux autres, dans un mouvement que l’on sent profondément ramusien ; et l’archélogie les définit intrinsèquement en tant que disciplines fonctionnant par elles-mêmes. La technologie ne s’intéresse pas aux modalités de l’intellect ; cela relève de l’héxilogie, de l’analyse des habitus. Elle ne s’intéresse pas aux principes non plus. Elle s’intéresse à leur manière d’être, leur ordre, leurs divisions ; elle est ordonnancement, catégorisation. William Ames rajoute à ce premier état de la technologie, à cette technologie conçue comme un outil de connaissance, l’idée que c’est une science de l’action. Il y place le praxein28. Non seulement il faut savoir comment les disciplines sont organisées, mais il faut savoir comment elles sont organisées de façon à agir efficacement. Ce qu’il faut comprendre, et qui devrait être médité dans notre actualité, c’est que l’efficace ici n’est pas défini par la seule réussite, mais par une relation esthétique / réussite. On qualifiera facilement la pensée de W. Ames de pensée morale et, certes elle est à placer au fondement de l’utilitarisme et du pragmatisme américains, mais ce serait oublier dans les profondeurs, l’impact de l’augustinisme 29, et plus loin encore le kalos kagathos grec : quelque chose qui réussit, c’est quelque chose qui a aussi une

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belle allure. C’est dans ce sens que l’on va faire travailler les étudiants américains, jusqu’au XIXe siècle du moins : montrez que vous êtes capable de nous expliquer comment fonctionne la discipline sur laquelle vous travaillez, mais montrez aussi que vous êtes capable de faire de l’eupraxein, de pratiquer de belle façon la discipline que vous travaillez. Voilà l’apport de William Ames, et sans doute le second état de la technologie : une science du bien agir. Qu’apporte Wolff à la technologie ? Rappelons pour le comprendre la différence des contextes entre Alsted et lui-même. Wolff écrit au XVIIIe siècle, après donc les chocs épistémologiques provoqués par les travaux et découvertes de Galilée et Newton, après aussi la conceptualisation philosophique de l’histoire, telle qu’elle s’effectua entre fin du XVIIe et début du XVIIIe siècle, et la mise en ordre de la nature effectuée par Carl Von Linné. Ch. Wolff fut le premier à distinguer entre trois types de connaissances : la connaissance historique, qui est pour lui, la connaissance des faits ; la connaissance philosophique, qui est la connaissance de ce pourquoi les faits surviennent et leurs conséquences ; et la connaissance mathématique, qui est la connaissance quantifiée des faits, de leurs raisons, causes et conséquences. Et c’est dans la connaissance philosophique qu’il place la technologie. Il distingue, dans ce domaine de connaissance la philosophie générale de la philosophie pratique. Et il prend bien soin de préciser que la philosophie pratique n’est pas la fille de la philosophie générale. C’est, à ses yeux, une autre manière de philosopher, cette part de la philosophie qui ne s’intéresse pas à la poiésis, mais à la praxis, c'est-à-dire à l’action. Cela le conduit à faire la synthèse entre la technologie, outil de connaissance, et la technologie, science de l’action. Les artisans, explique-t-il, ont des gestes, ils ont des pratiques. Mais derrière ces pratiques, il y a des normes qu’eux-mêmes, artisans, ne comprennent pas, des normes qu’il est du devoir du philosophe, en

19 tant que professionnel de la connaissance, de détecter et de développer. Le but de la technologie est donc pour lui de comprendre et d’énoncer les régulations et les normes qui sont à l’œuvre dans les savoirs, les savoirs en général, comme les savoirs des artisans en particulier. C’est à lui que Diderot emprunte l’idée que tout Art possède sa pratique et sa théorie. Et c’est à partir de son enseignement, que Beckmann va construire et enseigner sa « Technologie », en tant que savoir raisonné nécessaire à l’administration des métiers. En ce sens, l’œuvre de J. Beckmann est un aboutissement, une synthèse, et non un début, une rupture. D’autant que la technologie s’est appliquée à la production dès la fin du XVIIe siècle. Ceux qui ont opéré le déport, ce sont les anglais, à partir des années 1680, dans ce moment où l’économie britannique débutait sa phase d’industrialisation. On voit, dans la prolifération des encyclopédies qui précède la Cyclopedia de Chambers, le terme technology signifier clairement « théorie, connaissance normée des métiers ». C'est ce que fait, par exemple, Thomas Blount (1618–1679) dans sa Glossographia, qu'il sous-titre littéralement « Dictionnaire des termes compliqués... »30. Art et Technology font partie de ces termes qu'il est nécessaire d'expliquer. Blount les définit ainsi : « Art, (Lat.) Skill or Cunning ; a collection of Rules, Inventions and Experiments, that facilitate Undertakings » ; « Technology, (Gr.) a Description of Arts, chiefly Mechanical ». Le lien entre les deux termes est donc fondamental, la « technologie » telle qu'il la comprend et la propose, est bien la description des savoir-faire (skills) liées à l'entreprise (undertaking), et des « règles, normes, inventions et expérimentations qui les accompagnent ». Nous sommes en 1656. Le temps me manque pour aller plus loin dans une démonstration que chacun lira à son gré dans l’article que je résume ici. Je mentionnerai simplement que le retour vers le continent de cette

20 technologie référée principalement à la production se fera en deux temps : un premier en Allemagne autour d’une pédagogie de la connaissance désormais bien constituée, avec J. Beckmann ; un second en France, le terme « technologie » traduisant, dans le premier tiers du XIXe siècle, la recherche d’une science de l’industrie, destinée à réguler les opérations industrielles, en une approche plus économique et moins administrative que dans l’espace technique allemand31. En conclusion, ce voyage effectué « autour des liens du sens dans l’histoire de la technologie » pour reprendre le titre du bel article de J. Guillerme, infirme les propos sur la « technologie introuvable »32, ou la « technologie inachevée »33. L’impression dominante, est celle de constantes dans l’usage du terme. Première d’entre elles : à aucun moment, chez aucun des auteurs, il n’y a d’opposition théorie/pratique, mais bien plutôt la nécessité impérieuse de mettre à jour la théorie présente dans toute pratique, de mettre en évidence les principes qu’elle contient pour leur donner force et leur conférer une possible autonomie. La pensée technologique travaille, toutes époques confondues, à la mise à jour de règles et de normes opératoires ; elle se place en grammaire de l’action finalisée, quel que soit le champ d’application, de la parole jusqu’à l’outil. Deuxième constante : il existe un lien fondamental, consubstantiel entre pensée technologique et pensée encyclopédique, qui lui donne pour une part, outre le champ d’application, ce caractère prométhéen, cette incomplétude négativement appréciée. Dit autrement : projets encyclopédiques et technologiques relèvent l’un et l’autre de l’« artificieuse raison » et proposent une systématisation assumée des savoirs dans le cadre d’un agencement dynamique dont le décryptage historique n’est pas nécessairement aisé. Troisième constante et, à mes yeux, la plus importante : toute époque confondue, la technologie est fondamentale-

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ment une pensée de surplomb cognitif. En quoi les projets actuels rejoignent les projets passés : il n’est pas anodin de rappeler pour mettre un terme à ce propos, que cette recherche a été impulsée non par le milieu universitaire académique, mais dans une école d’ingénieurs, en quête d’une pensée englobante, d’une philosophie de la connaissance, qui aiderait à comprendre les développements cognitifs induits par l’outil informatique… Remarque de Pascal Brioist : À écouter cet exposé passionnant, je me dis que, sans doute, les choses sont déjà présentes auparavant, et dès le XVe siècle, sous la plume de personnes comme Francesco di Giorgio ou Léonard de Vinci. Le côté « réduction en art » en particulier est déjà bien présent et fonctionne parfaitement. Réponse d’Anne-Françoise Garçon : Je pense en effet que, comme dans toute recherche des origines, il n’y a pas de début déterminé, mais des moments. En ce sens, s’il est à peu près certain que les choses se mettent en place dès avant la Renaissance, la période moderne me semble être un moment de cristallisation et de formalisation. Mais si les choses sont formalisées à cette période, si on souligne, dans la pensée de Cicéron, ces trois mots, c’est qu’ils répondent à un besoin, certainement présent auparavant. Question de Pascal Brioist : Justement, pourquoi Cicéron ? Réponse d’Anne-Françoise Garçon : Parce

qu’il

est

plus

facile

à

comprendre

21

A-F Garçon – D’où vient la technologie ?

qu’Aristote. Cicéron s’exprime dans un latin extrêmement facile. Pour Aristote, ne sont disponibles que des ouvrages de seconde main, des traductions latines de son texte grec. Et en grec, Aristote est à peu près illisible et ses traductions ne sont pas toujours très bonnes. Cicéron a l’avantage d’être de première main, il s’exprime de façon très claire, et il a développé et bien expliqué ses concepts de manière très pédagogique. Mieux, ce sont des concepts de rhétorique utilisés dans un contexte où l’on considère que pour comprendre la connaissance, il faut comprendre la langue. Enfin, c’est un homme nouveau, un homo novus, symboliquement important, dans des époques – XVIe et XVIIe siècles – de très grande nouveauté. Alors, on s’en saisit. Voilà, à mon avis, pourquoi Cicéron. Mais ce sont des hypothèses.

cembre 2010, URL : http://dht.revues.org/1226 VERIN Hélène, « La technologie : science autonome ou science intermédiaire ? », Documents pour l’histoire des techniques, op. cit. [En ligne]. On lira également avec profit du même auteur, « Technique, technologie, application », dans PERRIN J. (éd.), Construire une science des techniques, Limonest, L’Interdisciplinaire, 1991, p. 47ss. 6

GUILLERME J. et SEBESTIK J., « Les commencements... », op.cit., p. 1. La pagination est celle de l’édition originale. Paru en 1897, l’ouvrage d’Alfred Espinas, Les origines de la technologie, est désormais disponible sur Gallica. 7

GUILLERME J. et SEBESTIK J., « Les commencements... », op.cit., p. 2. 8

9

Ibidem.

Cahiers S.T.S. Science-Technologie-Société, n°2, « De la technique à la technologie », Paris, CNRS, 1984. 10

11

SEBESTK J., « Présentation », Cahiers S.T.S., op. cit., p.5-9.

GUILLERME J., « Les liens du sens dans l’Histoire de la technologie », Cahiers S.T.S., op. cit., p.23-29 ; G. Ropohl, « La signification des concepts de ‘technique’ et ‘technologie’ dans la langue allemande », Cahiers S.T.S., op. cit., p.30-41. L’article de J. Guillerme est désormais réédité dans GUILLERME J., L’Art du projet. Histoire, technique, architecture, Wavre, Mardaga, 2008. 12

Texte revu de la conférence sur les origines de la technologie, prononcée dans le cadre de la journée d’études « Savoirs et sciences sur les machines », CH2ST, Université Paris 1 PanthéonSorbonne, mars 2012. L’auteur remercie vivement l’équipe d’ePhaïstos pour son travail de transcription. 1

FAUCHEUX Michel et FOREST Joëlle, New Elements of Technology, Belfort, Université de Belfort-Montbéliard, 2012. On trouvera sur le site des éditions de l’UTBM des documents historiques intéressants sur la technologie, dont un ouvrage de J. Beckmann. 2

GARÇON Anne-Françoise, « The Three States of Technology: an Historical Approach to a Thought Regime, 16th-20th centuries », dans FAUCHEUX M. et FOREST J., 2012, op.cit, p. 11-26. 3

GUILLERME Jacques et SEBESTIK Jan, « Les commencements de la technologie », Thalès, Recueil des travaux de l’institut d’histoire des sciences et des techniques de l’Université de Paris, tome 12, année 1966, PUF, 1968, p. 1-72. On lira aussi avec profit de GUILLERME J., Technique et technologie, Paris, Hachette, 1973. 4

Fac-similé publié dans les Documents pour l'histoire des techniques [En ligne], 14, 2e semestre 2007, mis en ligne le 30 dé5

Comme le montraient dans le même atelier du programme S.T.S., Jean-Louis Le Moigne et Hélène Vérin : LE MOIGNE J.-L. et VERIN H., « Sur le processus d’autonomisation des sciences du génie », Cahiers S.T.S., op. cit., p.42-53. 13

Physicien et archéologue, directeur de recherche au CNRS (IRAMAT, UMR 5060, Université Bordeaux 3), Michel Pernot était présent dans la salle lors de la conférence (ndlr). 14

L’on imagine mal un espace aussi complexe techniquement et aussi réglé administrativement que celui de la Chine ancienne, n’avoir pas interrogé cette forme de gestion technique. 15

À titre d’exemple : GASTON Christophe, « Bâtiments « standardisés » dans la pars rustica des villae : deux exemples récemment découverts en Franche-Comté », Revue archéologique de l'Est, Tome 57, 2008, [En ligne], mis en ligne le 26 août 2009. URL : http://rae.revues.org/3123 ; LABAUNE Yannick, MEYLAN François, et al., « Bibracte et Autun au début de l'époque romaine: pour un regard croisé sur l'urbanisme et l'architecture. », dans REDDE 16

22

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Michel, BARRAL Philippe et al., Aspects de la Romanisation dans l'Est de la Gaule-1, Bibracte, 2011 ; FEUGÈRE Michel et SERNEELS Vincent, « Production, commerce et utilisation du fer entre l’Ebre et le Rhône : premiers éléments de réflexion. », dans Recherches sur l’économie du fer en Méditerranée nord-occidentale, éd. Monique Mergoil, coll. Monographies instrumentum n°4, 1998, p. 251-262.

: nelle quali si contengono uarij et industriosi Mouimenti, degni digrandißima speculatione, per cauarne beneficio infinito in ogni sorte d' operatione, 1588.

A. Leroi-Gourhan, dans L'Homme et la matière, Paris, Albin Michel, 1943, insiste avec justesse sur la capacité des groupes humains à mettre au point dans divers points du globe, de manière totalement autonome, des techniques identiques. L’explication en revient pour une part à ce qu’il appelle la « tendance technique », qu’il définit comme la propension des matériaux à infléchir les gestes et procédés mis au point par l’homme. Cette tendance technique ne résume pas toutefois la capacité humaine à inventer dans des lieux éloignés et sans relations, des formes techniques similaires.

26

17

Pour plus de précision, je renvoie à DUBOURG-GLATIGNY Pascal Dubourg-Glatigny et VERIN Hélène, Réduire en art. La technologie de la Renaissance aux Lumières, Paris, éd. de la MSH, 2008. 18

VICO Giambattista, La Méthode des études de notre temps (De nostri temporis studiorum ratione), 1708, présentation, traduction et note par Alain Pons, Grasset, 1981. LE MOIGNE Jean-Louis, « Sur la méthode topico-critique : au service de la reconstruction scientifique », Nouvelles perspectives en sciences sociales, vol. 2, n°2, 2007. 19

M. T. Ciceronis Epistolae ad T. Pomp. Atticum, & ad M. Brutum / cum commentariis Jo. Bapt. Pii Bonon. Cumque Badii Ascensii in easdem adnotationibusVerfasser, Parisii : Ascensius et Joh. Roigny, 1531. 20

Le pilier paradigmatique de cette époque, XVIe-XVIIe siècle, c’est la réduction en art, et les uns et les autres, F. Bacon tout comme H. Alsted, se définissent par rapport à cette pratique d’ordonnancement des savoirs d’action. 21

Très exactement : Technometria, omnium & singularum artium fines adaquate circumscribens, Londres, Milo Flesher, 1633. 22

WOLFE Jessica, Humanism, Machinery, and Renaissance Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 2004. 23

Je pense bien sûr à l’ouvrage d’Agostino Ramelli, Le diverse et artificiose machine del Capitano Agostino Ramelli Dal Ponte Della Tresia Ingegniero del Christianissimo Re di Francia et di pollonia 24

Je recommande à ce propos la lecture de l’ouvrage de Walter Jackson Ong., Ramus, Chicago, The University of Chicago Press, 2004. 25

« Par grammatisation, on doit entendre le processus qui conduit à décrire et à outiller une langue sur la base des deux technologies qui sont encore aujourd’hui les piliers de notre savoir métalinguistique: la grammaire et le dictionnaire.» AUROUX Sylvain, « Introduction. Le processus de grammatisation et ses enjeux », dans son Histoire des idées linguistiques, Tome 2, Liège, Mardaga, 1992, pp. 11-64. Traduit du latin par mes soins. Le lecteur trouvera le texte latin intégral dans l’article paru dans l’ouvrage dirigé par Michel Faucheux et Joëlle Forest. 27

GIBBS Lee W., « Introduction », dans AMES William, Technometria, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1979. 28

FONTANIER Jean-Michel, La beauté selon Saint-Augustin, Rennes, PUR, 2008 [1998]. 29

BLOUNT Thomas, Glossographia, or, A dictionary, interpreting all such hard words, Londres, chez Humphrey Moseley and George Sawbridge, 1656. 30

Voir à ce propos mon ouvrage Entre l’État et l’usine : l’École des Mines de Saint-Etienne au XIXe siècle, Rennes, PUR, 2004 ; l’ouvrage récent d’Isabelle Laboulais, La Maison des mines. La genèse révolutionnaire d’un corps d’ingénieurs civiles (1794-1814), Rennes, PUR, 2012, enfin de Joost Mertens, « Technology As the Science of the Industrial Arts: Louis-Sébastien Lenormand (1757-1837) and the Popularization of Technology », History and Technology, n°18-3, 2002, p. 203-231. 31

BEAUNE Jean-Claude, La technologie introuvable. Recherche sur la définition et l'unité de la technologie à partir de quelques modèles du XVIIIe et XIXe siècles, Paris, J. Vrin, 1980. 32

« Il en résulte que la littérature technologique est toujours de quelque manière hétérogène et inachevée ; divisée selon des déterminations régionales et transitoires, elle charrie les sédiments de ses maturités antérieures et de programmes abandonnés... » n’hésite pas à écrire J. Guillerme dans l’article « Technologie » de l’Encyclopaedia Universalis. 33

Savoirs et sciences sur les machines

Mécaniser la perspective : les instruments entre pratique et spéculation Pascal Dubourg-Glatigny CNRS, Centre Alexandre Koyré

La question de la mécanisation des arts à la Renaissance est liée à la définition des conditions d'exercice du dessin. L’apprentissage est fondé sur l'imitation des modèles du passé, parmi lesquels il convient de choisir non seulement la manière de représenter la plus excellente mais aussi la plus adaptée à une situation donnée. La pratique se traduit par la mise en œuvre de procédés usuels, ponctuellement et partiellement généralisés sous la forme de règles, auxquels les moyens mécaniques peuvent apporter un complément plus fiable, plus efficace et plus rapide. À la rigueur de la main, se substitue la certitude des mathématiques. En effet, les mathématiques mixtes, auxquelles la perspective appartient, puisent, dans la connaissance des quantités nombrables et mesurables, leurs ressources pour éclairer, démontrer et transformer la matière. Ce phénomène contribue à estomper l'ancienne frontière qui éloignait connaissance et production et réunit désormais dans une communauté de destin toutes les disciplines qui, à travers la mesure du sensible, conduisent à la formulation graphique. Elles sont nombreuses ; on trouve cependant à leur tête la cosmographie et l'architecture, deux disciplines dont le périmètre a été défini par les traités des Anciens. En lien avec les mathématiques pures (géométrie et arithmétique), elles enseignent à construire une carte ou un édifice, deux objets qui, à des échelles différentes, sont autant de moyens d'étendre la connaissance de l'espace. Si « la perspective » est une discipline relevant elle aussi du domaine de la connaissance du monde, à la rencontre entre géométrie, astronomie et optique, « le e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013 pp. 23-33

dessin en perspective » constitue pour sa part une opération matérielle. Dans un contexte culturel où la perception du réel passe à travers le prisme d'une vision idéaliste de la nature, la distinction entre perspective spéculative et perspective artificielle ou l'assimilation de l'une dans l'autre fait l'objet d'une redéfinition permanente. Celle-ci dépend non seulement du contexte, mais aussi de la formation des acteurs et de la finalité de leurs activités. Il n'est ainsi pas possible d'en décrire l'évolution de manière linéaire et purement chronologique. Ce débat intellectuel s'accompagne d'une réalité plus concrète. La mise en œuvre de savoirs spéculatifs, ou plus exactement le mariage des intérêts des savants avec ceux des praticiens rencontre, depuis la fin du XVe siècle, une reconnaissance croissante de la société. La diffusion des connaissances due à l'imprimerie et au développement des universités joue, dans ce processus, une place significative. Et cet intérêt théorique se traduit logiquement par une attente du public pour une application plus large et plus fréquente de ces savoirs et des savoir-faire qui en découlent. Dans ces conditions, la mécanisation des opérations constitue un enjeu primordial de leur développement. Qu'il s'agisse de l'art de la guerre, de l'art de bâtir ou de celui de mesurer la terre, le développement des machines s'imposa comme un outil garantissant la validité géométrique à l'occasion d'un usage démultiplié par un personnel nombreux aux qualifications variables. L'apparition, au cours du XVIe siècle, du métier de perspecteur - un peintre spécialisé dans le dessin de la perspective -, participe de ce mouvement. Cette

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figure professionnelle, encore mal identifiée par l'histoire de l'art, a sans doute participé au débat sur l'introduction et l'usage des machines de perspective dans les ateliers, un débat malheureusement guère documenté, dont il convient de reconstruire les termes à travers ce que les traités publiés nous ont légué. Mais qu'est-ce qu'une machine pour les opérateurs de la Renaissance ? Quelle fonction lui attribue-t-on, quelle est sa finalité ? La machine constitue-t-elle un intermédiaire entre la théorie et la pratique ou possède-t-elle un autre statut ? Voici les questions que nous aimerions poser à travers l'exemple du développement des machines à dessiner la perspective à la Renaissance. Macchina – ordigno – strumento Le vocabulaire de la Renaissance italienne connaît trois termes principaux pour désigner les appareils techniques de production. Le mot in/strumento est celui qui possède le plus vaste champ sémantique, le vocable macchina est, par contraste, d'un usage plus restreint. On trouve enfin le mot ordigno, substantif plus récent, le seul des trois s'avérant ne pas être le calque d'un mot latin ou grec. Afin de saisir quelle valeur on attribuait à ces mots, il convient, comme dans bien des cas, de se replier sur le dictionnaire de l'Académie de la Crusca, dont la première édition en 1612 illustre l'usage lexical affirmé au cours du XVIe siècle1. Un témoin un peu plus ancien était cependant utile : nous avons parallèlement eu recours aux manuscrits de Léonard, qui nous fournissent ainsi un point d'appui pour approcher l'usage du vocabulaire au XVe siècle2. Pour Léonard, macchina se réfère principalement aux machines de guerre et de construction, un équipement technique de grande dimension. Cela s'insère dans la tradition de Vitruve, qui regroupait dans le livre X du De Architectura les machines opérant sur la mécanique : celles destinées à la traction et à l'élévation, à l'hydraulique et à la poliorcétique. Dans le glossaire contenu

dans le codex Trivultien, il ne manque cependant pas de mentionner « macchina : edifitio »3. La notion de « machine » ne s'applique donc pas seulement à des outils de production mais à un organisme constitué selon les règles de l'art, en particulier à l'architecture. L'usage que Léonard fait du terme strumente/o est beaucoup plus large et se réfère à tout opérateur de changement ou moyen d’interprétation qu’il soit mécanique, physique ou intellectuel. Les termes macchina/strumento sont cependant parfois interchangeables. Dans la description de « l 'Architronite », machine de guerre ainsi nommée en l’honneur d'Archimède, propulsant les projectiles au moyen de la pression de la vapeur d'eau, il amorce ainsi son discours : « L'architronite est une machine en cuivre fin » mais quelques mots plus loin, fournit le détail de la « troisième partie de cet instrument »4. Dans une note en marge d'un dessin anatomique datant de 1513, Léonard désigne le corps humain par le terme de macchina et la dissection par celui de strumento5. L'instrument est alors le procédé intellectuel répondant à certaines règles et se traduisant par une opération matérielle. La macchina est un ensemble, généralement d'une certaine ampleur, de parties coordonnées pour parvenir à un résultat. Elle constitue un sous-ensemble de la catégorie des instruments, beaucoup plus large. En effet, si la machine ne renvoie qu'à des constructions de l'art ou de la nature, l'instrument peut être soit matériel, soit intellectuel. Le terme macchina renvoie directement à l'action, macchinazione, qui recouvre, selon la Crusca, trois significations : le recours à la ruse et à l'artifice, l'instrument ou machine de guerre et enfin, le sens artistique de machine qui désigne les grands et nobles édifices de l'architecture6. On pense alors à la machina infernale qui, selon l'Arioste, enseigna à toutes les nations un nouvel art cruel de la guerre7 ainsi qu'à la « superbe machine de la coupole de Sainte-Marie de la Fleur » dont Vasari fait l'éloge8. Par extension, le mouvement cinétique est inclus dans les machines et désigne alors le monde, l'uni-

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vers comme des machines. C'est la machina mundi platonicienne, œuvre parfaite du créateur, dont les théoriciens de l'héliocentrisme s'emparèrent avec véhémence. Cet usage se serait répandu depuis la traduction, semble-t-il très libre, du Timée par saint Augustin9. Entre la macchina et le strumento, on trouve en italien le terme ordigno, dérivé du latin ordinare qui renvoie à la mise en ordre, à la disposition, à l'agencement. L'ordigno est, selon le dictionnaire de la Crusca, une « chose qui relève de l'art, le nom générique d'un instrument composé avec art, en vue de différentes opérations »10. On y trouve plusieurs objets qualifiés d'ordigno : le travail à ferrer, la cage des oiseaux, la muselière des animaux... Ils sont assez rares et ce sont, comme on le voit, plutôt des objets techniques que des machines. L'ordigno est cependant souvent considéré comme l'équivalent d’un in/strumento. Il est considéré comme un mot plus populaire11, d'origine lombarde, si l'on suit le lexicologue Francesco Alunno (1562)12. L'ordigno/strumento est ce « avec quoi ou par le moyen duquel nous opérons »13. Et de donner parmi les exemples dans lesquels les instruments techniques côtoient les instruments de musique une série d'instruments de géométrie et d'astronomie, comme la règle, le quadrant ou le compas. Mais l'adjectif strumentale est aussi un « terme philosophique » qui nous conduit vers des significations plus larges. Ainsi « la mesure », notion opératoire et non machine, est décrite comme la « distinction déterminée de la quantité et instrument par lequel on établit la différence »14. Comme on l'a vu chez Léonard et comme on le constate chez les auteurs de médecine, le corps humain est lui aussi composé de quantité d'instruments : ainsi l’œil est l'instrument de la vue15. Les premières machines de perspective Les instruments de perspective sont principalement connus à travers l'intersecteur décrit par Alberti dans le De Pictura (1435) et les nombreux

25 instruments qui en dérivent. Mais s'agit-il vraiment d'une machine ? C'est « un voile de fils très fins au tissage lâche […] divisé par des fils plus gros en autant de carrés alignés que [l'on] voudra et tendu sur un cadre »16. Ce panneau est placé entre l'observateur et l'objet représenté. Il procure un quadrillage sur lequel on déduit les coordonnées du dessin. Alberti ne présente pas l'intersecteur comme un instrument et encore moins comme une machine ; c'est une chose (rebus) pour laquelle il ne trouve pas de qualificatif approprié. Disons donc qu'il s'agit d'un dispositif technique destiné à matérialiser le processus de la vision naturelle au moment de l'exercice du dessin. Dans les faits, Alberti n'explique pas comment on procède au report des données visuelles sur le papier, laissant de côté les instructions de mise en œuvre, la procédure. L'intersecteur permet de peindre « facilement et correctement » : le texte se limite à des préceptes sans fournir une description véritablement technique. Puisque le dispositif répond à une exigence de rationalisation du dessin, Alberti qui, outre les préceptes, énonce beaucoup de principes, s'emporte contre ceux qui « déclarent tout à fait inutile que le peintre se familiarise avec ces choses »17. L'intersecteur répond donc avant tout à une exigence théorique fondée sur la rationalisation géométrique et non à une contrainte de production passant par la mécanisation des opérations18. L'instrument incarne une théorie. Les fondements de ce dispositif ont été rendus célèbres par les gravures de Dürer montrant l'emploi de son « portillon » (Thürlein), décliné de nombreuses manières : tantôt en portrait, tantôt avec un luth, tantôt avec une femme nue couchée. À travers la diversité des sujets représentables, on passe clairement du principe à la mise en œuvre. Dürer expose explicitement un instrument (das Zeug) : son caractère productif est cependant aujourd'hui regardé comme ambigu, comme on peut le constater dans les dernières traductions publiées en 1995. En effet, les deux versions françaises du traité hésitent sur ce terme. Van Peene traduit Zeug

26 par « appareil », adhérant littéralement au caractère technique alors que Peiffer choisit « dispositif », laissant planer quelque doute sur la fonctionnalité du portillon. Plus loin, alors que Dürer n'éprouve pas le besoin de qualifier son instrument (nun gebrauche dies also), Peiffer introduit un substantif (« utilise ce dispositif comme suit »), abandonnant l'indétermination du pronom démonstratif alors que Van Peene reste plus proche de la phrase de Dürer. Plus curieusement, le second traducteur emploie cependant « dispositif » pour traduire la Meinung conclusive qui, en sa qualité d'opération purement intellectuelle, est rendu par Peiffer comme « conception »19. Contrairement à celui d'Alberti, l'instrument de Dürer s'inscrit totalement dans le contexte des ateliers : on y trouve non seulement le descriptif de sa construction mais aussi les modalités de son emploi. Cependant les historiens des mathématiques regardent les deux plutôt comme des instruments conceptuels, des dispositifs démonstratifs, alors que les historiens de l'art pensent spontanément à la production de la peinture. Mais la distinction entre les deux instruments, l'un théorique, l'autre productif, reste dans l'ombre de leur similitude. Mesurer et représenter l'espace, questions d'échelles Les instruments appartenant à la grande famille des intersecteurs ou des portillons possèdent toutefois quelques caractéristiques communes. Ils sont fondés sur l'observation d'un objet à une distance déterminée et permettent de visualiser le rapport mesurable entre cet objet et l'observateur. Dans l'espace réel, cette opération se produit dans la pyramide formée par le champ de vision réduit à l'angle de vue. La traduction dans l'espace représenté, la perspective, consiste alors à transposer les rapports de proportion constatés dans la pyramide, espace en trois dimensions, en un triangle, espace en deux dimensions. Sur un plan pratique, il s'agit donc de relever l'impact des formes sur la coupe de

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cette pyramide, simulacre du tableau. On le comprend, le rapport à l'espace mesurable - et non plus seulement intuitivement perceptible -, fonde la théorie de la perspective. Il n'est pas difficile de penser comment les exigences métriques qui présidaient à la connaissance de l'éloignement des lieux qu'ils soient célestes, maritimes ou terrestres -, ont pu s'étendre aux objets qui composent accidentellement ces lieux. L'outil intellectuel servant à l'astronome pour déterminer la distance des étoiles pouvait ainsi être employé, à une échelle plus réduite, par l'arpenteur calculant l'étendue des terrains agricoles ou des forêts et, à une échelle encore inférieure, au peintre déterminant le raccourci des objets situés dans l'espace intermédiaire. C'est cette articulation d'échelles de représentations d'un même ensemble plus vaste qui a été théorisée à la Renaissance, par exemple dans les pratiques cartographiques introduisant une distinction entre cosmographie et chorographie ou dans celles de composition des tableaux articulant le paysage ou l'architecture avec les groupes de figures. Dans la pratique, la généralisation de l'impératif métrique à cette époque a naturellement démultiplié les activités et les opérateurs qui y étaient soumis, exerçant alors une pression pour une mécanisation des procédures assurant une plus grande rapidité et une plus grande fiabilité. Dans l'Optique, Euclide avait enseigné comment appliquer la théorie des triangles semblables pour la mesure des distances inaccessibles : en dehors des miroirs, il n'envisageait cependant pas le recours à un quelconque instrument. On doit à son premier traducteur moderne, Egnatio Danti (1573), d'avoir précisé le passage de ces pratiques à la machinatio dans les commentaires qu'il prend soin d'ajouter à cet ouvrage de l'Antiquité. En effet, si dans les théorèmes 18 à 21, Euclide enseigne la proportionnalité d'aires de triangles de hauteur égale, c'est Danti qui, en annotation, indique le recours à une échelle altimétrique ou à « tout autre instrument » pour mesurer20.

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Fig. 1 : La mesure des distances dans Latino Orsini, Egnatio Danti, Trattato del radio latino, Rome, 1586 [1583], p. 10 Plus détaillée est encore l'instrumentation présentée par Danti pour appuyer le 1er théorème de la Catoptrique dont voici la définition euclidienne : « les rayons visuels se reflètent en des angles égaux, tant dans les miroirs plats, que dans ceux qui sont convexes et ceux qui sont concaves »21. En complément, Danti suggère une « expérience », proposant à l'opérateur de « faire un instrument » : son traité est le premier de la Renaissance à fournir une description détaillée des principes de la camera obscu-

Fig. 2 : La Camera oscura d'Egnatio Danti dans La prospettiva di Euclide, Florence, 1573, p. 83. ra. Elle possède ici le statut d'un dispositif de démonstration théorique et non d'un instrument destiné à la production picturale22. La machine n'est ici pas en jeu puisque la camera obscura ne requiert pas une construction spécifique, produit d'une compétence dans un art mécanique : il suffit de se

28 placer dans la pièce d'une maison et, après avoir réalisé un petit orifice dans le mur extérieur, d'observer le mouvement sur la place ou dans la rue à travers l'image produite sur le mur qui fait face à l'orifice. Ces « images » peintes évoluent, nous dit Danti, dans la dipintura23. Il n'est pas ici question de représentation dessinée, notamment car l'intérêt du dispositif est de montrer une image en mouvement alors que la peinture ne peut produire qu'une image fixe. Il s'agit d'isoler un phénomène naturel pour en saisir, à travers l'expérience, les conséquences conceptuelles. Plus tôt, on le sait, Léonard avait déjà exposé visuellement les principes de la camera oscura mais comme il l'a été montré pour les pages qu'il consacre aux miroirs, il n'en retira pas d'usage mécanisé à destination de la peinture24. Ailleurs dans l'ouvrage et notamment dans la préface à l'Optique d'Euclide, Danti traite des questions de mécanisation, mais il s'attache surtout à préciser que les « instruments produits par l'art nous montrent que les rayons sont portés par une ligne droite »25. Ces instruments physiques, fatti dall'arte, sont des machines théoriques qu'il convient de distinguer toutefois des instruments intellectuels : dans le cas présent, ils mettent matériellement en évidence les caractères sensibles des phénomènes naturels. L'instrumentation et la démonstration perspective Dans son édition de 1586 consacrée aux règles de perspective de Vignole, jusqu'alors restées manuscrites, Danti présente un catalogue composé de huit instruments inventés ou employés par les artistes26. Une première série se fonde sur le portillon de Dürer : ceux-ci visent à montrer « dans les faits » (in atto) les principes de la perspective dessinée ce qui « permet aux artistes de découvrir plus facilement cette merveilleuse invention »27. Par la similitude entre l'image vue dans le cadre et l'image dessinée, « l’œuvre doit paraître vraie et tromper la vue des spectateurs ». Les instruments

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Fig. 3 : Le portillon de Dürer, 1530 [1525], Bibliothèque municipale de Lyon. procurent les coordonnées des objets soit par un système de fils, soit par un couple de réglettes amovibles améliorant la précision par rapport au système de quadrillage employé par Dürer. En effet, celui-ci permet d'obtenir un réseau de repères, plus ou moins dense selon le quadrillage, mais qu'il est toujours nécessaire de compléter par la « pratique », c'est-à-dire à main levée. Les fils amovibles ou les réglettes permettent en revanche de suivre plus exactement les contours des figures et de placer des points de repère à un espacement variable : plus serré lorsque les courbes deviennent plus complexes, plus lâches lorsque la ligne tend à être droite. L'avantage n'est pas seulement technologique, il est également conceptuel : la traduction matérielle de l'idée, le passage entre le dessin interne et le dessin externe, pour reprendre le vocabulaire de Zuccaro, est plus assuré. L'instrument permet de parvenir à un résultat plus fidèle que l'usage de la règle géométrique, dont la mise en œuvre dépend des conditions physiques de l'opérateur. Cependant, l'emploi de quelques instruments, comme

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certains portillons à filet qui nécessitent une manipulation qualifiée de « pratique », réintroduit une incertitude. Lorsque la main vacille, la règle, aussi mathématique qu'elle soit, n'y peut rien ! Danti le reconnaît lui-même bien volontiers : « Il est si difficile que la main puisse obéir à ce que l'esprit lui suggère !»28. L'instrument le plus célèbre que présente Danti est le distanciomètre de Baldassare Lanci, dont un exemplaire est conservé au Musée d'histoire des sciences de Florence29. Il est composé de plusieurs accessoires combinables pour parvenir à différentes opérations comme le relevé cartographique, la mesure des hauteurs à distance ou même, comme il a été avancé, l'établissement du plan d'une forteresse d'après son relevé perspectif30. Un viseur entraîne sur un axe central un stylet fixé en parallèle. Celuici désigne, sur une feuille de papier collée à un semi-tambour perpendiculaire, les points de repère correspondants aux angles observés. Cet instrument possède l'avantage de la mobilité : on peut orienter le viseur latéralement et horizontalement et l’établissement des points servant à la représentation s'effectue directement, sans devoir relever manuellement les coordonnées, comme l'obligent les différents portillons. Selon Danti, si la perspective reste exacte lorsque le papier est fixé sur le tambour, elle devient évidemment fausse lorsque le relevé est posé à plat. Il a été montré que cet instrument mettait en œuvre le principe de la projection isogone orthogonale équatoriale exposée par Mercator31. En effet, le tambour permettait de prendre en compte la courbure de la terre que la perspective figurée, contrainte par son exigence de représentation plane, ignore ou considère comme marginale à cette échelle de perception. Le distanciomètre de Lanci conservé à Florence n'est pas seulement un objet pratique. Il est même assez improbable que cet exemplaire ait été employé sur le terrain. Il semble qu'il fît partie des collections de la salle des cartes de géographie du Palazzo Vecchio bien que Danti, qui y travailla longtemps, ne le mentionne pas. Fabriqué en laiton,

29 reflétant des couleurs dorées brillantes, il est composé d'une tablette sur laquelle une scène figurant l'usage qu'on peut en faire a été gravée avec soin. C'est donc à la fois un instrument et la représenta-

Fig. 4 : Perspecteurs en plein air, dessin de l'entourage des Zuccaro, Varsovie, Muzeum Narodowe.

30 tion de sa fonction. Cette scène figurée présente deux emplois du distanciomètre : le relevé topographique et le calcul des hauteurs à distance. Les opérateurs se trouvent dans un paysage collinaire, ponctué de forteresses et de bourgades. On pourrait s'interroger longtemps sur la singularité de cet objet qui se donne à voir à la fois comme opérationnel et figuratif. Ce double statut fait planer un doute sur le caractère productif de l'objet. L'apparence luxueuse et soignée de cet exemplaire semble clairement désigner un emploi assez éloigné du terrain. Mais audelà, la polyvalence des fonctions laisse à penser que cet objet a pu servir à montrer la continuité de

Fig. 5 : Le Distanciomètre de Baldassare Lanci, Florence, Museo Galileo.

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procédure entre le relevé triangulaire des distances et le relevé axonométrique des forteresses, d'où fut déduit par la suite le lien avec la perspective picturale. Cet instrument de représentation qui montre en image l'usage qu'il suggère sans nécessairement l'offrir aux praticiens, ouvre un débat sur les conditions d'exercice de ces machines de perspective. La fameuse gravure des prospecteurs en plein air, dont Danti « a trouvé une esquisse dans les dessins de Vignole, mais sans aucun texte »32, nous conduit à poursuivre cette réflexion. L'instrument de grande taille, plus grand que la hauteur d'un homme, fonctionne sur le principe de celui inventé par Danti composé de réglettes en équerre. Cependant la composition de la scène, montrant des opérateurs en action, attire notre attention. Ils emploient l'instrument dans la nature pour dessiner une sculpture à l'antique juchée sur un piédestal. À l'arrière, se trouve un paysage représenté par plans et non en perspective : sur la droite, l'arbre à miparcours du tertre est deux fois plus grand que l'édifice situé à son sommet, pourtant à quelques dizaines de mètres seulement. Les bras qui composent l'instrument dans l'axe horizontal et dans l'axe vertical divisent en fait les trois plans de la scène. Le plan inférieur où se trouvent les deux opérateurs est un lieu intérieur, composé d'un dallage rappelant une iconographie de la perspective héritée d'Alberti. Sur la gauche, un paysage lointain, composé d’éléments minuscules, sans transition ni continuité avec l'espace des peintres, encadré par les bras de l’instrument. Sur la droite, l'espace des objets à représenter : le piédestal de la statue, posant encore sur le dallage, et à l'arrière le paysage composé du tertre avec son gigantesque arbre et son petit château. Regardons à présent la procédure de mise en œuvre de l'instrument : le peintre sur la gauche constate les coordonnées des points saillants de la sculpture observés à travers le viseur et les communique oralement au second opérateur qui les reporte sur une feuille mise au carreau. Cette gravure illustre finement les paradoxes de la mécanisation de la perspective. Rationaliser et

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non reproduire le réel à travers un instrument fondé sur une certitude mathématique. Les formes de la sculpture-modèle, résultat d'un travail éprouvé par la « pratique » trouvent leur traduction rationnelle dans le dessin grâce à l'instrument perspectif, qu'il soit matériel ou intellectuel. On suggère ici que les paysages de l'arrière-plan, dans le chaos de la nature, sont également susceptibles de subir cette procédure qui, par l'art composé de règles et si possible de règles mathématiques, leur donnera leur cohérence. Cette image nous porte à regarder à présent l'instrument le plus simple mais aussi le plus énigmatique de la série présentée par Danti, celui de Tommaso Laureti. Inséré dans la partie propédeutique du traité, avant les règles de Vignole et autres instructions pratiques que Danti leur a adjointes, cet instrument « montrera en pratique la vérité [...] du théorème sur la dégradation de la figure et [montrera] que l’œil voit le carré raccourci de la même manière que lorsqu'il est produit par les règles de Vignole »33. Il est d'une facture technique très élémentaire, composé d'un cadre avec un bras central, placé perpendiculairement. Le cadre fait office de plan du tableau, l'extrémité du bras à angle droit, de point de l’œil. Depuis ce viseur, on observe le dallage à l'arrière du cadre, et l'on place dans le cadre des fils noirs entre les deux montants, correspondant aux

Fig . 6 : L'instrument de Tommaso Laureti, dans Le due regole della prospettiva pratica del Vignola, Rome, 1583, p. 39.

31 partitions horizontales du dallage. Cet instrument n'est pas une machine, il n'est pas productif, il ne sert même pas à produire un dessin. Cet instrument a pour fonction de montrer la conformité entre l'expérience sensible et la théorie perspective qui en est issue. Cet appareil démontre donc, sans qu'il soit besoin de géométrie, la conformité de la règle de perspective avec l'expérience de la vision naturelle34. Parmi les dispositifs techniques liés à l'affirmation de la discipline perspective, on ne trouve guère de « machines », un terme réservé dans l'italien de la Renaissance à des organismes complexes, naturels ou artificiels, possédant une autonomie en soi. On rencontre en revanche une longue série « d'instruments », légitimés par l'exposé d'Alberti dans le De Pictura (1435). Leur développement technologique s'est nourri des échanges avec les instruments employés dans d'autres domaines, occupés eux aussi à la mesure de l'espace, à des échelles variables. Tous ces instruments cependant, exposés dans des traités imprimés, ne semblent pas avoir pour but de faciliter les opérations sur le chantier ou de se substituer à une pratique, c’est-à-dire à l'usage ou à une règle issue de la géométrie. Ces instruments, intermédiaires d'une opération dans l'acception la plus large, sont de nature intellectuelle ou matérielle. Les premiers nous renvoient aux règles. Les seconds sont apparentés à notre compréhension actuelle de la machine. Ces instruments mécaniques constituent un groupe encore large. Si la plupart d'entre eux n'a pas été conservée, on ne peut douter qu'ils aient été réalisés. Leur fonction pose cependant question. Certains sont clairement productifs alors que d'autres semblent assumer le rôle de démonstration et de validation par l'expérience d'une théorie rédigée. Le traité des instruments mécaniques de Levinus Hulsius, publié en fascicules à Francfort au début du XVIIe siècle, devait également contenir un volume, le quatorzième, consacré à la perspective. Malheureusement, seuls les quatre premiers volumes virent le jour. Mais alors qu'il présentait les instruments des

32 autres domaines sous l'aspect de l'usage que l'on pouvait en faire, il annonçait que « de nombreux différents auteurs qui ont écrit sur la perspective seraient cités et leurs instruments placés devant les yeux »35. Une galerie d'instruments en quelque sorte qui nous rappelle la tradition des théâtres de machines et ne semble encore rien préfigurer de la postérité que la mécanisation du dessin connaît par la suite, à travers les perspectographes qui, entre les XVIIe et XIXe siècles, s'épanouissent sur de nouvelles bases, plus clairement opérationnelles.

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G. Vasari, Le vite de' più eccellenti architetti, pittori, et scultori italiani..., Turin, 1991 [1550], vol. I, p. 213.

8

9 K. Gloy, Das Verständnis der Natur, Munich, 1995, I, p. 157158, 166.

Vocabolario..., 1612, p. 575 : « Cosa artificiosa, nome generico di strumento artificiosamente composto, per diverse operazioni ».

10

11 A. Calepino, Il dittionario della lingua latina..., Venise, 1554, fol. 145v. ; C. de Las Casas, Vocabulario de las dos lenguas toscana y castellana, Venise, 1576, p. 155. 12

F. Alunno, Della fabbrica del mondo, Venise, 1562, fol. 3r.

Vocabolario..., 1612, p. 859 :« quello col quale o per mezzo del quale, noi operiamo »,

13

Ibid, « Distinguimento determinato di quantità, e strumento, col qual si distingue », p. 534.

14

1 Vocabolario degli accademici della Crusca, Venise, Giovanni Alberti, 1612. Le lexique technique de la Renaissance a été peu étudié de façon systématique et les catégories linguistiques et classificatrices auxquelles les différentes machines correspondent encore moins. Les initiatives de l'École normale supérieure de Pise, à la fin des années soixante-dix, n'ont pas été poursuivies : Convegno Nazionale sui lessici tecnici delle arti e dei mestieri, Cortone, 1979 ; Convegno nazionale sui lessici tecnici del Sei e Settecento. Pise, 1980. Parmi les rares exceptions depuis dans le domaine de l'histoire de l'art, signalons, dans le sillage des travaux précédents : P. Barocchi, « Vasari e il lessico tecnico », Bollettino d’informazioni del Centro di Ricerche Informatiche per i Beni Culturali 1996, 6, p. 25-35. 2 Les transcriptions systématiques des manuscrits de Léonard commencent à produire des résultats utilisables dans ce sens : P. Manni, M. Biffi, Glossario leonardiano : nomenclatura delle macchine nei codici di Madrid e Atlantico, Florence, 2011. Consulter également le site internet www.leonardodigitale.com, à l'origine de cet ouvrage de consultation. 3

Milan, Biblioteca Trivulziana, Codex 2162, fol. 12v.

4

Paris, Institut de France, Codex B, fol. 33r.

« Oh speculatore di questra nostra macchina ! Non ti contristare perché coll'altrui morte tu ne dia notizia, ma rallegrati che il nostro altore abbia fermo lo intelletto a tale eccellenzia di strumento ! » Windsor, Royal library, RL 19075v.

5

6 Vocabolario degli accademici della Crusca, Florence, 1612, p. 496 : « Il macchinare, che è ordinare, e apparecchiare, e dicesi sempre d'insidie, e simili cose / Per macchina, ordigno, e strumento da guerra / E macchina diciamo anche in signifi. d'edificio nobile, e grande ». 7 L. Ariosto, Orlando furioso, chant 11, Milan, 1976 [1516] vol. I, p. 228.

15 Ibid, « Parte nobilissima dell'animale, strumento della vista », p. 565.

L. B. Alberti, La peinture, trad. Th. Golsenne et B. Prévost, Paris, 2004, p. 119.

16

p. 121. On ne sait cependant pas si les réticences qu'il rapporte sont liées au caractère utilisable de l'intersecteur ou plus généralement à la théorie perspective.

17

Ce dispositif est très proche de ceux à travers lesquels Léonard a présenté ses vues sur la vision, au moment où il développe un exposé général sur la perspective. Dans son discours sur la peinture, ces expédients de la pratique sont cependant loin d'être indispensables. Voir K. Veltman, Linear perspective and the visual dimensions of science and art, Munich, 1986, p. 107-112.

18

19 A. Dürer, Unterweisung der Messung, Munich, 1908, p. 187188 ; Instruction sur la manière de mesurer, trad. M. Van Peene, Paris, 1995, p. 196-198 ; Géométrie, trad. J. Peiffer, Paris, 1995, p. 249-352.

« La scala altimetra o la quadra zoppa, o qual si voglia altro instrumento, con cui si mira » La prospettiva di Euclide, E. Danti (trad.), Florence, 1573, p. 35. On trouve une revue de ces intruments employés à la Renaissance dans G. Vasari le Jeune, Raccolto ... di varii instrumenti per misurare con la vista, F. Camerota (ed.), Florence, 1996. 20

21 « I raggi visuali si riflettono ad angoli pari, tanto negli specchi piani, come anco ne' rotondi, e ne' concavi », ibid, p. 80. 22

Ibid, p. 81-84.

« Vedrai […] le nugole dipinte caminare nella dipintura, come fanno in cielo, e le imagini delle persone, che passano per la piazza », ibid., p. 82.

23

P. Dubourg-Glatigny – Mécaniser la perspective

S. Dupré, « Optics, Pictures and Evidence : Leonardo’s Drawings of Mirrors and Machinery », Early Science and Medicine, 2, 2005, p. 211-236.

24

« Gli strumenti fatti dall'arte ci mostrono, che i raggi son portati per retta linea », ibid, p. 2.

25

Les instruments présentés sont les suivants : le taglio de Tommaso Laureti, le portillon de Dürer, le portillon à Dioptre, le portillon à réglette de Girolamo Ruscelli, le double portillon d'Orazio Trigini dei Mari, les réglettes en équerre, le perspectographe du dessin circulaire de Zuccaro et le distanciomètre de Baldassare Lanci.

26

27 E. Danti, Les deux règles de la perspective pratique de Vignole, trad. P. Dubourg Glatigny, Paris, 2003, p. 229. 28

Ibid., p. 233.

29

Florence, Museo Galileo, Inv. 152-3165.

F. Camerota, « Il distanziometro di Baldassarre Lanci : prospettiva e cartografia militare alla corte dei Medici », Musa musaei : studies on scientific instruments and collections in honour of Mara Miniati, Florence, 2003, p. 79-92.

30

31 C. Maltese, « La prospettiva curva di Leonardo da Vinci e uno strumento di Baldassarre Lanci », in M. Dalai Emiliani (éd.), La prospettiva rinascimentale. Codificazioni e trasgressioni, Florence, 1980, p. 417-425. 32

Danti, Les deux règles...., p. 239.

33

Ibid., p. 195.

34 «Cet instrument montrera en pratique la vérité de ce que l’on a dit dans le théorème sur la dégradation de la figure et que l’œil voit le carré raccourci de la même manière » Ibid., p. 195.

« [Es] werden viel underschiedene Authores angezogen und ihre Instrumenta vor Augen gestellt so von der Perspectiff geschrieben haben », L. Hulsius, Tractat der mechanischen Instrumenten, Francfort, 1604, p. 6.

35

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Savoirs et sciences sur les machines

La diffusion de l'innovation technique entre XVe et XVIe siècle : le cas Léonard de Vinci Pascal Brioist Centre d’Études Supérieures de la Renaissance Université François Rabelais de Tours

Comme le souligne avec justesse l’historien des techniques Francis C. Moon, il y a un enjeu important à comprendre comment l’humanité a appris à créer une infinie variété de machines complexes, même si nous ne nous étonnons même plus aujourd’hui qu’une automobile soit constituée de 20 000 pièces et qu’une photocopieuse le soit de quelque 1000 composants. Il se trouve que la pensée de la complexité des machines a connu un tournant majeur à la Renaissance et que Léonard de Vinci fut l’un des premiers à ambitionner, dans un projet de livre des Elementi machinali, de réduire toutes les machines de son temps à un ensemble de machines simples1. La figure de l’ingénieur de génie développée, notamment au XIXe siècle, à propos de Léonard de Vinci, obscurcit néanmoins la problématique de l’innovation technologique à la Renaissance. Plusieurs champs d’investigation sont à revisiter pour bien comprendre la dimension collective de l’intelligence de la mécanique entre XVe et XVIe siècles : celui des machines de guerre, des machines de chantier, des dispositifs antifriction ou des systèmes à inertie ou encore, par exemple, des machines textiles. Une bonne part des inventions attribuées généralement à Léonard de Vinci s’inscrivent en fait dans un contexte de circulation des idées entre artisans et maîtres de métiers. L’on sait depuis Marcelin Berthelot que Léonard avait de grands prédécesseurs comme Taccola, Francesco di Giorgio et Konrad Kiesser e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013 pp. 34-48

mais les interactions entre le maître toscan et les inventeurs anonymes des grands chantiers ou des ateliers urbains de la Renaissance sont moins faciles à saisir. Par ailleurs, ce n’est peut-être pas seulement une histoire des continuités qu’il faudrait écrire mais aussi une histoire des discontinuités, celle des inventions qui apparaissent puis s’évanouissent pour ressurgir seulement des siècles plus tard. Pour saisir, enfin, quel fut le vrai rôle de Léonard de Vinci, il faudrait aussi examiner l’importance de sa mise en ordre et en dessin des éléments de machines pour les générations ultérieures en dégageant à ce sujet quelques pistes. Les prédécesseurs de Léonard de Vinci : une histoire continuiste des machines de la Renaissance Les premiers coups portés au mythe du génie léonardien l’ont été à l’époque même de la grande redécouverte de Léonard ingénieur par le biais de la publication du Codex Atlanticus, au tournant des XIXe et XXe siècles. En 1902, en effet, lors de la séance du 27 octobre de l’Académie des sciences, le grand chimiste Marcellin Berthelot (1827-1907) monte en ligne contre l’historien Haton de la Goupillère qui vient de se livrer à un éloge en règle d’un Léonard de Vinci savant. Berthelot vient en effet de découvrir que bien des machines dont on prête l’invention au « grand génie » ont en réalité

P. Brioist – La diffusion de l’innovation technique entre le XVe et le XVIe siècle

été dessinées avant lui2. Selon lui, la plupart des soidisant inventions de Léonard étaient même disponibles de son temps et ses connaissances scientifiques étaient bien réduites. Faire de Léonard le fondateur de la science et de la technique du XXe siècle tient donc « de l’illusion et de l’erreur ». À une époque où naît le mythe d’un Léonard précurseur de l’aviation (la « chauve-souris » de Clément Ader avait volé en 1890) et de tant d’autres technologies, l’argument frise la provocation. Mais le débat ne fait que commencer. En 1913, le philosophe et académicien Pierre Duhem soutient un parti inverse : si Léonard doit beaucoup à ses devanciers, il était parfaitement au fait de la science du XVe siècle et avait réalisé de véritables percées théoriques rendant notamment possibles les découvertes de Galilée sur la théorie de la chute des corps. Dans un contexte nationaliste exacerbé qu’est alors celui de la France, le Léonard de Duhem incarne, dans la lignée d’Aristote, non seulement le génie gréco-romain, mais encore les valeurs françaises et catholiques de la Sorbonne médiévale. Dans les années 1970-1980, les travaux d’historiens comme Bertrand Gilles ou Paolo Galluzzi vont confirmer les dires de Berthelot, même si les mêmes idées courent toujours sur Léonard « inventeur de génie ». Léonard participe en fait de la véritable révolution technologique que connaît l’Italie du nord des XIVe et XVe siècles. Après le cataclysme de la Peste Noire, par simple effet démographique, la richesse a commencé à se concentrer, les capitaux sont devenus disponibles pour de grands projets et la rareté relative de la main d’œuvre poussa à chercher des solutions techniques pour accélérer les travaux. À Sienne, l’ingénierie hydraulique et militaire prit son envol avec Mariano di Jacopo dit Taccola (1381-1458) et plusieurs autres ingénieurs anonymes. Taccola offrit à la ville, perchée sur ses collines, un réseau de canaux souterrains prodigieux ainsi que des modèles de machines entraînées par des roues à aubes : scies, pompes et moulins. Dans ses traités, son successeur Francesco

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di Giorgio Martini (1381-1502) développa des projets architecturaux, des machines de guerre, des engins civils de plus en plus complexes offrant des solutions inédites de levage et de transport, des moulins des plus divers et une théorie de la mécanique ! À Florence, tout semble avoir commencé avec Filippo Brunelleschi (1377-1446) qui se vit confier entre 1420 et 1436 l’édification du gigantesque dôme de Santa Maria del Fiore. Nous connaissons ses machines par les croquis de témoins, Lorenzo Ghiberti et Giuliano da San Gallo3 : énormes treuils à changement de vitesse, systèmes d’engrenages anti-frottements, grues pivotantes, appareils de levages divers, grands navires à aubes pour transporter le marbre sur l’Arno… Florence et Sienne étant fort proches, les idées nées dans une ville circulaient dans l’autre. Ainsi, le De ingeneis de 1433 et le De Machinis de Mariano Taccola, reprirent certaines des idées de Brunelleschi. Un document aujourd’hui perdu, le Zibaldone de Lorenzo Ghiberti, en aurait fait la synthèse vers 14304. Il y aurait ensuite eu, semble-t-il, une sorte de continuum entre les secrets mécaniques de Brunelleschi, les inventions appliquées à l’art militaire par Taccola en 1440 et par Francesco di Giorgio en 1480. Certains experts imaginent même un texte mystérieux, sorte de chaînon manquant entre Brunelleschi et Taccola d’un côté et Francesco di Giorgio de l’autre5. Il se peut que ce chaînon ait été un ouvrage d’Antonio Averlino dit le Filarète, un Livre des engins aujourd’hui perdu6. Quand Léonard arriva à Florence comme apprenti, il vit en tout cas les grues de Brunelleschi et travailla même à poser au sommet du Dôme une sphère de cuivre géante. Selon toute vraisemblance, il eut également accès au Zibaldone et plus tard, à Milan, aux travaux de Francesco di Giorgio qu’il rencontra en personne. Dans le domaine militaire Léonard s’inspira de Roberto Valturio (1405-1475) dont le De Re Militari rédigé pour Sigismondo Malatesta montrait des chars, des outres pour traverser les fleuves et toute sorte de machines de guerre

36 ingénieuses7. Léonard n’était donc pas seul à dessiner des machines : il appartenait à un milieu qui, peu à peu, gagnait ses lettres de noblesse au fur et à mesure qu’il s’éloignait de la pure pratique et affirmait ses fondements théoriques. L’histoire que nous écrivons ainsi présente tout de même un inconvénient, elle ne met en scène que des héros de l’invention ayant laissé des traces écrites. Elle nous conduit finalement, à la manière de Duhem en 1900, à rechercher des précurseurs de Léonard de Vinci, à évoquer des chaînons manquants8… et à oublier toute la masse des inventeurs anonymes. Cette histoire n’est pas sans mérite mais est-il possible de procéder autrement et de faire parler les anonymes silencieux ? Léonard et la saisie des techniques de son temps Cette entreprise ambitieuse nécessite un réexamen systématique des machines léonardiennes et de leurs composantes afin d’identifier les sources d’inspirations du maître qui ne seraient pas nécessairement ses confrères9. La tâche est immense même si l’Accademia della Crusca nous a dotés récemment d’un glossaire des termes toscans utilisés par Léonard pour décrire les machines à partir du vocabulaire des métiers (350 lemmes en tout). Aussi, le présent article a pour seul projet d’examiner quelques pistes qui seront, nous l’espérons, fertiles pour un travail ultérieur nécessairement plus vaste et plus fouillé. Commençons par les composants et, pourquoi pas, par les engrenages, ces pièces à la valeur éminemment symboliques de la modernité technique. Le livre des Elementi machinali de Léonard de Vinci, figurant sous forme de fragments dans les Codices de Madrid, ambitionne en effet un recensement de tous les types d’engrenages et de pignons et même une approche théorique de leurs développés10. Pourtant, il est bien difficile de déterminer ce qui relève de l’invention du maître et ce qui n’en relève pas. Prenons simplement

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l’exemple bien connu du couple de roues semiengrenées du Codex de Madrid11. Il permet d’obtenir un mouvement de va-et-vient à partir d’un mouvement rotatif continu, belle trouvaille s’il en est mais qui se trouve déjà rapportée au XIVe siècle dans certains manuscrits techniques arabes12. De plus, l’idée de roues qui ne sont dentées qu’à moitié s’avère déjà représentée chez Francesco di Giorgio Martini, par exemple à propos d’un engin pour ficher des pieux dans le fond d’une rivière13. Elle est aussi reprise par un contemporain de Léonard, l’horloger Lorenzo della Volpaia, à propos d’un mécanisme destiné à soulever l’eau : un demi cercle engrené est solidaire d’un arbre porteur de deux seaux attachés à des cordes, une roue à rayons actionnée par une manivelle produit le mouvement de va-et-vient en étant semi-engrenée14. Léonard, dans le codex de Madrid, ne fait donc que mettre en liste des dispositifs bien connus. À vrai dire, c’est sans doute plus au XIVe siècle qu’à la fin du XVe siècle que la recherche sur les types d’engrenages fut la plus originale, résultat sans doute de la réflexion contemporaine sur les moulins et sur les horloges à poids15. Une partie des connaissances qui nourrirent cette évolution vint probablement du monde arabe : le découpage du temps dans les horloges par des roues dentées s’inspirait par exemple des astrolabes à engrenages que l’on fabriquait dès 130016. Un gros inconvénient des engrenages du XVe siècle, décrits par tous les prédécesseurs de Léonard de Vinci, Giovanni Fontana, Mariano Taccola, Giorgio Valturio ou Francesco di Giorgio, est leur fragilité apparente : des dents en bois ne peuvent guère résister longtemps aux efforts qu’on leur demande, en particulier dans les grues17. Léonard obvie à ce problème de deux façons, d’une part en concevant des engrenages en fer aciéré, tel son fameux cric du Codex Atlanticus18 d’autre part en dessinant de nombreux systèmes permettant de réduire les frottements tels les roulements à billes. En réalité, bien avant lui, Brunelleschi semble avoir conçu des dents d’engrenages faites de cylindres

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cuirassés de bronze tournant sur eux-mêmes, ce que Léonard n’ignorait pas puisqu’il les a recopiées et qu’il s’en est même inspiré pour un modèle de moulin double19. Toutefois, le Toscan ne s’arrêtait pas à la simple reproduction de la tradition entretenue par ses compatriotes. En effet, alors qu’il réfléchissait vers 1497 à la réduction de la friction d’axes de cloches hyper-pesantes ou d’axes de roues de chariots lourds20, il proposait des solutions originales. Ainsi pour les cloches suggérait-il de faire reposer les tourillons autour desquels l’objet se mettait en mouvement sur trois quart de cercles croisés21. Plus tard, sans doute après sa visite en 1502 dans la tour du palais communal de Sienne, se souciant des effets de vibration sur la structure des clochers, il proposa de positionner un quadrant-

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Figure 1 : Léonard de Vinci, couple de roues semiengrenées (Madrid Ms 1, f. 17r)

Figure 2 : Léonard de Vinci, étude sur les engrenages (Madrid Ms 1, f. 5r)

coussinet sous l’axe puis les quadrants latéraux horizontalement car il avait saisi que la solution précédente occasionnait de l’abrasion22. Mais d’où lui vint cette intuition ? Quelques lignes du Codex de Madrid nous fournissent un indice : « Jules l’Allemand dit avoir vu en Allemagne ce type de rouleaux être consumés par l’axe m ». L’ingénieur toscan s’enquiert bel et bien des techniques d’audelà des Alpes auprès des mécaniciens d’origine germanique qui travaillent avec lui à Milan. C’est la raison pour laquelle le mécanisme du codex de Madrid ressemble fort au système anti-frottement présent dès le XVe siècle dans le beffroi de Metz pour soutenir la cloche de Mutte23. Léonard absorbe avec une facilité déconcertante tous les savoirs qui l’entourent et exploite toutes les sources d’information possibles.

38 Prenons à présent un troisième exemple, celui des dispositifs destinés à réduire les irrégularités d’une impulsion motrice et à économiser l’énergie dans un mouvement rotatif, autrement dit les systèmes utilisant l’inertie que l’on appelle volants. Ceux-ci sont mentionnés la première fois, d’après l’historien Lynn White, à la fin du XIe siècle à

Figure 3 : Léonard de Vinci, vis d’Archimède (Codex Atlanticus, f. 1069r)

propos d’un moulin à broyer les couleurs. Au XIVe siècle, le philosophe Buridan, cherchant à élaborer la notion de vitesse, réfléchissait à la force (vis impressa) emmagasinée par une meule que l’on met en mouvement24. En 1480, Francesco di Giorgio décrivit un régulateur à boules et chaines dont l’usage est d’optimiser l’énergie nécessaire à une meule de moulin25. À l’orée du XVIe siècle, en 1507, une gravure allemande montre un régulateur de ce type monté sur un tournebroche, preuve que l’invention est déjà largement répandue et les

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dessins de tours de potiers et de tours de menuisiers du Codice Maglia Bechiano (Cl XVIII-III) de la bibliothèque nationale de Florence montre qu’elle était probablement non moins en usage chez les artisans toscans du XVIe siècle. Dans le traité des Elementi machinali, volants et régulateurs à boules figurent en bonne place26. À regarder de près les dessins de Léonard, ces appareils connaissent chez lui de nombreuses applications. Ainsi, la fameuse vis d’Archimède double utilisée pour élever de l’eau dans un château d’eau du Codex Atlanticus est-elle entraînée par un pignon à lanterne articulé à un volant, muni de dents horizontales, fixé sur une roue à aube27. De même, l’embarcation munie de roues à pales du Codex Atlanticus, réminiscence probable du « Badalone » pour lequel Brunelleschi reçut une patente en 1421, utilise un grand volant pesant pour aider les navigateurs de l’Arno à actionner les manivelles faisant tourner les pales28. Dans le domaine de l’horlogerie, Léonard creuse la théorie d’un autre système mécanique de base : la fusée, qu’il dessine par exemple au feuillet 85r du premier codex de Madrid ou encore au feuillet 14r dans un mécanisme d’horlogerie. Le principe est simple, il s’agit d’égaliser la détente d’un ressort en spirale abrité dans un cylindre de manière à obtenir un mouvement isochrone. Dans le dessin du feuillet 14r, Léonard compense la déperdition d’énergie du ressort par un engrenage de forme conique. À plusieurs autres reprises, il dessine dans le codex de Madrid29 (fol 16r, et fol 45r) des pignons coniques s’engrenant sur des dents montées sur une spirale, preuve qu’il a médité sur la nature du freinage et qu’il en a conclu, comme à son habitude, que celleci suivait une loi pyramidale30. Mais le fait que Léonard théorise l’objet ne signifie pas qu’il en est l’inventeur. Konrad Kyeser, en effet, dans le Bellifortis offert en 1405 à l’empereur Sigismond, se servait déjà d’un axe conique pour tendre une arbalète et à partir de 1430, un nombre de plus en plus important d’horloges furent équipées de fusées auxquelles le mouvement du ressort était transmis par un frein en boyau ou une chaîne31. Entre XVe et

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XVIe siècles, les fusées d’horloge devinrent un lieu commun de la mécanique, on les retrouvait aussi bien dans les horloges que dans les tournebroches automatiques ou dans les nefs automates de Charles Quint. On sait que Léonard a fréquenté Lorenzo della Volpaia, sa familiarité avec les milieux des horlogers explique donc sa fascination pour ce dispositif d’une rare élégance. Notons toutefois qu’il innova en substituant à la transmission par boyau ou par chaine la transmission par engrenage.

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L’horloge du feuillet 14r du codex de Madrid constitue un excellent exemple de la capacité adaptative de son inventeur : l’engrenage surplombant le tambour du ressort passe progressivement d’un diamètre à l’autre – de plus en plus large – de l’engrenage conique, au moyen d’une vis sans fin et d’une crémaillère. Le contact de la roue du ressort et de l’engrenage conique est ainsi maintenu, de tour en tour, pour chaque diamètre du cône.

Figure 4 : Léonard de Vinci, étude sur les volants (Madrid Ms1 f. 114r)

40 Il faut donc absolument se convaincre que les mécanismes simples que décrit Léonard et pour lesquelles il trouve des applications ne sont pratiquement jamais des inventions qui lui appartiennent. Lynn White avait parfaitement démontré dans les années 1960 que l’affirmation de Bertrand Gilles selon laquelle le système biellemanivelle ne s’affirmait que lentement au XVIe siècle, et que Léonard en était l’ardent promoteur, était complètement absurde32. En effet, ce système était bien connu de l’anonyme auteur du traité des guerres hussites, de Pisanello (1444), de Taccola, de Valturio, de Francesco di Giorgio et de bien d’autres33. Le même type de démonstration peut être conduit, nous venons de le voir, sur d’autres mécanismes élémentaires. Voyons à présent si l’examen de machines un peu plus complexes donne le même résultat : Léonard s’est-il, là aussi, nourri au sein du milieu artisanal qu’il fréquentait ? On pourrait, de la même façon, démontrer que Léonard s’est inspiré des maîtres artisans de son temps pour des objets mécaniques plus complexes. C’est le cas par exemple lorsqu’il s’intéresse aux serrures34. Au folio 50v du premier volume du Codex de Madrid, est ainsi figurée une serrure de sûreté à ressort. Celle-ci fonctionne sur le principe suivant : quand la clé tourne dans un dôme (figuré par une pseudo-ellipse sur le dessin), son panneton met en mouvement un dispositif qui pince deux leviers, ou pèles, qui à leur tour actionnent deux pênes (qui se désengagent du nez qui les retient tandis que le nez s’abaisse grâce à un autre mécanisme). En somme, ici, la serrure est fermée à l’état initial et l’action de la clé la déverrouille. Le système de codage invisible caché dans le dôme peut éventuellement ressembler à ce que l’on trouve dans un autre dessin de Léonard : de multiples barbules en étoile au travers desquelles le panneton doit pouvoir passer grâce à ses creux (rouets et râteaux). Aussi ingénieux que paraisse ce travail, il n’est pas tout à fait original. Il suffit pour s’en convaincre de visiter les musées conservant aujourd’hui des serrures du XVe et du XVIe siècle35.

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Figure 5 : Léonard de Vinci, étude sur les serrures (Madrid Ms1, f. 99v)

On se rend alors compte du fait que Léonard s’inscrit totalement dans le paradigme des serrures de son temps : ainsi, le dôme à barbules en étoile est présent dans une serrure allemande du défunt musée Bricard36. De plus, entre XVe et XVIe siècles, les serrures à dôme avec ressorts à l’arrière ou les serrures trapézoïdales avec pênes en bord et gâchettes (des ressorts centraux gardent par

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exemple les pênes à l’extérieur en position fermée et quand la clé tourne, les ressorts sont compressés et font rentrer les pênes) se multiplient dans toutes l’Europe. Ce sont clairement des chefs-d’œuvre d’artisans. Tous doivent-ils leurs capacités d’innovation à Léonard ? Les datations et les attributions précises des objets sont éminemment difficiles à réaliser mais il y a fort à parier que le flux d’information part d’abord des artisans et qu’il est seulement récupéré par Léonard qui, bien sûr, s’approprie toujours avec finesse les techniques des hommes de métier et leur apporte sa propre patte. Ainsi procéda-t-il encore, mais le fait est bien connu, avec les maîtres des eaux milanais desquels il apprit énormément de procédés concernant les réparations des canaux et des écluses, comme il le confesse d’ailleurs lui-même37. Il n’est d’ailleurs

Figure 6 : Léonard de Vinci, Retordeuse à deux fuseaux avec ailettes (Madrid Ms 1, f. 68v)

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probablement pas réellement l’inventeur des écluses à portes busquées et nous sommes certains qu’il y eut avant lui un ingénieur siennois pour dessiner un étayage de barrage d’écluse en escalier, même s’il appliqua bien ce système à l’écluse-tunnel dont il voulait équiper la rivière Adda au niveau du passage torrentueux des Tre Corni38. Un dernier exemple, tiré des études qu’en a faites l’historien anglais Graham Hollister Short, achèvera de prouver que l’inspiration de Léonard de Vinci fut souvent puisée dans l’univers artisanal, c’est celui des machines textiles39. Ainsi, dans les feuillets milanais qu’il consacre au filage automatique de la laine, l’ingénieur dessine des ailettes en forme de U tournant autour du fuseau permettant simultanément le filage (la différence de diamètre entre le U et le fuseau occasionne des vitesses différentes qui produisent la torsion du fil et l’embobinement. Le nombre de tours de l’ailette et la longueur de la mèche de fibres étirées déterminent la torsion)40. Cette invention n’a semble-t-il pas été originellement établie pour la filière laine mais plutôt pour la filière soie, et ce bien avant Léonard. En effet, dès le XIIIe siècle on trouve en Italie du Nord des moulins (filatorium) mus avec cheval et au XIVe siècle à Lucca, des machines équipées de roues hydrauliques pour le moulinage de la soie)41. Le dévidoir retordeur à fuseaux multiples pour le filage de la laine de Léonard relève donc d’une invention par transfert entre filières. On retrouve d’ailleurs dans plusieurs autres dessins de Léonard le fuseau à ailettes, preuve de l’intérêt que le technologue toscan lui portait42. La façon dont Léonard a pu connaître les secrets gardés jalousement par les Lucquois reste néanmoins un mystère, au même titre que le nom de l’artisan qui conçut le premier le fuseau à crochet. On ignore également si la fileuse mécanique de Léonard fut réalisée lors des années 1490, et où elle fut dessinée. On sait néanmoins que le filage à fuseaux multiples apparut dans les machines de filature au XVIIIe siècle. Se pose ici la question du

42 cheminement des inventions de Léonard après lui. On sait que les papiers techniques de Léonard ne furent pas publiés avant la fin du XIXe siècle (seul son Traité de peinture » le fut au XVIIe siècle). Comment se fait-il alors que certaines de ses techniques réapparaissent ? Tout d’abord, le témoignage de Benvenuto Cellini à propos de la fonderie et l’usage de solutions léonardiennes pour des statues équestres du XVIe et du XVIIe siècle, suggère que certains manuscrits ont tout de même circulé43. Ensuite, comme l’a montré Graham Hollister Short à propos des pompes à double secteurs du Codex Atlanticus dont le principe est réutilisé dans la samaritaine du pont de Londres en 1590 puis, dans la machine de Newcomen au XVIIIe siècle, il est possible que les mécaniciens allemands qui collaboraient avec Léonard aient rapporté en terre d’Empire des techniques de leur maître44. Il pourrait en être de même des métiers à la barre que l’on voit apparaître au XVIIe siècle dans les Flandres, à Londres, en Suisse et en Allemagne et qui fonctionnent sur des principes assez analogues à ceux du métier à rubans de Léonard de Vinci. Je voudrais souligner à la suite de Liliane HilairePérez que les idées nouvelles ne sont pas nécessairement immédiatement diffusées, elles sont parfois oubliées et ne resurgissent que bien des années après, amendées, ou réinterprétées par d’autres. Ainsi, l’idée de Léonard de passer une navette de part et d’autre d’un métier à tisser par des simulacres de bras et un système d’encliquement/dévérouillage inspiré de la serrurerie ressemble fort à des composants des métiers automates de De Gennes (1677) et Vaucanson (1744) ainsi que des machines brevetées de la Draper Corporation américaine des années 1840-1850. Les discontinuités, de ce point de vue, sont aussi intéressantes que les filiations. Toute la déconstruction à laquelle nous venons de nous livrer pourrait laisser croire que nous doutons de l’apport de Léonard de Vinci à la technologie moderne. Il n’en est rien, sans doute faut-il simplement poser la question autrement.

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La mise en ordre et en dessin : l’apport de Léonard à la mécanique Tout d’abord, notons que les trouvailles de Léonard furent sans doute recopiées par ses contemporains45, qu’elles continuèrent d’inspirer les inventeurs des générations suivantes, jusqu’aux auteurs de théâtres de machines comme Ramelli, Besson, Errard ou Zonca46. Ces ingénieurs des années 1570-1610 n’avaient pas eu accès aux manuscrits léonardiens, mais firent tout de même état de solutions techniques que l’on trouvait déjà chez leur prédécesseur et probablement aussi dans le milieu artisanal qui leur était commun. L’arbre de transmission du battiloro (une machine à battre les feuilles d’or dessinée dans le Codex Atlanticus) qui porte un dispositif de programmation de mouvement, par exemple, réapparaît chez Zonca et les métiers à tisser des rubans de coton sont décrits à Dantzig vers 1570. Certes, les machines de Léonard n’ont probablement jamais été construites (un certain nombre de défauts qu’il faudrait ajuster pour que les dessins puissent accoucher de machines fonctionnantes le prouve), mais leurs concepts ont en tout cas été diffusés pratiquement immédiatement en Italie et même dans le reste de l’Europe (cas déjà cité de la pompe à double secteur), ce d’autant plus facilement qu’ils ne faisaient que saisir, parfois en l’améliorant, une tradition existante. Le véritable legs de Léonard réside peut-être ailleurs, dans sa capacité d’une part à dessiner de façon convaincante, grâce à l’art de l’axonométrie, des idées de machines encore non réalisées mais grâce aussi à sa capacité à décomposer les machines en éléments simples47. Cette méthode léonardienne de décomposition est avant tout pratique, il s’agit pour le toscan d’identifier le vocabulaire de base d’une langue de la mécanique encore à construire48. À la fin du XVIe siècle, Guidobaldo dal Monte, auteur d’un Mechanicorum Liber (1577) qui prétend lui aussi réduire la mécanique en art, procède assez différemment49. Sa référence,

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beaucoup plus théorique, est la science hellénistique et son but est de fonder le travail de ses collègues sur l’explication mathématique des cinq machines simples définies dans l’Antiquité par Héron d’Alexandrie : treuil, levier, plan incliné (coin), moufle, vis50. En 1706, quand Philippe de la Hire écrit son Traité des Roulettes qui fait suite à son Traité de mécanique de 1680, un nouveau pas est franchi : il ouvre en effet la voie de la science de la cinématique des mécanismes en explorant par les mathématiques, à la suite de Christian Huygens, la notion d’engrenages épicycloïdaux51. Le XVIIIe siècle voit l’affirmation de la théorie mécanique newtonienne mais la science des machines proprement dite ne progresse guère, sauf peut-être chez l’ingénieur Leipzigois Jacob Leupold (1674– 1727), mathématicien auteur d’un Theatrum Machinarum Generale (1724) dont les planches constituent un inventaire extrêmement précis des types d’engrenages, de cames ou de mécanismes anti-friction52. Tout au long du XIXe siècle, les ingénieurs français de l’École polytechnique produisent à leur tour, et à la suite de Gaspard Monge, des catalogues d’éléments de machines53. C’est pour commencer Alexis Thérèse Petit qui propose dans son cours une description des « machines élémentaires » et une théorie des engrenages, cours complété par Arago vers 1820 avec un exposé des mécanismes d’horlogerie et résumé par Savary en 1830 en une seule planche regroupant engrenages et échappements. Parallèlement, dans l’école d’application de Metz, Victor Poncelet rend disponible en 1826, par la lithographie, un Cours de mécanique appliquée aux machines reprenant les idées d’Arago. En 1841, Michel Chasles aborde le problème par le biais de la description géométrique et mécanique des machines et peu à peu s’élabore une approche de la mécanique par le biais de la théorie cinématique renouant avec celle de La Hire. Chasles n’ignore pas l’œuvre mécanique de Léonard de Vinci, il mentionne d’ailleurs une machine à tracer les

43

ellipses du maître et cite à ce propos l’ouvrage de l’hydraulicien Giovann Batista Venturi intitulé Essai sur les ouvrages physico-mathematiques de Leonard de Vinci (1796). En 1874 enfin, l’ingénieur berlinois Franz Reuleaux (1829-1905), qui avait accès aux dessins de Léonard de Vinci puisqu’on les redécouvrit au XIXe siècle, se mit en tête de rendre disponible au monde entier une théorie complète de la conception de machines54. Il y réussit par le biais d’un livre intitulé Der Constructor (1864) et par celui d’une collection de modèles d’engrenages et de mécanismes qu’il fit réaliser à Berlin puis reproduire pour diverses collections en Suisse, au Portugal, en France et même en Amérique (la collection de l’université de Cornell est actuellement la mieux préservée)55. Reuleaux considérait que la mécanique pouvait se résumer à une liste d’éléments constructifs et à des chaînes cinématiques identifiables56. Ladislao Reti, qui fut le premier spécialiste de Léonard de Vinci à commenter sérieusement les Elementi machinali des Codices redécouverts en 1965 dans la Bibliothèque Nationale de Madrid, fut frappé par l’analogie qu’il percevait entre la typologie léonardienne et celle de Reuleaux. Ainsi, les 6 catégories de chaines cinématiques de Reuleaux (engrenage, cames, vis, manivelle, poulie, échappement) sont déjà identifiés par Léonard, et l’on peut également renvoyer dos à dos les éléments cinématiques de machines (pistons et cylindres, taillant, tringlerie articulée, poulies et courroies, raccordement, roues à frictions, joints sphériques etc.) des deux hommes que pratiquement 4 siècles séparaient. Une question importante est cependant posée par Francis Moon : Léonard de Vinci, lorsqu’il dessinait une machine complexe du type du Battiloro avait-il vraiment conscience de mettre en œuvre un système combinatoire ? Moon le pense et en veut pour preuve sa décomposition de la fileuse-retordeuse mécanique du Codex Atlanticus57 en 5 éléments de machines et 4 mécanismes cinématiques58.

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Figure 7 : Léonard de Vinci, Décomposition de la fileuse-retordeuse mécanique (Codex Atlanticus, f. 1090v)

Conclusion : Une histoire des techniques écrite sur la longue durée a pour vertu non seulement de penser à nouveaux frais la question de l’invention et de l’innovation, mais aussi de mettre en lumière des acteurs un peu trop silencieux dans les grandes sagas héroïques glorifiant les « inventeurs ». Le Giulio Tedesco qui assiste Léonard à Milan lorsque ce dernier travaille sur les cloches ou les pistolets à

rouet mérite en cela d’être étudié tout autant que ces artisans anonymes ayant apporté leurs petites modifications aux machines textiles schématisées dans le Codex Atlanticus. Quant aux machines simples, dont le Toscan faisait l’inventaire dans son projet d’Elementi Machinali, il est évident qu’elles faisaient partie d’un univers technique antérieur à la fin du XVe siècle. Malgré tout, la méthode de Léonard fut grosse de conséquences pour ses successeurs immédiats.

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Peut-on dès lors affirmer que la réduction en art de Léonard de Vinci influença le XIXe siècle ? C’est peut-être aller trop vite en besogne car les inventeurs de ce temps fonctionnaient surtout, comme leurs prédécesseurs, en s’immergeant dans la culture technique qui les entourait. De plus, même si Léonard inspira probablement Reuleaux, le Toscan n’est guère cité par les professeurs de l’École polytechnique. On peut néanmoins soutenir l’idée que la mise en ordre proposée par Léonard avec son projet d’ouvrage des Elementi machinali servit possiblement de trame inconsciente à un certain nombre de ses successeurs dont Jérome Cardan (son joint universel se trouve déjà dessiné par Léonard) et les auteurs de théâtres de machines. De ce point de vue, même les disciples de Gaspard Monge furent les héritiers, sans le savoir, de l’enfant avide de connaissance du village de Vinci.

En réalité, la théorie des machines simples remonte à l’Antiquité et en particulier à la période hellénistique. Héron d’Alexandrie, Archimède, le pseudo Aristote et d’autres encore, réfléchissaient déjà entre IVe et IIe siècles avant J.-C. à l’identification et à la mathématisation des machines simples, roues, leviers, plans inclinés etc. À la fin du XVIe siècle, d’ailleurs, Guidobaldo dal Monte repartant de ces auteurs, publia une remarquable synthèse intitulée : Guidiubaldi e marchionibus montis mechanicorum liber, Pisauri, Concordia, 1577. 1

Marcellin Berthelot, « Les manuscrits de Léonard de Vinci et les machines de guerre », dans Le Journal des Savants, 1902, p. 116-119 : « Ce serait assurément un très grand travail que de reconstituer les sources auxquelles Léonard de Vinci a puisé. Ce travail a été entrepris sur quelques points (anatomie, architecture, arts militaires), notamment par M. G.-B. de Toni (Frammenti vinciani), qui a montré que la plupart des noms d'armes de guerre et des textes correspondants, contenus dans les manuscrits de Léonard, sont purement et simplement traduits de Roberto Valturio (De Re militari), auteur militaire du XVe siècle… Je citerai d'abord les chars armés de faux. Les dessins de Léonard de

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Vinci ne sont pas l’œuvre de son imagination, comme on l'a supposé parfois. En effet, ces chars, employés d'abord par les Assyriens et les Persans, puis tombés en désuétude chez les Grecs et les Romains de la République et des premiers siècles de l'Empire romain, ont reparu à la fin de cet Empire et ils ont été en usage pendant tout le moyen âge, notamment pour la protection du carroccio des communes italiennes. Un dessin de Guido da Vigevano ne permet aucun doute à cet égard. Vers la fin du XIVe siècle, on commença à les armer de petits canons ; ils sont alors désignés sous le nom de ribaudequins et cités par divers chroniqueurs… Les dessins de mitrailleuses de Léonard, auxquels on a rapporté parfois les appareils de ce genre, ainsi que ceux des revolvers, dont on trouve encore des échantillons dans les musées d'Italie, réclament également d'être soumis à une critique approfondie. La conception de semblables engins était déjà courante à la fin du XIVe siècle, comme en témoignent quatre dessins du Bellifortis et un dessin de Marianus Taccola. Même observation pour les faux et crochets placés sur les navires pour attaquer ceux des ennemis. Comme on le voit d’après un dessin de Marianus Taccola, le pont sur outres, dont Léonard donne le dessin, est aussi tiré d'inventeurs plus anciens. C'était là, d'ailleurs, un procédé usité déjà par les Assyriens et figuré sur leurs monuments ». 3 C’est par une copie tardive du Zibaldone de Lorenzo Ghiberti réalisée par son petit-fils, Buonacorso, que nous parvenons à imaginer aujourd’hui les inventions de Brunelleschi que ce dernier tenait à garder secrètes. 4 Frank Prager, “Brunelleschi : Studies of His Technology and Inventions”, 1970, p. XI-XIII. 5 Gustina Scaglia’s, “Drawings of forts and engines by Lorenzo Donati, Giovanbattista Alberti, Sallustio Peruzzi, The Machine Complex Artist, and Oreste Biringuccio“, Architectura, II, 1988, p. 169-97. 6 En effet, avant de s’installer à Milan en 1433, le Filarète avait étudié dans l’atelier de Lorenzo Ghiberti à Florence. 7 Paola Delbianco (a cura di), Roberto Valturio, «De Re Militari», Saggi critici Introduzione di Franco Cardini, Rimini, 2007. 8 Pierre Duhem, Études sur Léonard de Vinci, ceux qu'il a lus et ceux qui l'ont lu, Paris, A. Hermann, 1906-1913.

46

Pour avancer dans cette enquête, on peut se reposer sur le travail récent opéré par le Museo Leonardiano en collaboration avec l’Accademia della Crusca de Florence : Paola Manni e Marco Biffi (a cura di), Glossario Leonardiano. Nomenclatura delle macchine nei codici di Madrid e Atlanticus, Leo S. Olschki Editore, 2011.

9

Léonard de Vinci, Biblioteca Nacional de Madrid Ms I, fol. 5r, 116r et 118r. 10

11 Léonard de Vinci, Biblioteca Nacional de Madrid Ms I, fol. 17r ou fol. 19r. 12 Stefano Carboni (dir.), Venise et l’Orient, Institut du Monde Arabe / Gallimard, Paris, 2006, 374 p. Voir aussi Donald Routlege Hill, « Arabic Mechanical Engineering : Survey of the Historical sources », dans Arabic Sciences and Philosophy, a Historical Journal, Cambridge University Press, 1991, vol. 1, p. 167–186.

Francesco Di Giorgio Martini, Florence, Bibliotecca Medicea Laurenziana, Ms 197b, 21, fol. 48v.

13

Florence, Bibliotecca Medicea Laurenziana, Codice L. A., Della Golpaia Girolamo Benedetto, Benvenuto e Lorenzo : studi di Orologeria, meccanica, astronomica con opportune figure e spiegazioni del secolo XVI, 17c 39v. Ce principe se retrouve quasiment à l’identique dans le Codex Atlanticus, fol. 7r et 8r b (le pignon est cette fois totalement engrené), soit Lorenzo della Volpaia s’est inspiré de Léonard, soit c’est le contraire, soit, plus probablement d’ailleurs, les deux ont une source commune. 14

Lynn White, op. cit., passim. Sur les horloges à poids, voir aussi Carlo Cipolla, Clocks and culture, 1300 to 1700, W.W. Norton & Co, 2004.

15

16 Derek de S. Price, « The Prehistory of the Clock », Discovery, XVII, 1956, p. 155. Le monde arabe héritait sans doute lui-même pour les engrenages du monde grec et en particulier du monde hellénistique. Le mécanisme d’Anticythère, découvert en 1900 en Méditerranée remonte en effet au IIIe siècle avant J.-C. et s’avérait capable avec ses 82 éléments dont une trentaine de roues dentées, de calculer le calendrier solaire et le calendrier lunaire. 17 Les prédécesseurs de Léonard de Vinci ont souvent fait l’objet de réimpression en fac-simile. Les ouvrages utilisés pour le présent article sont : Eugenio Battisti et Giuseppa Saccaro Battisti (ed.), Le Macchine cifrate di Giovanni Fontana, Arcadia Edizioni, 1984, qui montre des engrenages utilisés pour pulser l’air dans les tuyaux d’un orgue. Sur Taccola voir Frank D. Pragger et Giutina Scaglia, Mariano Taccola and his book de Ingeneis, MIT Press, Cambridge Massachussets, 1972 ; voir aussi L’art de la guerre. Machines et Stratagèmes de Taccola ingénieur de la Renaissance, présenté par Eberhard Knobloch,

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Paris, Gallimard, 1992. Sur Francesco di Giorgio, voir Corrado Maltese (ed.), Francesco di Giorgio Martini, Trattati di architettura, ingegneria e arte militare, Milan, 1967. Sur Valturio, voir l’ouvrage cité plus haut édité par le Centre de recherche de Rimini. 18

Codex Atlanticus, Milan, Biblioteca Ambrosiana, fol. 259r.

Codex Atlanticus, Milan, Biblioteca Ambrosiana, f 81r. Cf. Buonnaccorso Ghiberti, B.R. 228, Bibliotecca Nazionale di Firenze, fol. 95r et 98r. Ces dessins, repris par Ghiberti du Zibaldone, ont été vus par Léonard qui les reproduisit dans le Codex Atlanticus, Milan, Biblioteca Ambrosiana, fol 105B v.

19

20 Manuscrit A de l’Institut de France, fol. 58r ; Madrid Ms I, fol. 12v ; et Codex Atlanticus, Milan, Biblioteca Ambrosiana, fol. 277r. 21 Comme le mouvement de la cloche n’est pas une rotation complète, il n’est pas opportun d’utiliser des cylindres du type proposé dans le Manuscrit A de l’Institut de France.

L’allusion de la visite de Léonard à la Torre de la Mangia de Sienne en compagnie du père de Biringuccio se trouve dans le Manuscrit L de l’Institut de France (f. 33v). Sur la seconde solution de Léonard voir Codex Atlanticus, Milan, Biblioteca Ambrosiana, fol. 972r et 1086r. 22

23 Pascal Brioist, « A case of Know-how circulation : the bell called Mutte in the city of Metz », dans Leonardo and Schlickhardt [actes du colloque Europa bauen : Leonardo da Vinci und Heinrich Schickhardt. Zum Transfer technischen Wissens im vormodernen Europa, Stuttgart, 29-30 mai 2008], 2009.

Lynn White, « Le Moyen Age à la découverte de la technique et du machinisme », dans Technologie médiévale et transformations sociales, La Haye, Mouton, 1979, p. 133-171.

24

25

Florence, Bibliotecca Nazionale, MS II, I.141, fol. 96r.

Codex de Madrid I, Biblioteca Nacional, fol. 114r et 86r. Le fol. 114r développe une réflexion théorique sur les effets des divers volants : « Qui si dimanda, di questi 6 moti, detti moti aumentativi, quale è migliore e perché ; e la causa perché stando i pesi stacati perpendicolarmente sotto il principioe ffine della catena che llo sosstene, per che causa poi si fano equidacente, insieme colle dette catene. Ancora si conclude che andando sempre inanzi la causa del moto che ssi tira prima dirieto la catena e poi la palla a quella legata, che non e possibile che quella cosa ch’è tirata dalla causa del suo moto, ch’ella possa dare causa di moto, alla causa del suo moto… » 26

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27

Codex Atlanticus, Milan, Biblioteca Ambrosiana, fol. 1069r.

28

Codex Atlanticus, Milan, Biblioteca Ambrosiana, fol. 384r.

29

Codex de Madrid, fol. 16r et fol. 45r

30 Sur l’omniprésence de la loi pyramidale chez Léonard de Vinci, voir Paolo Galuzzi, « la legge piramidale », dans Paolo Galuzzi (a cura di), La mente di Leonardo, Nel laboratorio del genio universale, Florence, Giunti, 2006, p. 246-249. 31

Lynn White, op. cit., p. 134.

Ibid., note 234, p. 162. La liste des sources de références qu’il donne pour contredire Bertrand Gilles est éloquente.

32

33

Ibid., p. 124-125.

Leonardo da Vinci, I Codici di Madrid, Biblioteca Nazionale Madrid, Edizione Facsimile del codice di Madrid, Giunti Barnèra Firenze, 1974, fol. 49v, 50r, 98v, 99r, 99v. Voir aussi Ms H de l’Institut de France, fol. 13.

34

Citons notamment le musée le Sec des Tournelles à Rouen, le musée de la Reine Bérangère au Mans, le musée Calvet à Avignon, le musée de l’Histoire du fer à Jarville près de Nancy, la Hanns Schell collection de Graz en Autriche, le musée Poldi Pezzoli de Milan ou le musée civique de Borgo San Sepolcro en Toscane. Le musée Bricard du Marais a aujourd’hui définitivement fermé ses portes. 35

36 À ce propos, voir mon article « Savoir-faire et innovations chez les serruriers de l’Ancien Régime » dans Liliane Hilaire Pérez (dir.), Les chemins de la nouveauté, innover, inventer au regard de l’histoire, Paris, Editions du CTHS, 2003, p. 153-165.

Codex Atlanticus, Milan, Biblioteca Ambrosiana, fol. 611a r ex 225r b : “truova un maestro d’acqua e fatti dire i ripari d’essa e quello che costa”. Un riparo e una conca e uno naviglio e uno molino alla lombarda. Un nipote di Gian Angelo dipintore ha uno libro d’aque che fu del padre”. Sur les connaissances en hydraulique des Milanais, voir l’article de Patrick Boucheron, «Techniques hydrauliques et technologies politiques : histoires brèves d’ingénieurs au service du duc de Milan à la fin du 15e siècle », dans Mélanges de l’École française de Rome – Moyen Âge, 2004/2, t. 116, p. 803-819. 37

38 British Library, Ms Additional 34113, fol. 98v : dessins techniques d’un anonyme siennois. Sur le projet de Léonard de Vinci sur la rivière Adda, voir les travaux du Museo Leonardiano et l’article de Pascal Brioist et Romano Nanni, « Les projets de canalisation français de Léonard », dans Pedretti Carlo (éd.), Leonardo da Vinci & la France, Poggio a Caiano, CB Publishers, 2010, p. 95-102. 39

Graham Hollister Short, « “The literature relating to Leonardo

47

da Vinci’s Work on Textile Machines”. A Critical Review », dans Le Journal de la Renaissance, n°5, Brépols, 2007. Voir aussi M. Feldhaus, « Die Spinnradzeichnungen von Leonardo da Vinci », Melliand Textilberichte, VII, 1926, p. 469-70. Voir aussi Giovani Strobino, « Leonardo da Vinci e la meccanica tessile », Milan, 1953 ; et Kenneth G. Ponting’s, Leonardo da Vinci, Drawings of Textile Machines, Bradford-on-Avon, Moonraker Press, 1979. 40 Léonard de Vinci, Étude de métier à filer Codex de Madrid I, fol. 67v, vers 1492-97, Madrid, Biblioteca Nacional. 41 Voir à ce sujet la conférence donnée à Rombas par Liliane Hilaire-Pérez en 2008 dans le cadre de l’exposition Les rêves mécaniques de Léonard de Vinci, sur Léonard et les machines textiles. 42 Voir par exemple la Retordeuse à deux fuseaux avec ailettes du Codex de Madrid I, fol. 68v, 1492-1497 Madrid, Biblioteca Nacional. Voir encore l’Etude pour un métier à filer continu à fuseaux multiples, Codex Atlanticus, Milan, Biblioteca Ambrosiana (v. 1497-98), fol. 1050r. 43 Andrea Bernardoni, « A Horse for the King, probable French Successes of Leonardo’s casting techniques », dans Pedretti Carlo (éd.), Leonardo da Vinci & la France, Poggio a Caiano, CB Publishers, 2010, p. 95-102. 44 Graham Hollister Short, « The Sector and Chain: An Historical Enquiry. Before and After the Newcomen Engine of 1712. Ideas, Gestalts, Practice. A Critical Review », dans le Journal de la Renaissance, n° 5, Brépols, 2007.

Certains suggèrent que Melzi aurait autorisé l’accès au manuscrits de son maître à ses amis artistes et d’autres comme Ivo Hart (1961) avancent que le médecin Fusto Cardano et son fils Girolamo (l’inventeur du cardan), furent instrumentaux dans la diffusion des idées léonardiennes.

45

46 Hélène Vérin et Luisa Dolza, « Figurer la mécanique : l’énigme des théâtres de machines de la Renaissance », dans Revue d’histoire Moderne et Contemporaine, Belin, Paris, 2004/2 (n° 51-2).

Ladislao Reti, « The Two Unpublished Manuscripts of Leonardo Da Vinci in the Biblioteca Nacional of Madrid », The Burlington Magazine, Vol. 110, No. 778 (Jan. 1968), p. 2-12 ; et surtout The Unknown Leonardo, Mc Graw Hill Book Co., New York, 1974. 47

Sur l’invention d’une théorie des machines, voir notamment Marco Ceccarelli, « Renaissance of Machines in Italy : from Brunelleschi to Galilei through Francesco di Giorgio and Leonardo ». Mechanism and Machine Theory 43, 2008, p. 1530–1552; et, du même auteur : « Classifications of Mechanisms Over Time », Proceedings of International Symposium on History of Machines and Mechanisms HM 48

48

M2004, Kluwer Academic Publishers, Dordrecht, 2004, p. 285302. Voir aussi A.D. Dimarogonas, « The Origins of the Theory of Machines and Mechanisms », dans A.G. Erdman (ed.), Modern Kinematics. Developments in the Last Forty Years, New York, Wiley, 1993, p. 3-18. 49 Guidobaldo Dal Monte, Guidiubaldi e marchionibus montis mechanicorum liber (reprod.), 1577 (en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/) ; sur la mécanique de Guidobaldo, voir notamment Gianni Micheli, « Guidobaldo del Monte e la meccanica », dans Lino Conti (éd.), La matematizzazzione dell'universo : Momenti della cultura matematica tra '500 e '600, Assises, 1992), p. 87-104.

Pierre Duhem, Les Origines de la statique, Hermann, Paris, 1905-1906, vol. 1 et 2.

50

51 Philippe de la Hire, Traité de mécanique : ou l'on explique tout ce qui est nécessaire dans la pratique des arts, & les propriétés des corps pesants lesquelles ont un plus grand usage dans la physique, 1695.

On y retrouve notamment le mécanisme à trois coussinetsquadrants décrit par Léonard dans le Codex Atlanticus mais l’ingénieur allemand explique qu’il s’agit d’un dispositif très ancien qu’on utilise traditionnellement pour les axes de cloche. 52

Jean-Yves Dupont, « Troisième partie – Les Machines, cours d’application : 1817 - 1850 », Bulletin de la société des amis de l’histoire de l’Ecole Polytechnique, 2000 (en ligne : http://sabix.revues.org/257#tocto1n2).

53

54 Le Codex Atlanticus fut publié d’abord en fac simile à Milan par G. Piumati. Des extraits des carnets avaient également été publiés à Bologne auparavant, en 1828 sous le titre Saggio delle Opere di Leonardo da Vinci Tavole tratte dal Codice Atlantico. Reuleaux eut quant à lui accès aux machines de Léonard par le biais du berlinois Hermann Grothe auteur d’une série d’articles sur Léonard inventeur à partir des clichés du Codex Atlanticus dont disposait son ami italien Alessandro Cialdi (1873). Cf. Francis Moon, op.cit., p. 61.

Francis Moon, Leonardo da Vinci and Franz Reuleaux, op. cit., p. 7-9. Cette partie de l’article doit beaucoup à l’ouvrage de Moon qui revient avec finesse sur les intuitions de Ladislao Reti. 55

Sur les origines de la pensée de Reuleaux, voir le réseau recontruit par Francis Moon, op. cit., p. 55.

56

57

Codex Atlanticus, Milan, Biblioteca Ambrosiana, fol. 1090v.

Francis Moon, op. cit., p. 36. « Leonardo da Vinci believed that there were rational principles to the art of painting based on mathematical proportions and perspective. There is now evidence that Leonardo had similar beliefs about invention of 58

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machines ».

Savoirs et sciences sur les machines

Existe-t-il des machines préhistoriques ? Michel Pernot CNRS, IRAMAT, UMR 5060 Maison de l’archéologie Université Bordeaux 3

Avant tout, il est nécessaire de préciser quelques points de vocabulaire au sujet du mot « machine », mais aussi des mots « dispositif », « appareil » et « mécanisme ». À partir d’une recherche dans divers dictionnaires et dans le Trésor de la langue française, nous considérerons qu’une machine est un objet fabriqué, complexe, capable de transformer une forme d’énergie en une autre et/ou d’utiliser cette transformation pour produire un effet donné, pour agir directement sur l’objet de travail afin de le modifier selon un but fixé. Un « dispositif » désigne la manière dont sont disposées, en vue d’un but précis, les pièces d’un « appareil », les parties d’une « machine » ; c’est aussi un ensemble d’éléments agencés, toujours en vue d’un but précis. Un « appareil » est également un ensemble d’éléments, constituant un tout et concourant à un même but. Un « mécanisme » est la combinaison de pièces, d’organes agencés en vue d’un mouvement, d’un fonctionnement d’ensemble ; c’est aussi ce fonctionnement lui-même. Nous ne nous inscrivons pas dans les considérations, beaucoup plus larges, proposées par Jacques Lafitte dans son petit ouvrage intitulé Réflexions sur la science des machines, publié en 1932 et réédité en 1972. Ce travail, qualifié de « mécanologique », distingue les machines passives, des machines actives et des machines réflexes1. Cette classification, fort intéressante, n’est pas pertinente par rapport à la question que nous formulons. En effet, une machine réflexe comporte des dispositifs de e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013 pp. 49-57

perception d’informations (capteurs mesurant une vitesse, une température, une pression…) qui modifient son comportement, par exemple un régulateur de vitesse ; ce type n’existe que dans les mondes moderne et contemporain. À l’autre extrémité du classement, les machines passives incluent les dispositifs architecturaux ; un simple piquet fiché dans le sol rentre dans cette catégorie. De même, nous ne considérons pas qu’un outil emmanché est une machine active ; le fait d’associer une pièce active à une pièce de préhension ne nous semble pas suffisant pour entrer dans le concept de machine. La question que nous souhaitons examiner est : quand commence la machine ? Ceci jugé d’abord en termes de complexité avant de s’intéresser à la position chronologique. Nous resterons donc à la définition d’une machine comme un ensemble de pièces qui constituent un tout et concourent à un but d’ensemble. Ce but est atteint par une action dynamique qui met en jeu un travail mécanique ; ainsi, il ne s’agit pas d’exploiter l’énergie électrique ou électromagnétique, comme c’est le cas pour un appareil téléphonique, ni chimique, telle que l’utilise une pile ou une batterie. La réalité contemporaine est naturellement plus complexe imbriquant les différents types d’énergie. Par exemple, un moteur à combustion interne, le moteur à explosion tel que nous le connaissons depuis plus d’un siècle, comporte de nombreuses pièces mécaniques, dont des pistons, des bielles, un arbre à cames, un vilebrequin, associées pour assurer la rotation d’un arbre ;

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dans nombre de cas, il utilise aussi l’électricité pour produire l’étincelle qui déclenche la réaction chimique de combustion, qui produit les gaz qui poussent le piston. Une machine peut alors être vue comme un assemblage de concepts mis en œuvre au travers de dispositifs. Concepts, actions et dispositifs Les actions mécaniques principales s’inscrivent dans la dualité de la rotation et de la translation. Dans une machine, la course en translation est nécessairement limitée ; ainsi, il s’agit toujours d’un mouvement de va-et-vient ; il n’en est pas de même pour la rotation. L’assemblage d’une translation alternative avec une rotation peut conduire à une rotation alternative, c’est le cas d’un perçoir à archet2, ou bien continue si un dispositif excentrique, tel un vilebrequin, y est associé. Certains assemblages exploitent également le levier pour amplifier la translation, la pédale d’un tour à perche3 par exemple. De l’énergie mécanique peut être stockée, sous forme élastique, par divers ressorts4, ou bien, sous forme potentielle, par l’élévation de poids, comme dans certaines horloges. Une machine tournante comporte au moins un axe. Celui-ci peut être fixe, tel un essieu stabilisant la rotation d’une ou plusieurs roues, d’une ou plusieurs poulies folles. Dans le cas des perçoirs, des tours, des treuils, etc., l’arbre tourne ; il en est de même lorsqu’il entraîne un engrenage ou bien comporte des cames. À partir d’un axe, au-delà de cames de formes très variées, le concept d’excentrique se décline dans une roue munie d’un autre axe excentré, mais aussi par une manivelle ou un vilebrequin. Ces divers dispositifs peuvent être associés à une ou plusieurs bielles afin de générer par rotation un mouvement de translation, ou inversement une rotation à partir d’une translation ; l’axe de rotation est cependant toujours perpendiculaire à la direction de la translation. La vis est un autre dispositif qui associe également rotation et translation ; la translation est alors parallèle à l’axe

de rotation. La rotation : du dispositif à la machine Une baguette, placée entre les deux paumes d’un individu, et mise en rotation alternative par l’acte de se frotter les mains, est certainement le dispositif le plus simple5 ; le but peut être de percer ou bien de transformer l’énergie mécanique du frottement en chaleur pour localement augmenter la température jusqu’à atteindre l’incandescence. Le dispositif comporte quasiment toujours deux pièces ; elles sont généralement en deux bois différents pour l’allume feu. La pièce active d’un perçoir peut être l’axe en bois, si des grains abrasifs (grains de quartz d’un sable, grains d’hématite obtenus par broyage, etc.) sont ajoutés au niveau du contact entre l’outil6 et la matière travaillée. L’autre possibilité consiste à assujettir à l’axe une pièce réalisée dans un matériau qui enlève des grains ou des copeaux de la matière travaillée ; du silex ou un alliage métallique durci par écrouissage, c’est-à-dire par déformation plastique, sont alors utilisables. Par rapport au cadrage de la définition que nous proposons, il est clair que ce dispositif, utilisé dans l’Ancien Monde au moins depuis le courant du paléolithique supérieur, c’est-à-dire il y a quelques dizaines de milliers d’années, n’est pas une machine. L’emploi de roues tournant sur un ou deux essieux fixes permet la construction de chars, de chariots, de charrettes ou encore de brouettes, à une, deux, trois ou quatre roues. Un ouvrage récent fait le bilan des traces matérielles les plus anciennes qui nous en sont parvenues7 ; des essieux et des roues en bois, conservés dans des conditions particulières, datent de six à quatre mille ans avant aujourd’hui. Au-delà de l’aspect fonctionnel du transport de matières pondéreuses, il est clair que, depuis au moins trois mille ans, le char, sous les déclinaisons du char de guerre à deux roues et du char processionnel à quatre roues, est d’une grande importance sociale8. Une large majorité de nos contemporains n’est peut-être pas consciente des racines multimil-

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lénaires de l’exhibition de richesse au moyen de véhicules divers qui, par ailleurs, sont parfaitement fonctionnels. Rien ne s’oppose à ce que ces véhicules, qui ont roulé en général tractés par de grands herbivores, soient désignés par le mot « machine ». En Europe occidentale, il y a trois mille ans environ, des hommes ont aussi fait usage de dispositifs tournants pour mettre en forme, par une sorte « d’usinage », divers matériaux tendres tels du bois animal9, du bois végétal, de la cire. Le travail de la cire a été utilisé pour réaliser des modèles qui sont ensuite exploités au moyen du procédé de fonderie dit « à la cire perdue ». L’alliage précieux ou cuivreux qui a remplacé le modèle en cire dans l’empreinte du moule en terre cuite a pu conserver des traces du tournage10. Du dispositif lui-même, très certainement entièrement en bois, il est vain d’espérer trouver un quelconque vestige, principalement en raison du caractère périssable de ce matériau. Les restitutions proposées emploient en général un mécanisme à archet11. L’avantage principal du dispositif est de pouvoir être manipulé par un seul individu dont une main impose un va-etvient à l’archet alors que l’autre tient une crapaudine12 dans le cas d’un perçoir ou bien l’outil d’usinage dans le cas d’un tour ; éventuellement, les pieds ou les jambes servent à bloquer ce qui doit l’être. L’existence de ce mécanisme est connue par des représentations graphiques conservées en Egypte et datées des IIIe et IIe millénaire a.C.13 ; en Europe occidentale, faute de témoignage de ce type, les propositions de restitution resteront hypothétiques pour ces mêmes périodes14. Il est important de souligner que des traces de travail avec un dispositif tournant, qu’elles soient directes, sur la pièce travaillée, ou indirectes, après fusion du modèle en cire, n’indiquent pas si le tournage est continu ou alternatif. Dans ce dernier cas, l’outil agit dans l’un des sens de rotation, où il mord le matériau travaillé, et pas dans l’autre, où il ne laisse évidemment aucune trace. L’ensemble du montage, avec un axe rotatif monté sur des paliers, et/ou des pointes, pour le contraindre en translation, avec éventuelle-

ment un mandrin pour solidariser la pièce travaillée et l’axe, avec un dispositif de guidage de l’outil actif, avec un mécanisme, éventuellement à archet, assurant la mise en rotation, est d’une complexité qui justifie le terme de « machine ». Le machinisme antique Le monde romain de la fin de la République ainsi que de l’Empire fourmille de machines ; les différentes sources documentaires apportent des exemples précis ; la longue liste de ceux-ci est hors de notre propos. Les dix livres d’architecture de Vitruve, particulièrement le livre X15, aussi bien que l’iconographie16 et les vestiges archéologiques de fouilles récentes17 s’accordent sur l’usage courant de machines. Des machines élévatrices de lourdes charges solides, dans les carrières, les chantiers de construction ou bien pour charger et décharger les bateaux, sont nécessairement présentes partout ; elles comportent des treuils18, des poulies simples ou associées en moufles et bien d’autres mécanismes. Parmi les machines élévatrices d’eau, se rencontrent des pompes terrestres, en particulier pour l’exhaure des mines, ou bien embarquées sur les navires ; un travail récent a établi un bilan des données existantes sur le thème des machines élévatrices19. Il faut aussi évoquer les moulins de toutes sortes, dont certains utilisent également des mécanismes à engrenages, où le hérisson entraîne la lanterne, pour faire un renvoi d’un axe de rotation vers un autre perpendiculaire en même temps qu’une augmentation de la vitesse de rotation ; c’est le moulin dit de Vitruve (chap. X, livre X), de mieux en mieux connu à partir de vestiges archéologiques. Il faut aussi citer l’emploi de vis ; des pressoirs à raisins et des presses à tissus montrent l’usage de vis qui, pour exercer la pression, tournent dans un taraudage réalisé dans une traverse fixe20. Le vaste monde des machines de guerres ne clôt pas une énumération qui n’en finirait pas. Bien sûr, les savoirs décrits par Vitruve s’ancrent en grande partie dans le monde grec ; leur diffusion

52 et la complexification des mécanismes durant la seconde moitié du Ier millénaire a.C. sont loin d’être bien connus. Des questions d’importance subsistent, dont celle-ci : la manivelle est-elle en usage dans l’Antiquité ? Dans l’état actuel de nos connaissances, la réponse semble être négative. Cependant, une coupe attique, conservée au musée de Berlin, datée d’environ 500 a .C., montre à l’intérieur du récipient, à côté d’un forgeron au travail, la représentation d’un énigmatique outil avec un double coude21 ; celui-ci n’est pas en fonction, il est accroché au mur, ce qui ne facilite aucunement son interprétation. Le concept de la manivelle n’est pas nécessaire au fonctionnement des machines tournantes ; un treuil ou un cabestan peuvent être entraînés en actionnant des barres perpendiculaires au tambour qui dépassent de chaque côté. Dans le monde de tradition romaine, l’emploi d’une roue à excentrique est supposé, la démonstration étant appuyée par des arguments convaincants, dans une machine hydraulique de sciage de la pierre, datée du VIe siècle p.C., dont les vestiges ont été mis au jour au Proche-Orient22. L’excentrique, conceptuellement proche de la manivelle, associé à une bielle permet dans ce cas de transformer une rotation continue en translation alternative. La manivelle est entrée dans les usages courants du monde médiéval23, mais l’utilisation du vilebrequin, certainement dérivé de la manivelle, pour produire une rotation continue à partir d’une translation alternative ne pourrait bien être parfaitement intégrée que durant la période moderne24. Pour des raisons assez évidentes d’inertie, la rotation alternative d’un tour, qui impose l’arrêt avant de repartir dans l’autre sens de rotation, ne peut être utilisée lorsque qu’il s’agit de lourdes pièces telles des colonnes ou des vasques de pierre de plusieurs centaines de kilogrammes au moins ; les hommes de l’Antiquité devaient obligatoirement disposer de tours continus ; la transmission de la rotation continue d’un tambour, ou d’une roue, à la pièce en cours de tournage peut être alors assurée par une simple courroie comme cela a été proposé25.

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Deux concepts très anciens : le levier et le ressort Pour encore rester dans l’Antiquité, il est à remarquer que l’association de la rotation alternative d’un levier avec une translation en va-et-vient de pistons, reliés au bras de levier par des bielles, forme la pompe aspirante-foulante dite de Ctésibios (Vitruve, livre X, chap. XII). Des questions se posent quant à la précision de l’ajustage de chaque piston et du cylindre dans lequel il se meut. Ce problème de la précision des cotes des pièces est bien évidemment, car incontournable, au cœur du développement du machinisme. La question de la précision se pose également pour la balance, machine simple, mais indispensable, utilisant aussi un mécanisme de levier double avec trois axes de rotation. Pour l’Antiquité, les vestiges matériels et les représentations sont très nombreux ; au moins deux types coexistent, l’un est symétrique, avec deux bras de levier de même longueur, l’autre est dissymétrique, c’est ce que l’on continue d’appeler la balance romaine. La fresque dite des amours orfèvres de la maison des Vettii à Pompéi représente un atelier de production de petits objets ; peu importe qu’ils soient en alliages précieux ou à base de cuivre, les problèmes techniques sont quasiment les mêmes26. Au centre de la scène, trois balances symétriques sont bien visibles ; la longueur totale des fléaux correspond à deux modules différents. L’une des petites balances est tenue à la main par l’un des « angelots » ; les deux autres sont suspendues à une même potence ; la petite, située en dessous, est en quelque sorte enveloppée par la grande. Les plateaux des petites balances sont plus petits que ceux de la grande ; il est évident que les gammes de masses mesurées par l’un ou l’autre des modules ne sont pas les mêmes et que la plus petite est la plus précise. Les études de numismatique montrent que le poids des monnaies est, à la fin de la République romaine, calibré avec une précision absolue qui atteint souvent le centième de gramme ; cet exemple illustre l’attention

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portée à l’exécution des instruments de mesure. Ceci est d’ailleurs, une vieille histoire, en effet dans la zone tempérée de l’Europe occidentale, le principe de la balance symétrique simple est connu au moins depuis l’âge du bronze27. Cependant, l’histoire de l’emploi du levier est encore bien plus ancienne. Des travaux récents, sur les techniques de taille des outils lithiques, démontrent de façon parfaitement convaincante qu’un système de levier a certainement été employé pour le débitage par pression de grandes lames28. Dans le dispositif proposé, un levier dissymétrique, dont la longueur est de l’ordre de la taille d’un homme, agit sur un indenteur qui assure alors une force de débitage estimée de 200 à 300 kg. Une des extrémités du levier est engagée dans un logement fixe (un lourd tronc d’arbre fait l’affaire), l’autre est dans les mains du tailleur ; à faible distance du point fixe (10 à 20 cm), le levier pousse sur une pièce de bois, la béquille dont la longueur est de l’ordre de 50 cm, à l’extrémité de laquelle est la pièce active qui assure la pression voulue sur le bloc à débiter. Ce dispositif, qui comporte donc quatre éléments : la pièce fixe, le levier et la béquille armée d’une pointe active en cuivre ou en bois animal, a dû être employé, le plus souvent sur du silex, 3 ou 4 mille ans avant aujourd’hui en Europe occidentale. Cette machine, nous proposons d’utiliser ce terme, du néolithique n’est bien évidement restituable que par le résultat de son action ; encore une fois, il est vain d’espérer que les pièces, si même elles sont conservées, puissent être identifiables. Dans un autre registre, l’augmentation de l’énergie potentielle d’une masse par son élévation est un moyen de stockage d’énergie mécanique ; si la masse utilisée est accrochée à une corde, et si cette corde passe sur une poulie, le dispositif devient une machine ; c’est le mouton utilisé dans l’Antiquité, et peut-être bien avant, pour enfoncer des pieux. L’autre moyen simple de stockage de l’énergie mécanique est le ressort ; son usage, avec une déformation élastique en torsion ou en flexion, dans les machines de guerre de l’Antiquité est tout à

53 fait courant et bien documenté ; en revanche, le tour à perche semble bien ne pas être alors nu29. Cependant, fonctionnant avec le mécanisme du ressort, l’arc est bien plus ancien. L’amélioration de l’efficacité des dispositifs qui lancent des projectiles destinés à blesser, voire à tuer, une proie est certainement un des objectifs des chasseurs les plus anciens. Un objet qui pénètre dans les chairs cause des dommages à des organes internes souvent plus graves qu’un objet contondant. Une grande portée est aussi, à l’évidence, un facteur qui accroît les chances de succès. Augmenter la puissance du dispositif de lancement et ainsi la vitesse initiale du projectile, donc son énergie cinétique sans jouer sur la masse, accroît sa portée et/ou sa pénétration. Bien évidemment, la masse du projectile est un paramètre important ; mais, d’une part la force humaine est limitée, d’autre part les projectiles doivent être transportés ; il est donc certainement plus efficace, en bilan d’énergie à dépenser par le chasseur, d’augmenter la puissance du dispositif de propulsion sans augmenter la masse du projectile, voire en l’allégeant. Un javelot, une sagaie, lancés à la main, doivent avoir une masse suffisante pour assurer la pénétration mais la portée est faible. Un dispositif d’augmentation de la puissance, qui emploie le concept de levier, est le propulseur30 ; c’est l’un des plus anciens, son usage dans le courant du paléolithique supérieur, soit donc il y a plusieurs dizaines de milliers d’années, est bien attesté par les propulseurs eux-mêmes qui nous sont parvenus. Un autre dispositif, dont chacun connaît le succès encore actuel, est l’arc ; l’énergie élastique stockée par la flexion des branches, et la rapidité de la détente31, permettent de conférer une importante énergie cinétique à un projectile léger. L’iconographie indique sans ambiguïté son usage au néolithique ; des vestiges d’arcs du mésolithique (datés de 6000 a.C. environ) sont connus en Europe du Nord, où la conservation du bois est meilleure qu’aux latitudes tempérées. Cependant, des travaux récents démontrent de manière convaincante, à partir de vestiges archéo-

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logiques (petites pointes lithiques et traces d’impacts sur des os) et d’expérimentations que ce dispositif a été employé dans l’ancien monde au moins depuis le début du paléolithique supérieur, voire avant32. Ainsi, le propulseur, réalisé en une seule pièce, est un type d’outil simple, alors que l’arc, avec deux pièces, le bois et la corde, nous semble être la plus rudimentaire et la plus ancienne des machines ; pour nous c’est une machine, car l’idée de la complexification est là ! Il est à remarquer que l’antériorité de l’usage d’un des dispositifs par rapport à l’autre ne semble pas établie actuellement ; aucun raisonnement sur la chronologie ne doit donc être construit. Qu’en conclure ? Laffite, comme beaucoup de nos contemporains, parle du « machinisme libérateur »33 ; c'est une interprétation réductrice, presque une erreur, issue d’une pensée qui privilégie la recherche de confort dans un fonctionnalisme dont le but serait altruiste. Tout d’abord, il s’agit bien plus de raisonner en termes de puissance, au sens de la mécanique, c’està-dire d’énergie produite, ou consommée, par unité de temps. Bien que certains individus soient plus forts que d’autres, la force humaine est limitée ; la force est un paramètre important, l’énergie est le travail de cette force, mais bien souvent, sans même réfléchir, nous agissons par rapport à la puissance. Par exemple, monter une pente en suivant un chemin en lacets est une adaptation de la puissance fournie par rapport à la puissance consommée ; le travail total est le même que si l’on monte tout droit, mais en faisant un chemin plus long, de plus faible pente, le risque d’épuisement est plus faible. Ce choix d’endurance, plus ou moins conscient, est fait sans avoir besoin de comprendre les lois de la mécanique ; combien de nos contemporains utilisent correctement un changement de vitesse, sans avoir aucune idée des principes de son fonctionnement ? En premier lieu, il ne s’agit pas de confort

mais d’efficacité ; lorsqu’une main appuie sur la crapaudine d’un perçoir, alors que l’autre actionne l’archet, la puissance développée est bien plus grande que si l’outil perforant est roulé entre les mains. Avec une machine, aussi simple que celle que nous venons d’évoquer, en plus de la puissance fournie, il est certain que la précision de la réalisation est bien meilleure car le contrôle du guidage de la partie active est mieux géré. En second lieu, disposer d’une main d’œuvre abondante n’augmente l’efficacité que pour certaines tâches, ne résout pas tous les problèmes, en particulier n’augmente que rarement la puissance (au sens de la mécanique) et ne remplace jamais les savoirs. Monter une grande quantité d’eau peut être effectué par de nombreux petits seaux aussi bien que par une pompe ; mais souvent la durée de l’opération n’est pas indifférente et le concept de débit doit être pris en compte, aussi bien pour vider la cale d’un navire que pour l’exhaure des mines. Monter des pierres de plusieurs centaines de kilogrammes, voire de plusieurs tonnes, peut être réalisé sans grue grâce à des plans inclinés mais avec une productivité bien inférieure. En revanche, pour faire fondre 100 kilogrammes de bronze, il ne sert à rien de disposer d’un grand nombre de personnes, alors que, pour des raisons évidentes d’encombrement de l’espace, seuls quelques individus peuvent être utiles simultanément. Le modèle qui consiste à penser que dans l’Antiquité tous les problèmes techniques ont été résolus par une main d’œuvre quasi infinie et de peu de coût est un non-sens. Peu de tâches ne requièrent aucun savoir, or acquérir des savoirs impose un investissement dans des temps de formation ; d’autre part, pour être efficace, une main d’œuvre doit être en état de travailler. Bien sûr, dans nombre de sociétés, des conditions de travail, associées à des comportements de cruauté, aboutissant rapidement à la mort de l’individu, ont existé, voire existent encore ; pour rester dans le champ technique, il s’agit là d’efficacité d’extermination et non de productivité. Sans souhaiter être cynique, il

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ne faut jamais oublier qu’un galérien mort ne rame plus ! Ceci peut être déterminant, en particulier dans des situations de combat. La confusion des genres ne doit pas être entretenue. Le moteur premier du développement du machinisme n’est certainement pas la recherche du confort du travailleur mais la productivité, et la qualité de réalisation, de l’acte technique. Le monde des grands singes utilise des outils pris en main ; le galet qui frappe un fruit à coque ou la branchette effeuillée pour la « pêche » aux termites, en sont des exemples emblématiques. À notre connaissance, il n’existe pas de société humaine sans acte technique ; les outils lithiques préexistent au genre Homo. Dans un tableau évolutionniste – l’évolution étant jaugée en termes de complexité – se rencontre d’abord l’outil simple, en une seule pièce, qui frappe, coupe, piège les termites…, puis vient la pièce active emmanchée qui permet une meilleure préhension et qui utilise souvent des effets de levier et/ou de masse. Le bras de levier du manche d’une hache augmente la puissance d’action ; il en est de même pour la masse localisée à la partie distale. Une masse importante de bois autour d’une pièce active en silex augmente l’efficacité ; si la pièce active est en bronze (alliage de cuivre et d’étain) cette masse de bois n’est pas nécessaire puisque la masse volumique du bronze est environ neuf fois supérieure à celle d’un bois. Point n’est besoin de connaître les concepts de moment, de couple, de masse volumique, de centre de gravité, d’énergie cinétique…, pour percevoir les différences. Nos articulations, nos muscles, sont bardés de capteurs (chacun sait la position de chacun de ses doigts même s’il ne voit pas sa main) qui, avant d’apprécier le résultat de l’acte, nous permettent d’estimer ces paramètres de masse, de moment, de puissance, de réponse de la matière travaillée… Au-delà d’un emmanchement, dans l’échelle de la complexité, se situe la machine ; ainsi, l’arc, avec au moins trois pièces (le bois de l’arc, la corde et la flèche) est certainement la plus simple et la plus ancienne des machines. L’existence de machines durant le néolithique est

absolument certaine ; pour ce qui est du paléolithique supérieur, les arguments qui la démontrent s’affinent de plus en plus. Le concept même de machine est une expression du mode de pensée. Laffite, quelque peu excessif, écrit en 1932 : « Sans homme, pas de machine ; pas d’homme sans machine. […] Elles sont nous ; elles sont, comme nous, belles, et laides, comme nous. »34. Deleuze, plus profond, nous conforte dans l’idée de l’ancrage social : « L’histoire des techniques montre qu’un outil n’est rien, en dehors de l’agencement machinique variable qui lui donne tel rapport de voisinage avec l’homme, les animaux et les choses […] C’est la machine qui fait l’outil, et pas l’inverse. […] La machine est sociale en son premier sens… »35. La finalité alimentaire n’est pas le seul moteur du développement et du perfectionnement des techniques ; l’acte social de fabriquer des objets de parure pour afficher son identité est clairement un lieu d’investissement pour les hommes des sociétés de la Préhistoire. Pour preuve encore, les complexes technologies du métal des sociétés protohistoriques se développent, en utilisant des machines, autant pour fabriquer des parures ou des vases, marqueurs du rang social et offrandes de qualité aux dieux, que pour produire des outils et des armes36. Il est à remarquer enfin qu’il existe, ce que nous choisissons de désigner par « machines symboliques » ! Les mobiles, de Tingueli ou de Niki de Saint-Phalle, et les instruments de musiques, pour ce qui est du contemporain, n’en sont-ils pas ? Les rhombes de la Préhistoire ne sont-ils pas aussi les prémisses de véritables machines – les orgues hydrauliques, par exemple – qui s’épanouissent dans l’Antiquité ?

LAFFITE Jacques, Réflexions sur la science des machines, Paris, Vrin, 1972 (1932), p. 68.

1

2 Rappelons qu’un archet comporte une baguette de bois courbe, aux extrémités de laquelle est assujettie une corde d’origine végétale, ou une lanière de cuir, non tendue et qui fait un ou

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plusieurs tours morts sur l’axe de rotation ; un mouvement de va-et-vient de l’archet entraîne donc une rotation alternative de l’axe. 3

Voir plus loin, note 29.

4 La flexion d’une perche de bois et la torsion de tendons sont des exemples courants de l’usage de ressorts non métalliques.

Voir par exemple : LEROI-GOURHAN André, L’homme et la matière, Paris, Albin Michel, 1971 (1943), p. 56, fig. 37. Il est à remarquer que le mot machine n’est pas une entrée dans l’index de l’ouvrage de référence Évolution et techniques de LeroiGourhan (LEROI-GOURHAN André, Milieu et techniques, Paris, Albin Michel, 1973 (1945), p. 465). 5

6 Un outil peut être employé directement avec la main, qu’il soit emmanché ou non, il peut aussi devenir une pièce d’une machine, comme dans le sens en usage pour une machine-outil.

RAD UND WAGEN, ouvrage collectif, Rad und Wagen. Der Ursprung einer Innovation. Wagen im Vorderen Orient und Europa, Oldenburg, 2004. 7

Pour ce qui est des âges des métaux en Europe occidentale, voir par exemple les représentations explicites sur des stèles funéraires de guerriers de la péninsule ibérique au IXe-VIIIe siècles a.C. (ALMAGRO-GORBEA Martin, El Bronze Final y el Periodo Orientalizante en Extremadura, Madrid, Bibliotheca Praehistorica Hispana, vol. XIV, 1977, fig. 67-70, p. 170-173 ; pl. XVIIIXIX).

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9 GOMEZ DE SOTO José, PICOD Christophe, « Utilisation d’un système tournant et du compas au début du Bronze moyen en Extrême Occident : les éléments de harnachement de la grotte des Perrats à Agris (Charente) », dans FEUGERE Michel et GEROLD Jean-Claude, Le tournage des origines à l’an mil, Monographie instrumentum 27, Montagnac, éditions monique mergoil, 2004, p. 37-41. 10 Un exemple démonstratif est donné par des épingles en bronze, datées de la fin du XIIIe siècle a.C., trouvées en Bourgogne (ARMBRUSTER Barbara, PERNOT Michel, « La technique du tournage utilisée à l’âge du Bronze final pour la fabrication d’épingles de bronze trouvées en Bourgogne », Bulletin de la Société Préhistorique Française, 103/2, 2006, p. 1-7.). 11 Les propositions faites dans ARMBRUSTER Barbara, Goldschmiedekunst und Bronzetechnik, Monographie instrumentum 15, Montagnac, éditions monique mergoil, 2000 (p. 148, fig. 80) ou encore dans PICOD Christophe, MORDANT Claude, « Nouvelles expérimentations pour la reproduction d’épingles de l’Âge du Bronze. Les apports des techniques de l’orfèvrerie : le tournage de la cire perdue », dans FEUGERE Michel et GEROLD Jean-Claude, Le tournage des origines à l’an mil, Monographie instrumentum 27, Montagnac, éditions monique mergoil, 2004,

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p. 43-52 (p. 46, fig. 8) sont parfaitement recevables mais construites en l’absence de preuves archéologiques. 12 La crapaudine est le plus souvent une pierre avec une cupule ; dans celle-ci se loge l’une des extrémités de la partie tournante, l’autre étant dans le trou en cours de forage. Cette pièce permet de maintenir l’arbre dans l’axe désiré et d’imposer par appui une force sur la partie active du perçoir. 13 Les représentations de perçoirs à archet de la sépulture de Rhek-mi-Ré (DAVIS, Norman de Garis, The Tomb of Rekh-miRe' at Thebes, 2 vol., The Metropolitan Museum of Art, Egyptian Expedition, New York, 1943, vol. 2, pl. LII-LIII), datée du XVe siècle a.C., sont souvent reprises en illustration, par exemple dans ARMBRUSTER Barbara, « Le tournage dans l’orfèvrerie de l’Âge du Bronze et du premier Âge du Fer en Europe Atlantique », dans FEUGERE Michel et GEROLD Jean-Claude, Le tournage des origines à l’an mil, Monographie instrumentum 27, Montagnac, éditions monique mergoil, 2004, p. 53-70 (p. 54, fig. 1). 14 Pour ce qui est de l’Antiquité, une représentation d’un perçoir à archet existe dans une peinture murale de Pompéi qui montre un menuisier au travail (ÉTIENNE Robert, Pompéi la cité ensevelie, coll. Découverte 16, Paris, Gallimard, p. 73).

Voir par exemple la traduction de Claude Perrault publiée en 1673 (Bibliothèque de l’Image, 1995).

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16 Une illustration emblématique est donnée par la célèbre stèle des Haterii qui montre cinq hommes actionnant « la cage à écureuil » d’une grue de puissance (HOMO FABER, catalogue d’exposition, « Homo Faber. Natura, scienza e tecnica nell’antica Pompei », Napoli, Eclecta, 1999, p. 282). 17 La reconstitution de la machine élévatrice d’eau du IIe siècle utilisant une chaîne à godets et des engrenages de renvoi de la rotation à 90°, réalisée en 2003 à partir des vestiges d’une fouille récente et présentée au Museum of London, est un excellent exemple (BLAIR Ian, HALL Jenny, « Working water. Roman technology in action », Museum of London, 2003).

Le treuil est le dispositif le plus simple qui enroule une corde sur un tambour dont l’axe est horizontal, à la différence d’un cabestan dont l’axe est vertical. L’emploi de treuils est certainement antérieur de plusieurs millénaires au monde romain, mais là encore les preuves font défaut.

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19 COADIC Sophie, Les machines d’élévations dans le monde romain du IVe s. a.C. au VIe s. p.C., thèse Université Bordeaux 3, 2009.

La « machine à repasser » représentée dans un ensemble de peintures murales de Pompéi qui montre des scènes du traitement de tissus donne un exemple de presse à vis (HOMO FABER 1999, op. cit., fig. 120, p. 141).

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La représentation de cette scène se trouve dans de nombreux ouvrages, par exemple dans LE ARTI DE EFESTO, catalogue d’exposition, « Le arti de Efesto. Capolavori in metallo dalla Magna Grecia », Milano, SilvanaEditoriale, 2002, fig. 1, p. 40). 21

22 MORIN Thierry, SEIGNE Jacques, « Restitution et reconstitution d’une scierie hydraulique du VIe siècle de notre ère à Gerasa/Jerash (Jordanie), dans Virtual Retrospect 2007, Bordeaux, Ausonius éditions, 2008, p. 261-268.

Une scène de la fabrication d’une cloche, au XIVe siècle, donne une représentation claire de l’usage d’une simple manivelle (DAUMAS Maurice, Histoire générale des techniques, t. 1/ Des origines au XVe siècle, Paris, Quadrige / PUF, 1962 réédition 1996, fig. 81, p. 522). 23

24 PICOD Christophe, Les tourneurs sur bois, Belfort, France Régions, 1991, p. 74.

BESSAC Jean-Claude, « Le tournage antique d’éléments architecturaux », dans FEUGERE Michel et GEROLD Jean-Claude, Le tournage des origines à l’an mil, Monographie instrumentum 27, Montagnac, éditions monique mergoil, 2004, p. 187-200, fig. 8, p. 194.

25

PERNOT Michel, « Quels métiers les arts des plombiers, bronziers et orfèvres impliquent-ils ? », dans MONTEIX Nicolas et TRAN Nicolas, Les savoirs professionnels des gens de métier. Études sur le monde du travail dans les sociétés urbaines de l’empire romain, Naples, Collection du Centre Jean Bérard, 37, 2011, p. 101-118, fig. 60, p. 105. 26

Un petit fléau de balance, de 11 cm de longueur, réalisé en os mis en forme par tournage (l’association est remarquable), daté du milieu du IIe millénaire a.C., constitue un exemple archéologique précis (PEAKE Rebecca, SÉGUIER Jean-Marc, « Balances en os de l’âge du Bronze dans le sud-est du Bassin parisien », Archéopages, 1, juin 2000, p. 20-29).

Des représentations médiévales prouvent que le tour à perche était en usage à cette période (PICOD 1991, op. cit., fig. sans n°, p. 93-94). Cette machine, déclinée aussi en tour à arc lorsque ce dispositif remplace la perche, était, en contexte artisanal, encore employée dans la France des années 1950-60 (PICOD 1991, op.cit., fig. sans n°, p. 206). 30 Il est à noter que le principe du propulseur - la vitesse conférée au projectile est d’autant plus grande que le bras de levier est grand puisqu’une distance plus grande est parcourue dans le même temps - est quasiment le même que celui de la fronde. 31 Le paramètre temps ne doit pas être oublié. Le retour élastique à l’état d’équilibre n’est pas instantané ; la constante de temps du dispositif est le paramètre qui, au premier ordre, détermine la vitesse initiale de la flèche. Le choix de l’essence de bois doit prendre en compte ceci. Rappelons que cette vitesse de départ (v) intervient au carré dans le calcul de l’énergie cinétique E= ½ mv2, alors que la masse (m) est à la puissance 1. Un doublement de la masse du projectile incrémente l’énergie d’un facteur 2, alors qu’un doublement de la vitesse initiale l’incrémente d’un facteur 4. Ceci est la justification physique du fait, perçu par les anciens, qu’un projectile léger peut être aussi efficace, avec une portée plus longue, qu’un projectile lourd.

Un bilan bibliographique peut être trouvé dans : CATTELAIN Pierre, « Apparition et évolution de l’arc et des pointes de flèches dans la Préhistoire européenne (Paléo-, Méso-, Néolithique », dans BELLINTANI Paolo et CAVULLI Fabio, Catene operative dell’arco preistorico, Trento, 2006, p. 45-66.

32

33

LAFFITE 1972, op. cit., p. 121.

34

LAFITTE 1972, op. cit., p. 119.

27

28 PÉLEGRIN Jacques, « Grandes lames de l’Europe néolithique et alentour », dans MARQUET Jean-Claude, VERJUX Christian, dir., L'Europe déjà à la fin des temps préhistoriques. Des grandes lames en silex dans toute l'Europe, Actes de la table ronde internationale de Tours, sept. 2007, 38e Supplément à la Revue Archéologique du Centre de la France, p. 11-43, fig. 1 et 10.

Le principe du tour à perche est très proche de celui du tour à archet. La corde qui entraîne en rotation alternative l’axe du tour est fixée, à l’une de ses extrémités, à une pièce de bois et à l’autre à une pédale. Un appui sur la pédale fait tourner l’axe et met en flexion la pièce de bois – la perche – qui revient à sa position initiale lorsque la pédale est relâchée en assurant la rotation de l’axe dans l’autre sens. Ce dispositif autorise plus de puissance pour la machine ; de plus, la pédale actionnée au pied permet au tourneur d’utiliser ses deux mains pour guider l’outil de coupe.

29

35 DELEUZE Gilles, PARNET Claire, Dialogues, Champs essais, Flamarion, 1996, p. 126-127.

PERNOT Michel, « Du métal pour parer le corps », dans BOËTSCH Gilles, CHEVÉ Dominique, CLAUDOT-HAWAD Hélène, éd., Décors des corps, Paris, CNRS-éditions, 2010, p. 155-161.

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Savoirs et sciences sur les machines

Émergence simultanée d’une représentation systémique de la machine et de la société des agents économiques à l’orée du XVIIIe siècle Yannick Fonteneau CHSE (UMR STL 8163) Université Lille 1

La France du crépuscule du Grand Siècle est au cœur d’un espace mental en voie de réorganisation, au cœur de la crise de la conscience européenne1. L’Académie, fondée en 1666, se munit enfin en 1699, après un tiers de siècle de rodage où pouvoir et science se domestiquèrent et se configurèrent l’une l’autre2, d’un règlement, contrat définissant leurs droits et obligations mutuels, et conférant à l’institution le monopole de la faculté de juger3. L’ambition de l’Académie, telle qu’elle s’exprime chez un Fontenelle ou un Parent dans des accents très cartésiens, est de réduire les phénomènes observables à des procédures mentales mathématiques, signant l’identité des représentations théoriques et de la réalité ellemême4. L’Académie veut faire œuvre utile, en donnant les moyens effectifs d’une maîtrise de l’homme sur la réalité, à son profit. C’est ainsi que la raison, ou du moins une nouvelle rationalité, vint aux machines, portée par l’idéal de réduction de toute la matérialité productive à l’empire du calcul abstrait. Le calcul des machines, cependant, est vain tant que son résultat ne désigne et ne signe pas une réalité effective. Pour obtenir des résultats vraisemblables, il ne suffit pas d’appliquer la théorie du levier, de faire jouer une statique. Il faut examiner des machines en mouvement. Et pour ce faire, il faut que la science mécanique soit prête, puisse donner les outils mathématiques et les concepts physiques e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013 pp. 58-72

permettant de penser cette dynamique. Les premières velléités d’une telle pensée vont se trouver chez Antoine Parent (1666-1716), à propos de la machine hydraulique, plus exactement du moulin à eau vertical frappé par en-dessous. Parent donne à voir un moulin dont le modèle paradigmatique n’est plus celui de l’équilibre des forces, du duel, de la destruction mutuelle de cellesci : il envisage la machine comme une entité rétroagissant sur elle-même, où les effets ne sont pas directement proportionnels aux causes, en somme comme un système. Cette représentation systémique de la machine n’est pas le seul fait notable. Il faut en effet remarquer qu’à la même période, un des premiers libéraux français, Boisguilbert, en vient à concevoir ce qu’on appelle pas encore la société des agents économiques, comme un système, une entité rétroagissant sur elle-même, où les forces se contredisent, jouent les unes sur les autres, et pourvue d’un point et d’un seul où la somme totale des intérêts individuels est la plus grande qu’il se puisse. La même représentation est en jeu, et les mêmes concepts adjacents, telle que l’optimisation, sont à l’œuvre. Ce parallèle est l’argument de ce papier. Pour l’illustrer, il nous faut tout d’abord remettre les choses en contexte. Nous verrons dans une première partie comment cette nouvelle représentation de la machine s’agence au cœur

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d’une problématique de calcul des machines productives aboutissant sur des antécédents du concept de travail mécanique. Nous verrons ainsi que la procédure de calcul du rapport avantages/coûts est au cœur de l’histoire de ce concept. Nous exposerons ensuite la pensée de Parent plus en détail. Nous pourrons ensuite montrer les homologies qu’il existe entre cette pensée, et celle de son contemporain Boisguilbert. Le travail mécanique, indicateur de la production Cette nouvelle représentation de la machine, sur laquelle nous reviendrons, a partie liée avec l’histoire du concept de travail mécanique dont les premières formes apparaissent à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles. Il nous faut donc poser ici quelques pierres pour la compréhension de cette histoire. Près de 130 ans s’écouleront entre cette période et l’entrée officielle du concept dans la mécanique théorique par Coriolis et Poncelet notamment. Guillaume Amontons (1666-1705), Antoine Parent (1666-1716), Henri Pitot (16951771), Bernard Forest de Bélidor (1697-1761), Desaguliers (1683-1744), Daniel Bernoulli (17001782), Charles-Augustin Coulomb (1736-1806), Lazare Carnot (1753-1823), sont quelques-uns des noms qui participèrent de son histoire francophone5. Le travail mécanique naît dans le monde de la production. On ne saurait le réduire à la pauvreté d’une expression formelle, un poids multiplié par une hauteur dans le cas le plus simple, au risque de tomber dans la confusion en le lisant dans une multitude d’intermédiaires de calculs et dans bien des contextes depuis l’Antiquité grecque. En effet, l’invariant que constitue la multiplication du poids par la vitesse, ou par la hauteur, est bien connu pour ce qui concerne les poulies et autres machines simples depuis au moins cette époque. D’où l’adage bien connu à l’époque moderne que l’on gagne en vitesse ce que l’on perd en poids, et

59 réciproquement6. Ainsi, avec une poulie double, il est possible de soulever un poids double avec la même force, mais en dévidant deux fois plus de corde, ce qui prendra deux fois plus de temps. Or, l’établissement des dépendances fonctionnelles d’une quantité physique ne suffit pas à en faire un concept fondamental de la mécanique : il faut lui donner corps, c’est-à-dire un sens physique, et le rattacher à un réseau de concepts7. Ce qui intéresse l’historien des sciences est de savoir comment un invariant connu des praticiens et de ceux théorisant leur pratique comme certains ingénieurs, est devenu le concept de travail mécanique. En l’occurrence, c’est au contact des machines, des hommes, des animaux, mais en tant que forces productives, que ce qui n’était auparavant que « quantité de mouvement » ou « force à deux dimensions » (chez Descartes)8 ou plus simplement « force », vint se teinter de la poussière graisseuse et de la sueur de la production, et devint « travail ». Autrement dit, la raison d’être du concept de travail mécanique tient à ce qu’il est une mesure du travail des machines au sens large, c'est-à-dire de toute entité pouvant être réduite au modèle machinique (donc mécanique et productif). Ce qui inclut les animaux. Ce qui inclut l’homme. C’est par ce biais qu’il est créé. C’est par ce biais qu’il obtient sa légitimité. La force du travail mécanique tient particulièrement à ce qu’il représente à la fois le mécanique, l’économique, et l’organique. Il est une réponse à une problématique tricéphale, une problématique de substitution des agents producteurs entre eux, qui porte en elle cette triple exigence9. Corollairement, si l’on cherche une définition discriminante permettant de dire ce qui est du travail et ce qui n’en est pas10, on peut déterminer trois axes sur lesquels le concept est articulé. Schématiquement, ses occurrences sont toujours des quantifications premièrement qui sont une traduction dans l’ordre de la mécanique d’une notion économique, servant de base à une

60 optimisation, plus rarement à une maximisation ; deuxièmement qui sont aussi une traduction de l’organique ; et troisièmement dans laquelle apparaisse l’actualisation, la transformation d’une potentialité (le travail est l’agent comptable de la transformation de la force)11. De ce fait, le travail mécanique devient l’outil privilégié de la décision, puisqu’il permet d’un seul coup d’œil d’avoir une représentation fidèle de la production, en ce qu’il quantifie le travail, donné ou produit, organique ou mécanique, suivant les cas, tout en permettant la comparaison universelle des forces et des produits des agents producteurs. Le travail mécanique, ou les avatars d’une procédure de calcul avantage/coût Une fois ces aspects généraux introduits, il faut ajouter un élément, ou plutôt mettre en lumière un motif dont les différents avatars du travail mécanique dérivent tous : celui de la procédure de calcul du rapport avantage/coût. C’est-à-dire, dit très simplement, que ces différentes occurrences s’inscrivent toutes dans cette question : comment faire plus avec moins ? Ce n’est qu’en son sein que la représentation systémique dont nous parlions en introduction prend sens. Procédure avantage/coût. L’idée semble très simple, évidente même dans un état d’esprit d’ingénieur. Faire plus avec moins. Mais concrètement, comment peut-on juger de l’avantage et de la dépense d’un homme ? Ou d’un moulin à vent ? Ou d’un moulin à feu ? Ou d’un moulin à eau ? Pour atteindre à une effectivité, à une prise de décision rationnelle, il faut pouvoir mesurer cet avantage, mesurer ce coût. La réponse est bien sûr de choisir comme mesure de l’avantage le travail réalisé par l’agent producteur, c’est-à-dire l’ouvrage en sortie ; et comme mesure du coût, le travail produit en entrée. Et ainsi mettre en rapport la sortie avec l’entrée. Ce qui nécessite préalablement de savoir quelle quantification du travail on se

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donne, ce qui fut l’objet du point précédent. De la sorte, il y a deux mouvements liés dans la succession de ces avatars du rapport avantage/coût, où « coût » est à entendre dans un sens large et pas forcément ou uniquement monétaire : • d’une part, faire de l’avantage et du coût des mesures commensurables, par une traduction dans l’ordre de la mécanique de notions de l’économique et de l’organique ; • d’autre part, différencier mécaniquement l’avantage et le coût en les reliant terme à terme à l’entrée et à la sortie. Ceci n’a rien d’évident. Ainsi, dans le cas du premier avatar de travail mécanique, que l’on trouve chez Guillaume Amontons12, l’auteur ne différencie pas entrée et sortie. Le coût pour lui, est donné par le coût monétaire de l’entretien des forces productives. Il cherche de la sorte à maximiser le travail réalisé (la « puissance continuelle ») en minimisant le coût monétaire. En somme, il met en rapport du mécanique et du monétaire. De la sorte sa pensée est empreinte de maximisation, et non d’optimisation, on va y revenir par la suite. Antoine Parent, lui, met bien en rapport une sortie sur une entrée, et parvient dans un mémoire de 1714, bien moins connu que son mémoire de 1704 sur les moulins à eaux, à établir finalement une notion de rendement13. Ainsi, la recherche du plus haut degré de perfection des machines devient par le biais de sa définition de l’effet, l’image exacte du plus grand profit du propriétaire. Mécanique et profit ne sont que les deux faces d’une même procédure. Bélidor, faisant s’entrechoquer les démarches d’Amontons et de Parent, parvient à un concept de travail plus puissant encore : le travail, dans ces pages, se transmet à tous les rouages de la machine. Le travail coule entre les lanternes, les cordes et les engrenages. Il devient le liant intégral de la machine, et le critère unique de jugement à l’aune duquel on va juger de la machine, en la rendant commensurable avec l’homme14. Daniel Bernoulli en 1738 et surtout 1753, parviendra un cran au-

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dessus, en traduisant le fait physiologique de la fatigue dans l’empire du calcul laborieux, en traduisant cette fatigue en termes quantifiables et proportionnels au travail15. Coulomb, à la fin du siècle, effectuera ses travaux dans le même esprit que D. Bernoulli16. Bref, dans chaque cas, il s’agit de faire advenir le plus avec le moins. La nouveauté tient moins à cette procédure en soi, déjà disponible dans les milieux d’ingénieurs17, qu’à sa réduction à un indicateur mécanique quantifiable et unique. Or à l’aube du XVIIIe siècle, cette procédure vient rencontrer une nouvelle représentation de la machine hydraulique : le système. La représentation systémique de la machine hydraulique chez Antoine Parent C’est en 1704 qu’Antoine Parent publie son mémoire intitulé « Sur la plus grande perfection possible des machines » (HMARS, 1704, M, pp. 323-338)18. Le sujet : comment tirer le plus d’effet possible d’une roue hydraulique. Si le sujet est classique, la manière de l’aborder est inédite. En effet, jusqu’à Parent, comment procédait-on ? L’auteur le dit lui-même, pour le condamner : toute la science des machinistes ne consistait qu’à chercher le poids d’équilibre de la machine, c’est-àdire le poids qui contrebalance la force du courant de l’eau sur les pales en provoquant l’immobilité de la machine. À partir de là, les machinistes diminuaient la charge d’une faible quantité, et le déséquilibre conduisait naturellement au mouvement, et croyaient-ils, au maximum de l’effet. Ainsi, maximum de l’effet se conjugue avec maximum du poids levé. Inepties pour Parent ! Il le souligne : une machine en mouvement ne peut pas se réduire à une machine à l’équilibre. Les forces en jeu sont différentes. Pour la simple raison que la pale fuit devant le courant : celui-ci ne peut donc frapper celle-là avec toute sa vitesse, mais uniquement avec une vitesse relative. Évidence ? Non. Il est le premier à mettre en avant une telle

61 idée. Plus de 30 ans après, Bélidor, le grand ingénieur, regardera encore ce résultat comme tout à fait remarquable19. Ainsi, si l’effet (défini par Parent) est égal au poids soulevé par la vitesse de ce poids, soit P.V, et que l’on diminue le poids à lever, l’effet est donc plus petit ; mais dans le même temps, la vitesse doit être plus grande puisque l’effort à développer doit être moins grand, donc l’effet doit être plus grand. Autrement dit, P et V sont deux variables interdépendantes, et Parent montre que leurs variations mutuelles ne sont pas simplement inversement proportionnelles. Résoudre les équations générées par cette manière de voir la machine nécessite l’introduction du calcul différentiel leibnizien, que Parent maîtrise parfaitement, ce qui n’est pas si courant à l’époque. Conséquence, vrai paradoxe pour un esprit baigné de statique : plus la pale va vite, moins elle sera frappée par l’eau donc moins elle ira vite… Plus exactement, l’eau ne peut pas la frapper au-delà d’une certaine vitesse sans que la poussée soit alors moindre. En deça, la pale est accélérée. Il existe donc une vitesse de stabilisation, comme l’évidence du quotidien le montre. La question est alors de savoir quel est le rapport des vitesses de la pale et du fluide permettant le plus grand effet. Donc si on augmente la vitesse du fluide, on n’est pas du tout sûr d’augmenter l’effet. Il peut même diminuer. Cet effet de la machine, appelé effet général par Parent, est un antécédent du concept de travail mécanique, il en possède les caractéristiques que nous avons mentionné plus haut. Il est l’agent comptable à la fois du profit et de l’effet mécanique engendrés par les machines, en prenant sens au cœur d’une rupture épistémologique consistant à considérer la force-pour-mouvoir. La vision parentienne de la machine est en outre innovante en ce qu’elle donne à voir un système. Qu’entendons-nous par « système » ? À notre sens, un système est une somme de processus interagissant : ils se contredisent, s’annulent, s’influencent, se soutiennent. En tant que tel, les

62 effets ne sont pas simplement proportionnels aux causes. Les effets peuvent même rétroagir sur les causes. En ce sens, la machine hydraulique de Parent est bien un système. Le processus dans sa réalisation, met en jeu l’ensemble de la structure matérielle de la roue, de la source de mouvement, et des poids à élever, pour venir se loger dans les interactions entre ces éléments. De sorte que le mouvement de la machine crée un effet retour sur la force mouvante elle-même. Le bon sens ne suffit pas à en prévoir le résultat, même en termes de relations d’ordre : augmenter ou diminuer, respectivement, l’effort (ou la vitesse) du fluide ne concoure pas forcément à augmenter ou diminuer, respectivement, l’effet. Même dans un cas apparemment aussi simple où n’intervient qu’une seule source de mouvement sur un dispositif dont toutes les parties sont univoquement liées entre elles, l’effet ne sera pas proportionnel à la cause, comme le dit explicitement Parent. C’est une entité qualitativement différente des machines simples ou en équilibre. Relier la sortie à l’entrée demande des procédures de calculs inédites et des raffinements qui dépassent le schéma simple cause-effet. Parent ne voit plus la machine à l’équilibre, il la voit comme un processus agissant dans le temps et dans l’espace, et agissant aussi sur elle-même. L’état stationnaire qui survient nécessite l’application du nouveau calcul différentiel, et le dépassement d’une appréhension en termes de destruction de forces, appréhension à laquelle La Hire, par exemple, s’arrête. De manière remarquable et tout à fait originale, bien que se débattant toujours dans l’absolu de l’équilibre et de la physique des chocs, il parvient à voir la machine comme personne d’autre avant lui. C’est bien un « aigle », selon l’expression de Sauveur20, auquel nous avons affaire ici. Parent donne à voir une monstruosité : une machine dont le réglage ne peut se faire par fixation séparée des paramètres. Parent oblige à penser la machine dans son ensemble, comme un système complexe dont chaque organe influe sur tous les

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autres. La connaissance des lois naturelles d’un tel système permet l’optimisation du produit. Voilà la nouvelle armature, le système, dans laquelle vient tourner la vieille procédure du calcul du rapport avantage/coût que nous avons explicitée précédemment. Il faut bien se rendre compte que l’idée d’optimum, issue de la pensée de Parent, est directement liée à cette représentation de la machine comme système de processus contradictoires interagissant. C’est parce que les processus se contredisent qu’il existe un point, et un seul, où la somme de tous les avantages (effets) sera maximale vis-à-vis de toutes les autres sommes d’avantages. Le maximum de la somme des avantages n’est pas réductible à la somme des maximums des avantages, exactement comme le maximum de la somme des intérêts particuliers (intérêt général) est irréductible à la somme des maximums des intérêts particuliers pris séparément. La fonction maximum-somme pour ainsi dire, n’est pas commutative. C’est précisément en ce point, dans cette idée de système, dans cette non commutativité maximumsomme, dans l’irréductibilité de l’optimum au maximum, que viennent communier le système des intérêts particuliers de la société et le système de la machine en fonctionnement. Dès lors, ce point de correspondance rend commensurable la société et la machine. Non pas la machine déterministe, proportionnelle, simplement prévisible, mais dynamique, soumise à toutes les perturbations. De ce système, Bélidor s’apercevra bien vite de la trop grande dépendance aux effets matériels. La théorie est impuissante à la réduire entièrement. Le réel s’insinue, perturbe là où on ne l’attend pas, réduisant le théoricien à ne pouvoir faire que des cartes et à réintégrer finalement le praticien que Parent avait si ardemment souhaité soumettre à l’empire du calcul totalisant. Le lecteur voit certainement où l’on veut arriver. Ce système qui interagit avec lui-même, cette somme de processus contradictoires, cette somme

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d’avantages, d’intérêts particuliers que l’on cherche à harmoniser et régis par des lois naturelles que l’on peut connaître, ce système que l’on peut régler, amener à l’optimum, à l’harmonie, à l’intérêt général, qu’est-ce donc si ce n’est la représentation libérale de la société des agents économiques ? C’est bien cela que l’on voit apparaître chez Boisguilbert, et avant chez Nicole et Domat de manière moins évidente il est vrai, puis ensuite chez un grand nombre d’auteurs jusqu’à Smith. C’est de cette vision de système de processus d’où est directement tirée la notion d’harmonie spontanée, et qui fonde en partie l’économie comme domaine séparé susceptible d’une analyse en termes scientifiques21. Dans les deux cas, c’est l’émergence d’une représentation systémique qui entre en scène. La représentation systémique de la société des agents économiques chez Boisguilbert Cette nouvelle armature présente des homologies structurelles fortes avec les redéfinitions de l’art de gouverner qui naissent au début du XVIIIe siècle, et qu’on appelle communément libéralisme. Par ailleurs, la démarche des mécaniciens a aussi partie liée avec le jansénisme. Qu’y-a-t-il jusque-là comme art de gouverner ? Des doctrines qui portent le nom générique de mercantilisme. Ces doctrines peuvent être très différentes entre elles mais on peut en résumer la structure ainsi. Le mercantilisme, pour le dire vite, s’énonce en termes de puissance, au sein de l’espace concurrentiel européen22. Deux circuits sont en jeu, l’intérieur, et l’extérieur. Il s’agit de se faire respecter à l’extérieur, et pour ce faire d’augmenter la richesse à l’intérieur. Sur le circuit extérieur, on va tendre à exporter le plus possible de marchandises à forte valeur et à importer le moins possible, pour attirer à soi le numéraire, et ainsi (pense-t-on alors) appauvrir le pays concurrent. Le mercantilisme pense en effet le commerce extérieur comme un jeu à somme nulle. Le numéraire doit

63 servir à la guerre, puisqu’il est le « nerf de la guerre » comme le disent tous les commentateurs de l’époque. À l’intérieur, la pensée mercantiliste pense qu’il faut assurer la circulation des marchandises et de la monnaie. L’argent thésaurisé ne sert à rien en soi, il ne permet pas de produire quoique ce soit. Le numéraire n’est qu’un moyen. Sa présence sur le territoire permet de le rendre disponible pour les levées nécessaires à la guerre. L’or n’est donc pas recherché pour lui-même. Il n’est que le signe de la puissance. En outre, les mercantilistes savent bien que la source ultime de la richesse, c’est l’homme. Plus les hommes sont nombreux, plus nombreux seront les travailleurs, plus nombreuses seront les productions. Dès lors, plus le royaume sera riche, et plus nombreuses seront les exportations. Il faut tendre à créer le plus de valeur possible sur le territoire national. La richesse du prince provient de celle de ses sujets. La puissance peut alors s’énoncer comme suit : il faut maintenir l’État vis-à-vis de l’extérieur, et augmenter l’État à l’intérieur. En effet, ça n’est qu’en organisant l’intérieur (par une forme de dirigisme « à la Colbert », au moins temporaire) que l’on pourra orienter les choses dans le sens d’une augmentation de la richesse. Deux technologies sont en jeu pour atteindre ces buts, un appareil diplomatico-militaire d’une part, et une bonne police d’autre part. Police au sens d’organisation de la cité, qui inclue l’organisation de la production. Ainsi la procédure de calcul du rapport avantage/coût, appliquée aux moyens de production, s’inscrit pleinement dans une logique mercantiliste, en ce qu’elle est le moyen par lequel advient la maximisation. On la trouve appliquée dans bien des domaines. Amontons est encore dans une logique purement mercantiliste, quand il cherche à créer un moulin à feu qui produise plus, en réduisant les coûts d’entretien. Son but est de réduire le prix nominal des marchandises.

64 Cette exigence de maximisation propre au mercantilisme, mise en œuvre par Colbert notamment, va rencontrer au début du XVIIIe siècle une nouvelle manière de concevoir la société. Celle d’une somme de processus interagissant les uns avec les autres, autrement dit d’un système. Cette vision est issue en partie d’une question janséniste propre à des auteurs tels que Domat et Nicole, qui a trait à la sommation des intérêts individuels égoïstes. Qu’on appelle amour propre à l’époque. Autrement dit, comment la société peutelle encore tenir ensemble, si chacun ne cherche que son intérêt particulier, cette peste universelle selon Nicole ? Comment éviter que la guerre de tous contre tous amène à la destruction de la société ? Nicole énonce alors que dans l’état corrompu où il se trouve, prisonnier de ses passions, l’homme a tout de même suffisamment de raison pour se rendre compte qu’il ne pourra pas obtenir ce qu’il obtient par la seule force. Il s’astreint alors à des convenances sociales, la politesse, le commerce, etc., pour parvenir à satisfaire ses désirs. L’amourpropre éclairé, c’est en somme un amour-propre raisonnable, en tout cas qui utilise la raison pour parvenir à ses fins : « ce n’est pas la raison qui se sert des passions, mais les passions qui se servent de la raison pour arriver à leur fin »23. Ainsi le désir de dominer est maté par le désir de posséder, et c’est ainsi que la paix civile règne. Le vice a le même résultat que la vertu24. Cependant, l’amour-propre éclairé ne suffit pas seul à assurer la cohésion sociale. Il faut un contexte, des conditions dans lesquelles elles puissent s’exprimer : c’est l’ordre politique qui est le fondement de tout. Les sociétés, en effet, sont créées par la force. La force implique la domination par un souverain énonçant un code légal dont la violation entraîne le châtiment. La crainte entraîne l’obéissance. C’est cette crainte qui oblige l’amourpropre à ruser pour obtenir ses désirs. S’il était laissé à lui-même, la société serait détruite25. Pierre Le Pesant de Boisguilbert (1646-1714) se

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ressaisit de cette question dans ses œuvres de 16951707, pour lui donner une autre réponse26. Si les jansénistes avaient déjà posé une morale de connaissance qui doit conduire à la connaissance des lois naturelles par lesquelles advient la justice dans la société, Boisguilbert va plus loin. En effet, entre Boisguilbert et ses contemporains occupés de questions économiques, observateurs critiques de la fin du règne de Louis XIV, la divergence « oppose aux théoriciens d’un ordre social harmonique, pour qui toute réflexion politique ou économique ne doit que concourir au rétablissement de lois providentielles, les tenants d’une vision désenchantée du monde, qui considèrent qu’entre les phénomènes observables des corrélations sont possibles et qu’il faut les étudier, non pour les purifier, mais pour en percer la logique et s’y conformer.27 » L’originalité, et même la solitude, de Boisguilbert à l’époque, ne proviendrait donc pas tant des questions qu’il aborde que de sa perspective épistémologique. Pour Boisguilbert en effet, l’amour-propre, l’égoïsme en somme, et l’attitude maximisatrice des agents économiques, conduisent automatiquement à l’harmonie du système. Le bien-être est assuré par le seul jeu de la réalité économique avec elle-même. À cela trois conditions, qui nous importent peu ici28. Boisguilbert montre que ces conditions sont détruites par les rentiers qui, en somme, ne connaissent pas les conséquences de leurs actes, parce qu’ils sont trop éloignés de la réalité du jeu des échanges29. Il faut donc qu’un groupe de gens compétents en questions économiques prennent les décisions auxquelles même les rentiers devront se soumettre. De la sorte, l’intérêt global doit pouvoir parvenir à un maximum, ou plutôt un optimum, si les lois naturelles du jeu économique sont connues et respectées. Pour obtenir cette optimisation de

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l’intérêt global et réguler les abus, l’État et ses lois ne peuvent qu’être un moyen temporaire. Boisguilbert doute que le gouvernement ait la capacité de maîtriser un circuit économique aussi vaste et complexe que le circuit français, sans en même temps le dérégler. C’est à la Nature seule, ditil, d’y mettre bon ordre. L’État doit donc « laisser faire la nature », et se limiter aux tâches judiciaires. Ainsi, l’idée d’optimum et celle de système courent chez Parent et chez Boisguilbert à la même époque. Dans les deux cas il s’agit d’optimiser des systèmes naturels vis-à-vis du profit qu’ils produisent. Il ne s’agit pas seulement d’homologies dans la structure des problèmes, mais également dans le but que se proposent les deux auteurs, puisqu’il s’agit toujours d’obtenir de générer une richesse optimale. Conclusion : pas de transfert de concept, mais un fonds culturel commun S’il nous faut conclure, il nous faut nous prononcer sur la question de déterminer ce qui, dans cette histoire, est la cause de quoi. Transfert d’une représentation mécanique dans une pensée économique non encore autonome ? Ou inversement ? Posée ainsi, cette question n’a en réalité pas beaucoup de sens. Nous n’assistons pas ici à un transfert de concepts, rendu d’autant plus difficile que le champ économique, chacun en conviendra, ne se pense pas comme une discipline à part entière à cette époque. Plutôt que cette dualité, une interprétation plus simple est possible, en remarquant que ces mondes baignent dans le même fonds culturel, notamment celui des ingénieurs et de la rationalité de l’entrepreneur. En effet, le point frappant du parallélisme entre système socio-économique tel que le décrit Boisguilbert, et système mécanique de Parent, c’est que dans chaque cas, on utilise d’une part un calcul de coûts/avantages, dont, d’autre part, les numérateurs sont homogénéisés par un seul indicateur : l’intérêt pour Boisguilbert, l’effet

65 pour Parent et ses successeurs30. Or ce calcul avantage/coûts existe en fait déjà chez les ingénieurs militaires au début du XVIIe siècle. L’art de l’ingénieur militaire rencontre le projet gouvernemental mercantiliste dans sa course à la croissance, faisant ainsi des fortifications une affaire d’État31. Dans ce contexte, le souverain doit constamment perfectionner les artifices militaires, ce qui nécessite, l’argent étant rare, de déterminer si l’excès de dépense (coût) va être récompensé par un avantage supérieur, par rapport aux artifices précédents ou à d’autres. C’est alors tout le problème de la comparaison des avantages qui se pose, et y répondre, c’est œuvrer à équivaloir le coût (la dépense) et l’avantage. Ce qui se traduit concrètement par des questions telles que : « combien de mousquets valent un canon ? » par exemple. Concomitamment, les ingénieurs militaires se rendent compte qu’on ne peut pas maximiser simultanément tous les avantages d’une fortification, ce qu’ils verbalisent par l’expression d’ « universelle contrariété ». Il y a donc rétroaction des avantages entre eux, et bien souvent on paye un surplus d’avantage par une perte partielle ou totale d’un autre aspect avantageux de la fortification. Dans ce schéma cependant, les avantages ne sont que difficilement commensurables les uns aux autres. Mais on perçoit bien le même motif que celui évoqué précédemment : une représentation systémique d’une réalité particulière. Or Parent a exercé dans sa jeunesse comme… ingénieur militaire. Il en connait toute la littérature et les auteurs classiques de son époque32. Ces procédures mentales en sont d’autant plus disponibles pour lui. Les mêmes éléments structurent donc l’art des fortifications dès le début du XVIIe siècle, la pensée mécanique illustrée par Parent dès 1704, et la société des agents économiques à la même époque chez Boisguilbert : volonté de maximisation de la puissance, procédure de calcul du rapport avantages/coûts, tentative de quantification et de commensurabilité des uns aux autres, et représentation systémique.

66 La notion de système de processus interagissant entre eux et menant à l’optimum résulte du même modèle, l’utilisation du calcul avantage/coût, homogénéisé à un unique indicateur et dirigé dans le sens de sa plus grande valeur possible. La première forme de technologie que Parent créé, et le comportement des agents économiques de Boisguilbert, ne répondent donc pas à une sorte d’influence de la mécanique sur l’économie, ou de l’économie sur la mécanique, d’autant que les termes de cette éventuelle confrontation sont en fait en construction. Plutôt qu’une filiation de l’une à l’autre et un douteux transfert de concept, c’est une forme de cousinage auquel on invite. Encore un mot. À notre sens, il ne faut pas non plus comprendre que ce sont les ingénieurs qui ont influencé et la notion de système chez Parent, et celle de Boisguilbert puis des lignées de libéraux. Il s’agit de dire que soumis aux mêmes exigences, qui ont trait à l’art de gouverner, Parent et Boisguilbert mettent en œuvre les mêmes solutions. Ceci semble paradoxal puisque Boisguilbert, précisément, propose autre chose que l’art de gouverner de son temps. Il est un opposant à Louis XIV et à son mercantilisme. Mais si les moyens et la conceptualisation qu’il propose sont différents, c’est le même but qui s’exprime dans ce premier avatar de libéralisme : la richesse nationale. L’optimum de l’intérêt général n’est en somme que le nouveau cadre devant permettre ce but, qui s’énonçait plutôt en termes de puissance de l’État dans la pensée mercantiliste, mais une puissance qui impliquait précisément la richesse du royaume. Parent, dont on peut penser, surtout en tant qu’ancien ingénieur, qu’il est baigné de mercantilisme et de « raison d’État », cherche à rendre le bien public le plus haut qu’il soit. Il se place ce faisant dans une pensée typiquement mercantiliste. On suggère alors que ce qui est en jeu fondamentalement n’est pas exactement une influence des pratiques d’ingénieur : les solutions construites par Parent, Boisguilbert, et les

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ingénieurs militaires, ne sont que les avatars d’un calcul avantage/coût corrélatif d’un art de gouverner axant toute son action sur la maximisation d’une puissance en situation de ressources limitées. Le calcul avantage/coût ne se suffit pas à lui-même : il n’existe pas comme un universel s’exprimant hors du temps et des situations particulières. Il s’insère dans des situations historiques précises qui le font émerger comme solution à des mises en problème identiques. Mais contrairement aux pratiques d’ingénieur du XVIe et XVIIe siècle, Parent, Boisguilbert et leurs successeurs amènent à penser les systèmes en fonction d’un seul indicateur, effet ou intérêt33.

1 HAZARD Paul, La crise de la conscience européenne, 16801715, Paris, Boivin, 1934. 2 Sur le jeu de double légitimation, cf. LICOPPE Christian, La formation de la pratique scientifique: le discours de l'expérience en France et en Angleterre, 1630-1820, Paris, éd. la découverte, 1996. 3 C’est du moins le propos de Roger Hahn, dans : HAHN Roger, L'anatomie d'une institution scientifique: l'Académie des sciences de Paris, 1666-1803, Bruxelles & Paris, éd. des archives contemporaines, Yverdon (Suisse), Gordon and Breach Science Publ., Amsterdam, OPA, 1993. Cf. aussi sur le règlement de 1699 : DEMEULENAERE-DOUYERE Christiane, BRIAN Éric (éd.), Règlement, usages et science dans la France de l'absolutisme…, Londres, Paris, New-York, éd. éd. Tec & doc, 2002. 4 FONTENEAU Yannick, Développements précoces du concept de travail mécanique (fin 17e s. – début 18e s.) : quantification, optimisation et profit de l’effet des agents producteurs, Thèse de doctorat, Université Lyon 1, 2011, pp. 468 et suivantes. 5 Sur l’histoire du travail mécanique jusqu’à Daniel Bernoulli, on peut consulter : FONTENEAU, 2011, op. cit. (Amontons pp. 146201 ; Parent pp. 202-254 ; Pitot pp. 261-281 ; Bélidor pp. 282330 ; Desaguliers pp. 331-360), ainsi que FONTENEAU, Yannick, « Les antécédents du concept de travail mécanique chez Amontons, Parent et Daniel Bernoulli : de la qualité à la quantité (1699-1738) », Dix-Huitième Siècle, n°41, 2009, pp. 343-368 ; Sur Daniel Bernoulli spécifiquement : FONTENEAU Yannick, VIARD Jérôme, « Travail, force vive et fatigue dans l'œuvre de

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Daniel Bernoulli : vers l’optimisation du fait biologique (17381753) », Physis (à paraître). Sur Coulomb, cf. le chapitre consacré dans VATIN François, Le travail, économie et physique (17801830), Paris, P.U.F, 1993 ; sur Lazare Carnot cf. GILLISPIE Charles C., YOUSCHKEVITH Adolf P., Lazare Carnot savant et sa contribution à la théorie de l’infini mathématique, Paris, Vrin, 1979. Sur le XIXe siècle, outre l’ouvrage de François Vatin cité, on pourra se reporter au court article synthétique de CHATZIS Konstantinos, « Économies, machines et mécanique rationnelle : la naissance du concept de travail chez les ingénieurs-savants français, entre 1819 et 1829 », Annales Ponts et chaussées, nouvelle série, n°82, 1997, pp. 10-20 ; on consultera aussi GRATTAN-GUINNESS Ivor, « Works for the workers : advances in engineering mechanics and instruction in France, 1800-1830 », Annals of science, n°41, 1984, pp. 1-33. Sur l’ensemble de la période : CARDWELL Donald S.L., « Some factors in the early development of the concepts of power, work and energy », The British Journal for the History of Science, vol. 3, n°11, 1967, pp. 209-224, et pour un point de vue axée sur la machine, l’incontournable : SERIS Jean Pierre, Machine et communication : du théâtre des machines à la mécanique industrielle, Paris, Vrin, 1987.

rester quand on substitue une force par une autre, par n’importe quelle autre. Elle unit les sources par leurs effets. Il y a donc dans le simple énoncé de la substitution un programme de recherche sur la définition de l’effet ; •

économique, car une problématique de substitution est en soi un problème économique lié à une démarche d’ingénieur, cherchant soit à économiser le prix du travail (salaires ou entretien) des forces animés (hommes, chevaux, bœufs), soit à permettre la réalisation d’un produit par des forces animées au lieu d’inanimés (eau, vent) afin de pallier l’absence de ces éléments en un lieu où la production est nécessaire ou bien de rendre la production uniforme et/ou permanente ;



Cf. DESCARTES René, Explication des engins par l’ayde desquels on pevt avec vne petite force lever vn fardeau fort pesant, in ADAM C., TANNERY P. (éd.), Oeuvres de Descartes Correspondance, vol. I, Paris, Vrin, 198, pp. 435-449.

organique, enfin, car l’un des deux termes de la substitution met toujours en scène une force animée et donc la représentation organique de la production de la force : le processus de création de force ou de travail par l’organisme a un coût dont l’agent comptable est la peine ou la fatigue. La dimension mécanique, qui tend justement à trouver un lieu commun entre l’effet mécanique et le travail animal, n’efface pas entièrement cette dimension-ci. En ce sens, le fait que Coriolis en 1829 mentionne comme un avantage certain que sa conception du travail mécanique rappelle l’idée d’un effort physique exercé contre une résistance, ou que Coulomb en 1781 cherche à optimiser le rapport travail/fatigue en rendant les deux commensurables, ou encore que Daniel Bernoulli décrète pour la validité de son modèle théorique que la fatigue soit directement proportionnelle, et donc commensurable, au travail réalisé, n’est en ce sens nullement un hasard. La représentation organique de la production de force se diffuse par contact avec les autres forces mouvantes appliquées aux machines, dans cette problématique de substitution.

De bons exemples de cette problématique de substitution figurent dans GALON Recueils de machines approuvées par l’Académie royale des sciences, Paris, chez Gabriel Martin, 7 tomes, 1735-1777. La substitution se donne en effet à voir sous ces trois dimensions :

Cette triple dimension que pose le problème de la substitution trouve sa correspondance dans ce qui doit servir à la résoudre, le travail mécanique. Ce concept (ou ses antécédents) se doit d’allier une pertinence mécanique, économique, et charrie avec lui la représentation organique de production de la force.

6 Par exemple chez Salomon de Caus : CAUS Salomon de, Les raisons des forces movvantes auec diuerses machines tant utilles que plaisantes aus quelles sont adioints plusieurs desseings de grotes et fontaines, Francfort, Jean Norton, 1615, p. 6 v°. Salomon de Caus est salué par Dugas comme le père du concept (DUGAS René, Histoire de la mécanique, Paris, Dunod, 1950). Nous montrons en quoi cette interprétation est erronée, et dérive d’une épistémologie à tendance rétrospective aujourd’hui surannée dans FONTENEAU, 2011, op. cit., pp. 52-56. 7 On renvoie à CANGUILHEM Georges, Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1994 (1968), p. 22. 8

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mécanique, car la possibilité d’une substitution de forces mouvantes entre elles présuppose naturellement que les effets donnés par les forces substituantes et substituées soient commensurables entre eux. Cette dimension pose donc le problème de la définition de l’effet mécanique à choisir pour obtenir une équivalence des effets. L’effet est donc ce qui doit

10 On notera évidemment que le choix d’une définition, aussi justifiée soit-elle, possède toujours un côté arbitraire. Elle est néanmoins essentielle pour qui veut déterminer et justifier ce qui est dans le « chemin » qui amènera au début du XIXe siècle au concept de travail mécanique moderne. Ainsi une telle définition permet de comprendre en quoi, par exemple, Descartes n’invente pas le concept de travail mécanique, contrairement à une vulgate

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tenace héritée de Duhem dont on mesure aujourd’hui l’insuffisance. Jean-Pierre Séris, pourtant, a démontré dès 1987 l’insuffisance d’une pareille opinion à propos de Descartes (SERIS, 1987, op. cit., pp. 211-219). Si cette épistémologie rétrospective n’a aujourd’hui bien évidemment plus cours, certains de ses résultats n’ont cependant pas été, ou pas suffisamment, remis en cause par leurs successeurs. 11 Ce n’est pas le lieu ici de s’étendre sur cette définition. Disons simplement qu’elle a été choisie en référence à la définition de Coriolis notamment, qu’on tient souvent comme l’inventeur du concept, bien que Navier et Poncelet soient au moins aussi importants. Sur ces personnages, on renvoie à VATIN, 1993, op. cit. 12 AMONTONS Guillaume, « Moyen de substituer commodément l'action du feu à la force des hommes et des chevaux pour mouvoir les machines », Histoire et Mémoires de l’Académie Royale des Sciences (HMARS), 1699, M, pp. 112-126. Analysé dans FONTENEAU, 2011, op. cit. : 146-195. 13 PARENT Antoine, « Sur la plus grande perfection possible des machines », HMARS, 1704, M, 323-338. Il faut en effet noter que dans son mémoire de 1704 que nous examinons dans la suite de l’article, Parent distingue dans sa machine l’effet naturel et l’effet général. L’effet général est clairement un concept de travail. L’effet naturel en revanche n’est pas ce qui advient à l’entrée de la machine, mais une potentialité fictive du fluide qui vient frapper la machine : il s’agit de la multiplication du poids qui équilibrerait la machine et de la vitesse du fluide, comme si le poids était emporté sur un radeau avec toute la vitesse de l’eau. Nous disons que cette potentialité est fictive, en ce que l’effet général ne peut jamais être égal à l’effet naturel, même dans des conditions idéales et sans frottements. En effet, Parent n’examine pas les frottements dans ce mémoire. L’effet général du fluide n’est que le maximum d’effet atteignable dans le cadre des contraintes structurelles de la machine. On notera par ailleurs que cette idée d’effet naturel dépend d’une conceptualisation mécanique en termes de chocs, dont l’outil de calcul privilégié est la quantité de mouvement. En 1714, dans un autre mémoire faisant suite à celui de 1704, et traitant des machines hydrauliques mues par la force des animaux, Parent parviendra cette fois-ci, et laborieusement, à ce que l’effet naturel soit une potentialité réelle, permettant ainsi de fonder une mesure de rendement (cf. FONTENEAU, 2011, op. cit., 226). 14

FONTENEAU, 2011, op. cit., pp. 298 et suivantes.

FONTENEAU Y., et VIARD J., Travail, fatigue et force vive dans l’œuvre de Daniel Bernoulli : vers l’optimisation du fait biologique (1738-1753), Physis (à paraître). 15

16 Sur Coulomb, cf. GRALL Bernard, Économie de forces et production d’utilités- L’émergence du calcul économique chez les ingénieurs des Ponts et Chaussées (1831-1891), manuscrit révisé

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et commenté par François Vatin, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, pp. 61 et suivantes. 17 « Ingénieur » est ici utilisé dans un sens générique, et toutes les précautions d’usage doivent être prises puisqu’à l’époque, seuls les ingénieurs militaires sont un corps d’ingénieurs clairement identifiable. Cf. l’ouvrage classique : VERIN Hélène, La gloire des ingénieurs : l'intelligence technique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, éd. Albin Michel, 1993

Sur le calcul de la roue de Parent, voir aussi l’article de Bernard Delaunay dans ce même numéro. Cf. aussi SERIS, 1987, op. cit., pp. 285-298. On se reportera également à BELHOSTE Bruno & BELHOSTE Jean-François, « La théorie des machines et les roues Hydrauliques », Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, n° 29, 1990, pp 1-17. Plus largement sur les roues hydrauliques : REYNOLDS Terry S., Stronger than a hundred men: a history of the vertical wheel, Baltimore, Johns Hopkins university press, 1983. Sur le concept de travail chez Parent : FONTENEAU, 2011, op. cit., pp. 202-253. 18

19 BELIDOR Bernard Forest de, Architecture hydraulique, ou, l’art de conduire, d’elever et de menager les eaux pour les differens besoin de la vie, 4 vols, Paris, Charles Antoine Jombert, 1737-1753: I, 1, 248, art. 592 :

« Cette découverte mérite d’être regardée comme une des plus importantes que l’on ait fait depuis le renouvellement des sciences & des beaux arts ; quand tous les travaux de M. Parent n’auroient aboutis [sic] qu’à ce seul objet, il devroit suffire pour le rendre recommandable parmi ceux qui sont touchez du bien public, d’autant mieux qu’elle est le fruit d’un grand nombre de connoissances acquises, & d’une nature à ne rien tenir du hazard : j’avouerai ingénuement que la premiere fois que je la vis dans les mémoires de l’Académie royale des sciences de l’année 1704, j’en fus si frappé que je la regardai comme ce que j’avois appris jusques-là de plus interessant en mécanique [...] » 20 Rapporté par : FONTENELLE Bernard le Bovier de, « Éloge de M. Parent », HMARS, 1716 : H, 89. 21 On renvoie à l’article de Jean-Claude PERROT, « La main invisible et le Dieu caché », dans : PERROT Jean-Claude, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, 1992, pp. 333-354.

Pour une approche philosophique du mercantilisme, cf. FOUCAULT Michel, Sécurité, territoire, population. Cours au collège de France. 1977-1978, Paris, Gallimard, Seuil, 2004, pp. 233-370.

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Nicole cité par FACCARELLO Gilbert, Aux origines de

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l’économie politique libérale, Pierre de Boisguibert, Paris, Anthropos, 1986, p. 96. C’est l’ordre de ces termes qui fait l’originalité de Nicole. Auparavant, chez Descartes par exemple (dans le Traité des passions), la raison peut utiliser les passions : « Au reste, l’âme peut avoir ses plaisirs à part. Mais pour ceux qui lui sont communs avec le corps, ils dépendent entièrement des passions : en sorte que les hommes qu’elles peuvent le plus émouvoir sont capables de goûter le plus de douceur en cette vie. Il est vrai qu’ils y peuvent aussi trouver le plus d’amertume lorsqu’ils ne les savent pas bien employer et que la fortune leur est contraire. Mais la sagesse est principalement utile en ce point, qu’elle enseigne à s’en rendre tellement maître et à les ménager avec tant d’adresse, que les maux qu’elles causent sont fort supportables, et même qu’on tire de la joie de tous. » (DESCARTES René, Oeuvres de Decartes, vol. XI : le Monde ; Description du corps humain ; Passions de l'âme ; Anatomica ; Varia, éd. par ADAM C., TANNERY P., Paris, Vrin, 1986, art. 212)

réédités dans : BOISGUILBERT Pierre Le Pesant de, Pierre de Boisguilbert ou la naissance de l’économie politique, vol.2 : œuvres manuscrites et imprimées, Paris, INED, 1966. Sur Boisguilbert, cf. HECHT Jacqueline (éd.), Boisguilbert parmi nous, Paris, INED, 1989, et FACCARELLO, 1986 , op. cit. PELLISSIER François, « L'économie politique des années difficiles : France 1685-1715 », Thèse de doctorat, Paris I, 1984, p. 476

27

28 À savoir : qu’un système de prix de proportion soit réalisé, ainsi que la condition tacite des échanges, et une concurrence équilibrée. (FACCARELLO, 1986, op. cit., p. 14). Les prix de proportion correspondent à un égal avantage des vendeurs et des acheteurs.

« [..] le groupe social de gens habiles et éclairés, aptes à la réflexion et qui ne doivent leur aisance qu’à la prospérité de l’ensemble du système économique, que lequel ils ont donc intérêt à veiller, est le seul capable de rétablir l’équilibre économique et donc de maintenir, sans heurs, la paix civile » (PELLISSIER, 1984, op. cit.: 472).

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« [...] l’homme laborieux ne suffit pas à l’harmonie productive. Il faut encore ajouter le calcul, l’information, l’intelligence que nulle bonne volonté ne suffit à compenser. En économie non plus, un sot ne saurait être bon. Prévoir les revers inopinés, les maladies par une certaine épargne, est banal ; savoir sacrifier des biens pour préserver le niveau des prix et des revenus souffre déjà plus d’exceptions, c’est pourtant l’exemple que fournissent les Hollandais en régulant le marché des épices. Les calculs de l’agent déteindront finalement à tous les aspects du travail pour qu’il soit fructueux. Ainsi, les coûts de production, le prix de vente des récoltes et leur volume vont déterminer la surface des friches dans l’exploitation. Bref, il existe une tactique et une stratégie de l’entrepreneur ou de l’ouvrier qui s’apprécient in situ. Les coalitions de la main-d’œuvre, la mise en quarantaine des patrons sont en effet du calcul ; [...] »

Nicole cité par : FACCARELLO, 1986, op.cit., p. 97 (Un texte repris par quantité d’auteurs, de Boisguilbert à Smith.) :

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« On retrouve par exemple presque partout en allant à la campagne, des gens qui sont prêts à servir ceux qui passent, et qui ont des logis tout préparés à les recevoir. On en dispose come on veut. [...] Qu’y aurait-il de plus admirable que ces personnes s’ils étaient animés de la charité ? C’est la cupidité qui les fait agir [....] Quelle charité d’aller quérir des remèdes aux Indes, de s’abaisser aux plus vils ministères, et de rendre aux autres les services les plus bas et les plus pénibles ? La cupidité fait tout cela sans s’en plaindre. » Comme le précise Faccarello, c’est avec Machiavel qu’un acte commence à être jugé par rapport à ses effets : des passions on est passé aux intérêts, mais ceci n’est valable que pour la sphère publique. C’est à partir du milieu du XVIIe siècle que cette idée commence à passer dans le domaine des intérêts privés. Apparaît alors l’idée que des actions très différentes entre elles (qu’elles relèvent des passions ou de la raison) puissent être socialement utiles et manipulables. 25

FACCARELLO, 1986, op.cit., pp. 99-102.

Rappelons ses œuvres les plus connues, publiées ou écrites à partir de cette date : BOISGUILBERT, Pierre Le Pesant de, Le détail de la France, 1695, et Le Factum de la France, 1707,

26

Pour Boisguilbert, comme le résume J.-C. Perrot,

(PERROT Jean Claude, « Portrait des agents économiques dans l’œuvre de Boisguilbert » in HECHT Jacqueline (éd.), Boisguilbert parmi nous, Paris, INED, 1989, pp. 141-156, la citation est pp. 147-148). 31

Cf. VERIN, 1993, op. cit., p. 97

32

Cf. FONTENEAU, 2011, op. cit., pp. 434 et suivantes.

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Sur la question de la pertinence de considérer l’intérêt comme un indicateur homogène, et son rapport avec le profit chez les successeurs de Boisguilbert (cf. FOUCAULT Michel, Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard, 2004: p. 46-47) :

33

« La catégorie générale qui va recouvrir et l’échange et l’utilité, c’est bien entendu l’intérêt puisque c’est l’intérêt qui est principe de l’échange et l’intérêt qui est critère d’utilité. La raison gouvernementale, dans sa forme moderne […] est une raison qui fonctionne à l’intérêt. Mais cet intérêt, ce n’est plus bien sûr celui de l’État entièrement référé à lui-même et qui ne cherche que sa croissance, sa richesse, sa population, sa puissance, comme c’était le cas dans la raison d’État. L’intérêt maintenant au principe duquel la raison gouvernementale doit obéir, ce sont des intérêts, c’est un jeu complexe entre les intérêts individuels et collectifs, l’utilité sociale et le profit économique, entre l’équilibre du marché et le régime de la puissance publique, c’est un jeu complexe entre droits fondamentaux et indépendance des gouvernés. Le gouvernement en tout cas le gouvernement dans cette nouvelle raison gouvernementale, c’est quelque chose qui manipule des intérêts. [...] désormais, le gouvernement n’a plus à intervenir, n’a plus de prise directe sur les choses et sur les gens, il ne peut avoir de prise , il n’est légitimé , fondé en droit et en raison à intervenir que dans la mesure où l’intérêt, les intérêts, les jeux des intérêts rendent tel individu ou telle chose, ou tel bien, ou telle richesse ou tel processus, d’un certain intérêt pour les individus ou pour l’ensemble des individus ou pour les intérêts affronté de tel individu à l’intérêt de tous, etc. »

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Y. Fonteneau –Machine et économie au XVIIIe siècle

Bibliographie Abréviation : « HMARS » utilisé pour : ACADEMIE ROYALE DES SCIENCES (éd.), Histoire et Mémoire de l'Académie Royale des Sciences, 97 vols, Paris, J. Boudot, 1702-1797 AMONTONS Guillaume, « Moyen de substituer commodément l'action du feu à la force des hommes et des chevaux pour mouvoir les machines », HMARS 1699, M, pp. 112-126 BELHOSTE Bruno & BELHOSTE Jean-François, « La théorie des machines et les roues hydrauliques », Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, n° 29, 1990, pp 1-17 BELIDOR Bernard Forest de, Architecture hydraulique, ou, l’art de conduire, d’elever et de menager les eaux pour les differens besoin de la vie, 4 vols, Paris, Charles Antoine Jombert, 1737-1753 BOISGUILBERT Pierre Le Pesant de, Pierre de Boisguilbert ou la naissance de l’économie politique, vol.2 : œuvres manuscrites et imprimées, Paris, INED, 1966. CANGUILHEM, Georges, Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1994 (1968) CARDWELL Donald S.L., « Some factors in the early development of the concepts of power, work and energy », The British Journal for the History of Science, vol. 3, n°11, 1967, pp. 209-224 CHATZIS, Konstantinos, « Économies, machines et mécanique rationnelle : la naissance du concept de travail chez les ingénieurs-savants français, entre 1819 et 1829 », Annales Ponts et chaussées, nouvelle série, n°82, 1997, pp. 10-20 DEMEULENAERE-DOUYERE Christiane, BRIAN Éric (éds), Règlement, usages et science dans la France de l'absolutisme…, Londres, Paris, New-

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Savoirs et sciences sur les machines

Calculer une machine au XVIIIe siècle Bernard Delaunay Centre d’Histoire des Techniques (CH2ST/EA127), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Les machines sont omniprésentes au XVIIIe siècle, dans les forges avec les soufflets et les martinets, dans les papèteries avec les moulins à papier, dans les mines avec les pompes d’exhaure des mines, dans l’urbanisme pour pomper et distribuer l’eau parmi d’autres nombreux ouvrages. Maurice Daumas intitule d’ailleurs son tome 2 de l’Histoire générale des techniques : 1725-1860, l’expansion du machinisme. L’énergie hydraulique est alors essentielle pour mettre ces machines en mouvement et, dépassant le simple moulin de meunerie, la roue hydraulique est le moteur de ces machines ; et les mécaniciens automobiles continuent aujourd’hui de désigner le moteur par le nom familier de « moulin », le mot anglais mill désigne aussi bien un moulin qu’une usine. Les « mécaniciens » qui construisent, règlent, mettent en œuvre ces machines recherchent naturellement, pour des raisons économiques évidentes, le meilleur fonctionnement possible et ne partent pas « à l’aveugle » dans la conception et la réalisation des roues hydrauliques mais lorsque l’académicien Parent les observe au tout début du siècle (1704), il stigmatise néanmoins leur routine et leur manque de raisonnement. « Toute la perfection que les plus habiles machinistes ont pu atteindre s’est bornée à les mettre d’abord en équilibre avec la charge qu’il s’agissait de faire monter et à diminuer ensuite au hasard cette charge ou à augmenter le rayon de quelqu’une des roues, ou raccourcir celui de quelqu’une des lane-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013 pp. 73-83

ternes ou à faire enfin quelque chose d’équivalent afin que la puissance motrice l’emportant sur la charge, elle mit la machine en mouvement ; encore le nombre de ces savants machinistes est il très petit.1 » C’est exprimer un lieu commun des élites qui ne cherchent pas à entrer dans une pensée technique qui leur échappe, où se conjugue la répétition de « ce qui marche », les variations ou extrapolations, l’avancée pragmatique par l’itération « essaierreur » suivi de « correction-essai », et qu’AnneFrançoise Garçon désigne sous l’expression de « régime pratique de la pensée opératoire »2. À cette « routine », les savants que sont les académiciens vont opposer, dès le début du siècle, une démarche qu’ils veulent rationnelle car fondée sur le calcul mathématique. Dans l’analyse d’une expertise3 conduite par les commissaires de l’Académie royale des Sciences en 1732 un autre régime de la pensée technique peut être mis en évidence. Devant le projet qui leur est soumis les académiciens fondent leur jugement sur un calcul « théorique » de la machine sans oublier des aspects plus qualitatifs comme l’opinion qu’ils ont de l’inventeur. Cette analyse préalable leur permet de conclure à la faisabilité de l’installation. Cette expertise se situe dans un contexte de maturité de l’Académie, qui procède selon des procédures, elles aussi arrivées à maturité, et qu’il convient de présenter dans une première partie. Nous entrerons ensuite plus avant dans le détail de cette expertise

74 pour y retrouver le calcul de la machine sur lequel les commissaires vont décider de sa faisabilité. L’Académie royale des sciences de Paris et l’examen des techniques Fondée en 1666, comme une académie « privée » mais soutenue dès le début par le pouvoir royal (Colbert), « renouvelée » en 1699 et dotée d’un règlement royal, l’Académie Royale des Sciences est devenue une institution de la monarchie absolue. Elle concourt au bon fonctionnement de l’administration royale en fournissant l’expertise nécessaire à l’attribution des privilèges, simples ou exclusifs, nécessaires à l’exploitation d’une invention : « L'Académie examinera, si le Roi l'ordonne, toutes les machines pour lesquelles on sollicitera un privilège auprès de Sa Majesté. Elle certifiera si elles sont nouvelles et utiles et les inventeurs de celles qui seront approuvées seront tenus de lui en laisser un modèle.4 » Dès le début de son « renouvellement », l’Académie a également été sollicitée par l’administration pour procéder à des expertises plus générales par exemple : « L’Académie ayant été chargée en 1720, par ordre de S.A.R. M. le Régent et sur demande de S.A.S. M. le comte de Toulouse Amiral de France, Chef du Conseil de la Marine, de déterminer une méthode pour le jaugeage des navires ou d’examiner entre celles qui sont le plus connues quelle était la plus sure et la plus utile pour la pratique et ayant reçu à cette occasion plusieurs mémoires et pièces instructives, avec les méthodes pratiquées jusqu’ici dans les différents ports du Royaume et chez les Étrangers, elle nomma pour cet examen deux commissaires qui furent

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M. Varignon et moi.5 » En 1732, l’Académie a accumulé une expérience collective d’examen des inventions de 32 ans et a réalisé plusieurs expertises au profit de l’administration. De plus les académiciens mènent des travaux sur des sujets purement techniques en effectuant des recherches sur le fonctionnement de dispositifs techniques, en modélisant des phénomènes, en formulant des hypothèses, en calculant et en vérifiant par des expérimentations maîtrisées le bien fondé de ces calculs et de ces hypothèses. Citons deux exemples de cette démarche de recherche technique, l’un bien connu, l’autre moins. Le premier est le mémoire d’Antoine Parent « Sur la plus grande perfection possible des machines » en 1704 où pour la première fois, semble-t-il, la machine est analysée en mouvement, il calcule alors, à partir des dimensions de la roue hydraulique et de la vitesse du courant d’eau qui entraîne les pales, le rapport entre la vitesse de la roue et la vitesse du courant afin d’obtenir (pour un train d’engrenages donné) le poids maximum que peut élever cette machine et cela dès 1704 en utilisant le calcul différentiel pour trouver le maximum d’une fonction. Et il détermine le maximum accessible en utilisant le calcul de la dérivée de la fonction liant le poids soulevé à la vitesse du courant : « En prenant la différentielle de cette valeur afin de l’égaler à zéro (selon la méthode des infiniment petits) il en résulte l’égalité √P=3/2√p d’où l’on tire 2/3√P = √p et enfin 4/9P = p6 » L’autre, peut-être moins connu, est le mémoire d’Henri Pitot, où celui-ci expose le principe d’un appareil permettant de mesurer la vitesse d’un courant d’eau. Appareil appelé à une longue postérité, le loch à « tube de Pitot » était encore installé sur des bâtiments de guerre à la fin du XXe siècle et la « sonde de Pitot » équipe les avions actuels pour mesurer la vitesse relative par rapport à l’air7. Le principe en est simple, la comparaison des hauteurs d’eau dans deux tubes, l’un perpendiculaire au courant, l’autre placé dans le sens du courant donne la

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vitesse du courant ou réciproquement la vitesse de déplacement par rapport au fluide (eau ou air), la vitesse étant proportionnelle au carré de la différence des hauteurs. C’est dans ce contexte d’un renouvellement de la pensée technique que se place l’expertise de 1732. Le déroulement de l’expertise La demande du conseil de la ville de Paris La formulation exacte de la demande faite par le corps de ville de Paris ne nous est pas connue, c’est dans la séance où les commissaires rendent compte de leur travail qu’apparaît l’origine de la demande : « Mrs Donsenbray, Nicole et Pitot ont parlé ainsi d’une nouvelle pompe de Mr Le Brun. Mrs les Prévôts des Marchands et Échevins de la ville ayant demandé l’avis de l’Académie au sujet d’une nouvelle pompe présentée par le Sr. Le Brun et qu’on aurait dessein de faire construire sous la dernière arche du Pont au Change du côté du Palais pour donner de l’eau dans plusieurs quartiers de Paris. Nous avons examiné par ordre de l’Académie les mémoires et le modèle de cette pompe mais avant d’entrer dans les détails de sa construction il est bon de faire observer que le Sr. Le Brun fit construire l’année dernière une pompe au moulin de Sève, de l’examen de laquelle nous fûmes chargés par l’Académie. La construction de cette pompe de Sève nous parut entièrement nouvelle et sur les expériences que nous en fîmes faire et le compte que nous en rendîmes à la Compagnie du résultat des expériences, elle mérita l’approbation de l’Académie. »

Fig. 1 : Tube de Pitot (source, MARS 1732, après p. 373) L’inventeur a d’abord proposé sa pompe directement à la municipalité et celle-ci s’est adressée à l’Académie pour obtenir un avis « éclairé », « technique ». La machine est présentée par un mémoire et un modèle (on ne sait rien de l’échelle de cette maquette). Avant même de donner un avis détaillé les commissaires expriment un avis favorable sur le concepteur de la machine, le sieur Le Brun, dont ils ont déjà approuvé une invention l’année précédente. Disons quelques mots de ces commissaires, Donsenbray est académicien honoraire mais très actif dans le domaine mécanique, souvent chargé d’examen d’invention (en 1732 il totalise 40 commissions) ; inventeur lui-même, Nicole est pensionnaire mécanicien et mathématicien reconnu, plusieurs fois directeur ou sous-directeur de l’Académie (en 1732 il totalise 23 commissions) ; Pitot enfin est un académicien de premier plan auteur de nombreux mémoires sur des sujets techniques (les roues hydrauliques et les pompes en particulier, en 1732 il totalise 40 commissions). Ces commissaires expérimentés réunissent donc les compétences nécessaires à cette expertise.

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Le compte rendu de l’expertise débute par une description détaillée et cotée de la machine (cf figure 2) En elle-même cette installation n’a rien de « révolutionnaire » sauf à imaginer une combinaison de mouvements assez ingénieuse et une construction qui fait place aux problèmes d’entretien puisque les équipages mobiles de pompe sont doublés, un seul

étant actif, l’autre en attente. Comme on peut le voir une roue à aubes entraîne deux lanternes, qui fonctionnent comme des cames pour actionner quatre leviers, communiquant un mouvement alternatif aux pistons de quatre pompes. La deuxième étape de l’expertise consiste ensuite à effectuer des mesures sur une installation existante, celle du pont Notre-Dame, vitesse du courant,

Fig. 2 : Projet de pompe à installer sous le pont au change (source : Machines et inventions approuvées par l’Académie royale des Sciences, Tome 6, p.15)

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nombre de tours des roues, diamètre et jeu des pistons et quantité d’eau réellement débitée. Ces mesures sont accompagnées de calculs. « Pour nous assurer de l’effet qu’on devait espérer de cette machine nous avons fait toutes les expériences que nous avons cru nécessaires, tant au Pont au Change qu’au Pont NotreDame ; nous nous sommes assurés de l’effet de la pompe du Pont NotreDame par la vitesse du courant et le nombre des tours de roues, par le diamètre et le jeu des pistons et enfin par la quantité d’eau dégorgée par les tuyaux à la décharge. Il serait trop long de rapporter ici le détail de ces expériences et de tous les calculs que nous avons faits mais pour asseoir son jugement sur l’effet qu’on doit espérer de cette nouvelle pompe, nous croyons qu’il est absolument nécessaire de rapporter le petit calcul suivant. » La machine étant décrite, il s’agit alors de justifier par le calcul la faisabilité de la machine. L’idée directrice de ce calcul est de vérifier que – en employant un vocabulaire contemporain – la puissance disponible fournie par le courant de la Seine au niveau des piles du Pont au Change est suffisante pour élever l’eau vers un réservoir de dégorgement d’où partira une distribution. Il y a donc des grandeurs d’entrée qui, soit résultent de la configuration physique de l’installation (la hauteur), soit résultent du lieu d’installation choisi. Ainsi en est-il pour la vitesse du courant pour laquelle il faut faire une hypothèse car l’aménagement du coursier ou au moins du quai auprès duquel sera installée la machine n’est pas encore fait. Le deuxième ensemble de données d’entrée du calcul est constitué par les dimensions retenues par le concepteur de la machine. À partir de ces données, en posant – implicitement – comme « équation de la machine » que la puissance motrice est égale à la puissance résistante

on peut calculer le débit théorique, abstraction faite des frottements8. Les étapes du calcul9 Calcul de la puissance disponible Cette puissance est obtenue en multipliant la force exercée sur une aube par la vitesse de la roue, grandeur effectivement « homogène » à une puissance, mesurée aujourd’hui en watt10. La force exercée sur les aubes est considérée, suivant l’hypothèse retenue à cette époque, comme proportionnelle au carré de la vitesse du courant11. S’appuyant sur les hypothèses de Mariotte, utilisées par Parent, ils prennent comme point de départ du calcul la valeur optimale de la force exercée par le courant, correspondant à une vitesse relative du courant par rapport à la roue des 2/3 de la vitesse de ce courant, toujours conformément au calcul de Parent de 1704. Dans ces conditions la vitesse des aubes est de 1/3 de la vitesse du courant et ce qu’ils désignent par la « quantité de mouvement de la machine » est le produit de la force exercée par la vitesse de l’aube frappée par le courant. Grâce aux mesures et aux observations ou expérimentations effectuées sur une pompe en fonctionnement la valeur retenue pour le courant au niveau du Pont au Change est de 7 pieds et demi par seconde. On arrive à une puissance disponible, suivant le calcul des commissaires, qui est un chiffre sans unité, ce qui est compréhensible, la définition du travail mécanique n’étant pas encore établie, pas plus que celle de la puissance mécanique. Calcul du débit d’eau théorique accessible avec la puissance disponible Dans le calcul d’une machine la règle de base est d’égaler ce que nous appelons le travail moteur (ici le travail fourni par la roue à aube) au travail résistant (ici la montée de l’eau pompée) additionné du travail des forces de frottement. Dans un premier

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temps les commissaires négligent les frottements, ils ne les oublient pas, mais comme leur calcul est impossible, ils seront réintroduits plus tard. Il est normal de remplacer l’égalité travail moteur/travail résistant par l’égalité Puissance motrice = Puissance résistante si la grandeur recherchée est la vitesse de la charge résistante. La puissance fournie par la roue doit alors être égale à la puissance consommée pour monter la colonne d’eau haute de 84 pieds d’une hauteur additionnelle correspondant au volume d’eau dégorgé par seconde. Les commissaires effectuent ensuite un « court circuit » dans le calcul (justifiable) en calculant la valeur de la vitesse de montée de la colonne d’eau de 84 pieds et en en tirant le volume d’eau débité par seconde. Soit alors : ρ le poids volumique de l’eau en pieds cubique (ρ = 55 livres/pied cylindrique), H la hauteur en pieds de la colonne d’eau jusqu’à l’ouverture de dégorgement (H = 84 pieds), D le diamètre en pied des pistons (D = 3 pieds)12, p le poids d’un cylindre d’eau de 84 pieds sur un diamètre de 3 pieds, on a p = H x ρ x D² soit 41 580 livres13. La vitesse de montée est alors le quotient de la puissance motrice par la force (le poids) résistante. Puis en multipliant cette vitesse par la surface du piston et par le poids volumique de l’eau on a enfin le débit de 3090 livres 1 once d’eau par minute. L’unité de débit qui est coutumière au XVIIIe siècle est le pouce des fonteniers, unité dont l’appréhension physique nous échappe aujourd’hui, correspondant à environ 13 litres par minute et la dernière opération est donc de calculer le débit en « pouces d’eau » soit 110. La dernière étape correspond alors à la prise en compte forfaitaire des frottements (pistons, engrenages etc.) et les commissaires concluent que la machine ainsi dimensionnée fournira 70 à 80 « pouces d’eau »14. Discussion des résultats Il n’a pas échappé aux commissaires que la donnée d’entrée fondamentale du calcul est la vitesse

du courant et que leur supposition de 7 pieds 6 pouces par seconde est peut être optimiste puisqu’ils ont en fait mesuré 6 pieds par seconde précisément au Pont au Change. Ils en déduisent alors un débit moindre de 40 pouces avec frottement et constatent que si la vitesse baisse encore la machine sera incapable d’élever l’eau et se bloquera. Il est donc impératif de mesurer la vitesse du courant après l’aménagement du quai, cependant, comme ils ont confiance en l’inventeur ils soulignent qu’il sera alors possible de diminuer le diamètre des pistons des pompes avant de poursuivre la construction. Conclusion Dans la conduite de cette expertise, les académiciens ont une approche marquée par la rationalité, par le raisonnement logique, on peut utiliser le mot « technologique » au sens de discours raisonné sur la technique. Cette approche incorpore les caractères de la science moderne qui se construit depuis le XVIIe siècle. Le recours à l’observation des phénomènes et à l’expérience est posé, presque comme un préalable, en donnant au mot « expérience » les deux sens possibles, de mémoire de ce que l’on a acquis comme connaissance et d’expérimentation du phénomène. Avant d’entamer le calcul, les hypothèses sont formulées et la machine est mise en équation, ensuite, comme l’exprime Fontenelle à propos d’un autre projet technique : « ce n’est plus que du calcul », formule que nous retrouverions facilement sous la plume de tout ingénieur contemporain : « On voit assez que dans tous les cas qui ont été supposés et qui sont tous les cas possibles la théorie de Mr Parent lui donne un moyen sur de trouver telle grandeur qu’il voudra qui entre dans la force motrice ou dans la charge opposée quand les autres grandeurs seront données ou connues. Ce n’est plus que du calcul mais ce calcul

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demande quelquefois de l’art et de la finesse dans l’application et par là il vient à avoir sa beauté particulière.15 » Les mathématiques sont d’un usage courant dans la technique de l’époque moderne mais essentiellement la géométrie et la trigonométrie pour l’art des fortifications ou l’architecture. Dans le déroulement de cette expertise on constate une autre utilisation des mathématiques et de la physique, encore mêlées sous le nom de « mathématiques mixtes » selon l’expression de Fontenelle : « La géométrie et surtout l’algèbre sont la clé de toutes les recherches que l’on peut faire sur la grandeur. Ces sciences qui ne s’occupent que de rapports abstraits et d’idées simples peuvent paraître infructueuses tant qu’elles ne sortent pas, pour ainsi dire, du monde intellectuel, mais les mathématiques mixtes, qui descendent à la matière et qui considèrent les mouvements des astres, l’augmentation des forces mouvantes, les différentes routes que prennent les rayons de lumière dans différents milieux […]16 » Il s’agit d’une approche nouvelle de la technique, de la technique des machines en particulier, qui pose le calcul comme un préalable à la construction de la machine. Rien n’atteste que le sieur Lebrun a fait ces calculs préalables mais le conseil de la ville de Paris, en demandant l’expertise de l’Académie sur le projet, a permis de remettre le calcul préalable à sa place et la considération manifestée par les académiciens à l’égard du sieur Lebrun montre que cette expertise a dû se dérouler en commun avec lui. Nous sommes partis des considérations peu aimables exprimées en 1704 par Antoine Parent à l’égard des machinistes et de leur peu de réflexion. La transmission probablement uniquement orale des règles de construction de la machine dans le milieu des « mécaniciens » les conduit en effet à une approche essentiellement expérimentale, per-

mettant de « régler » la machine après sa construction. Dans l’examen de cette expertise la démarche est en quelque sorte inversée. Le calcul est un préalable, associé à la mesure des données physiques de l’installation (ici la vitesse du courant et la hauteur de dégorgement) il permet la prévision du débit et le dimensionnement des éléments de la machine. Dans une autre expertise de machine, cette fois en 1717, les académiciens peuvent négliger les contraintes de construction, la définition de la machine étant acquise par le calcul il ne reste plus qu’une exécution et pour cela : « Pour ce qui est de l’assemblage, si celui-ci ne suffit pas pour donner la solidité requise à cette roue quand elle portera des aubes ou palettes, on aura recours à l’habileté de nos charpentiers qui sont très versés dans ce fait et on verra avec eux ce qu’il est convenable de faire.17 » Dans cette forme de pensée technique la rationalité, portée par le calcul mathématique, l’expérimentation, l’observation, apparaissent des caractères de scientificité18. Cette pensée que nous pouvons qualifier de technologique va devenir celle des ingénieurs pour lesquels un enseignement formalisé se met en place au milieu du siècle, enseignement fondé sur les mathématiques et les « mathématiques mixtes » selon l’expression de Fontenelle et pour lequel le Cours de mathématique de Christian Wolff est un exemple représentatif19

AADS (archives de l’Académie des Sciences), R (registre de séances), 29 novembre 1704.

1

2 Anne-Françoise GARÇON, L’Imaginaire et la pensée technique. Une approche historique, XVIe-XXe siècle, Paris, éd. Classiques Garnier, coll. Histoire des techniques, 2012. 3 Le mot expertise n’est pas un anachronisme, dans une demande de privilège (AADS Pochette de Séance (PS) 1711) il est dit : Messieurs de La Hire, Chazelles, Jaugeon, Amontons ex-

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perts de l'Académie royale des Sciences. La position d’expert est donc bien identifiée par ceux qui en attendent une décision. 4

Article 31 du règlement de 1699.

5

Histoire de l’Académie Royale des Sciences avec les mémoires de Mathématiques et de Physique tirés des registres de cette Académie MDCCXXIV (section Histoire, en abrégé HARS et section Mémoires en abrégé MARS suivi de l’année1724), p. 227240. 6

AADS, R 29 novembre 1704.

7 Mémoire présenté le 12 novembre 1732 (MARS 1732, p. 363376). 8

Le texte du calcul des commissaires est en annexe 1.

Le tableau du calcul reconstitué à partir du compte rendu d’examen est en annexe 2. Nous utilisons un vocabulaire contemporain.

9

Le produit force x longueur donne un travail, divisé par le temps cela exprime une puissance (vocabulaire contemporain).

10

11 Cette hypothèse n’est pas exacte (Borda le démontre 70 ans plus tard). 12 Peu importe que le diamètre réel des tuyaux de montée soit plus petit, le raisonnement sur les pressions de l’eau montre que cette façon de calculer est justifiée, la pression sera bien celle d’une colonne de 84 pieds sur un cercle de 3 pied de diamètre. Cette façon de raisonner est bien attestée par Bélidor (Architecture Hydraulique, Volume 1 p. 138). En fait la vitesse de montée sera plus forte mais sur une section plus petite ce qui revient au même pour le débit. 13

Les académiciens trouvent 40540, ce que je ne m’explique pas.

Remarque sur les unités et méthode de calcul : nous l’avons signalé, les académiciens n’ont pas des idées parfaitement claires sur les grandeurs physiques de la mécanique rationnelle mais, si l’on admet la valeur de la force exercée par le courant sans justification, les autres calculs sont cohérents. On voudra bien ne pas s’attacher à la confusion force/poids qui pourrait heurter un physicien puriste mais qui dans ce cas est sans importance. Enfin le « court circuit » évoqué dans le calcul permettant de raisonner « en poids » et non comme il eût fallu, « en pression » peut être pardonné aux académiciens. Comme cela a été noté ils ont pris soin de valider leur calcul sur une installation existante au pont Notre-Dame. 14

15

HARS 1714, p. 98

Fontenelle, préface de l’Histoire du Renouvellement de l’Académie Royale des Sciences, Paris, Boudot 1708 (la préface n’est pas paginée, le texte est aux pages 18-19 de la version électro-

16

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nique disponible sur gallica). 17 Mémoire contenu dans le volume pour 1717 de l’Histoire de l’Académie Royale des Sciences avec les mémoires de mathématiques et de physique tirés des registres de cette Académie p.72. Remarquons que dans le registre de la séance du 8 mai 1717, la phrase est légèrement différentes et encore plus significative : on le laisse à l’habileté de nos charpentiers qui sont très habiles et routinés dans ce fait.

Nous empruntons cette expression de « caractère de scientificité » à François Russo qui consacre une partie de son Introduction à l’Histoire des techniques (Paris, Albert Blanchard, 1986) à la pensée technique (p. 203 et suivantes). 18

19 Chretien [Christian] WOLFF, Cours de mathématique, qui contient, toutes les parties de cette science, mises à la portée des Commençans, Paris, chez Charles-Antoine Jombert, 1747.

B. Delaunay – Calculer une machine au XVIIIe siècle

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ANNEXE 1 : Calcul des commissaires (AADS, R 6 septembre 1732 extrait) « Pour nous assurer de l’effet qu’on devait espérer de cette machine nous avons fait toutes les expériences que nous avons cru nécessaires, tant au Pont au Change qu’au Pont Notre-Dame ; nous nous sommes assurés de l’effet de la pompe du Pont Notre-Dame par la vitesse du courant et le nombre des tours de roues, par le diamètre et le jeu des pistons et enfin par la quantité d’eau dégorgée par les tuyaux à la décharge. Il serait trop long de rapporter ici le détail de ces expériences et de tous les calculs que nous avons faits mais pour asseoir son jugement sur l’effet qu’on doit espérer de cette nouvelle pompe, nous croyons qu’il est absolument nécessaire de rapporter le petit calcul suivant. Supposons, qu’après qu’on aura pris toutes les précautions nécessaires pour augmenter la rapidité de l’eau sur les roues de la machine, sa vitesse soit de 7 pieds et demi par seconde, il est démontré que dans ce cas la vitesse des aubes sera environ de deux pieds six pouces qui est le tiers de 7 pieds 6 pouces et la vitesse respective avec laquelle l’eau rencontrera les aubes sera de 5 pieds. Cette vitesse fait sur un pied carré de surface un effort de 31 livres 4 onces, les aubes ayant 18 pieds de long et 3 de large leur surface sera de 54 pieds, la force de l’eau sur cette surface sera de 1687 livres.1/2. Multipliant cette quantité par la vitesse des aubes de 2 pieds et demi on aura la quantité de mouvement de la machine de 4218 ¾. Cette quantité doit être égale au produit du poids de la colonne d’eau de 84 pieds de hauteur sur trois pieds de diamètre multipliée par le jeu des pistons, or à raison de 55 livres le pied cylindrique d’eau cette colonne pèse 40540 livres pour donc avoir la vitesse avec laquelle la colonne d’eau monterait s’il avait partout trois pieds de diamètre il faut diviser la puissance de la machine 4218 ¾ par 40540 pour avoir 16875/162150 d’un pied par seconde et 20250/3243 de pied par minute, il faut multiplier cette quantité d’eau par le poids d’un cylindre d’eau

de trois pieds de diamètre et d’un pied de hauteur ; ce poids est de 495 livres ce qui donne 3090 livres.1 once pour la quantité d’eau que la pompe fournirait par minute mais une pinte pèse 2 livres et nous prenons 14 pintes par minutes pour un pouce d’eau, il faut donc diviser 3090 par 28 pour avoir la quantité des pouces d’eau que la machine fournirait si elle était absolument exempte de frottements, la division étant faite on trouvera 110 pouces. Mais, tant à cause des frottements que de plusieurs autres défauts d’exécution de la machine, nous avons jugé que la quantité moyenne d’eau que cette pompe pourra donner avec une seule roue sera de 70 à 80 pouces d’eau. Il est très important d’observer qu’on doit avoir toutes les attentions possibles dans le temps de la construction de la machine et lors de la construction du quai que la Ville se propose de faire, de donner le plus qu’on pourra de chute ou de vitesse de l’eau sur les aubes de la roues. Car si la vitesse de l’eau au lieu d’être de 7 pieds ½ comme nous l’avons supposé, n’était que de 6 pieds par seconde, ce qui est à peu près celle que nous avons trouvée par nos expériences au Pont au Change sous l’arche destinée à la machine, la pompe au lieu de donner 110 pouces d’eau sans frottement ou de 70 à 80 avec frottement ne donnerait sans frottement que 56 pouces ½ et environ 40 pouces avec frottement. Il pourrait même arriver un inconvénient considérable c’est que le poids de la colonne d’eau de 40540 livres étant trop grand par rapport à la force de l’eau sur les aubes de la roue et au jeu des pistons, l’eau ne pourrait s’élever dans le tuyau montant jusqu’à la hauteur de la décharge et la pompe demeurerait sans effet. Mais le Sr. Le Brun nous a paru être en état de remédier à cet inconvénient en diminuant le diamètre de ces grands pistons dans le besoin à proportion de la force de l’eau quand le mur de quai sera fait. Car sans cela la construction de cette pompe nous paraîtrait trop hasardée. »

82

e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013

ANNEXE 2 TABLEAU DE CALCUL DU DEBIT Note : Il est bien évident que les chiffres très au-delà de la virgule ne doivent pas être pris comme une indication de précision ! Simplement ils manifestent de minuscules écarts entre les calculs pour lesquels nous n’avons pas d’explications. Grandeur

Unité

Calcul 1

1

Diamètre de la roue

pied

20

2

Longueurs des aubes (L)

pied

18

3

Largeur des aubes (l)

pied

3

4

Vitesse du courant (Vc)

pied/seconde

7,5

5

Vitesse des aubes (Va)

pied/seconde

2,5

6

Vitesse eau sur aube (Ve)

pied/seconde

5

7

Surface d'une aube (S)

pied²

54

8

Force eau par pied carré (fm)

9

Force sur aube (Fm)

10

Quantité de mouvement de la machine Pm (ou puissance)

11

Hauteur de la colonne d'eau refoulée par la pompe (H)

pied

84

12

Poids d'un pied cylindrique d'eau (p)

livres

55

13

Diamètre piston

pied

3

14

Poids de 1 pied d'eau dans la colonne montante (pc)

livres

495

15

Poids de la colonne montante calculée (Frc)

livres

41580

16

Poids de la colonne montante calcul des académiciens(Fra)

livres

40540

17

Equation de la machine sans frottements

18

Vitesse de la colonne d'eau (Vm) (calcul des académiciens)

19

Vitesse de la colonne d'eau (Vm)

pieds/min

20

Poids d'eau dégorgé par minute

livres/minute

3088,8

21

Volume d'eau dégorgé par minute

pinte/minute

1544,4

22

Débit sans frottements

pouce des fonteniers

110,314286

23

Débit avec frottements

pouce des fonteniers

70

livres/pied²

31,25

livres

1687,5

non définie (aujourd'hui en watts)

4218,75

pieds/seconde

0,10406389 6,24

B. Delaunay – Calculer une machine au XVIIIe siècle

83

Commentaires ou formule 1

Donnée d'entrée

2

Donnée d'entrée

3

Donnée d'entrée

4

Donnée d'entrée (7 pieds 6 pouces par seconde)

5

Calculée d'après la formule de Parent, la vitesse optimale est Va = 1/3 Vc

6

Donnée d'entrée

7

9

S=Lxl Donnée d'entrée (hypothèses Mariotte/Parent de proportionnalité au carré de la vitesse donc en fait non homogène à une force) ici 31 livres 4 onces par pied carré pour Ve = 5 pieds/seconde F m = fm x S

10

Produit de la force par la vitesse de déplacement de l'aube : Pm = Fm x Va

11

Donnée d'installation pour élever l'eau au-dessus du pont

12

Poids d'un cylindre d'eau de 1 pied de diamètre sur 1 pied de haut

13

Donnée d'entrée

14

pc = 3² x p (poids d'un pied cylindrique multiplié par le carré du rapport des diamètres)

15

17

Fr = pc x H Différence entre Frc et Fra sans explication, sauf une phrase peu claire sur la multiplication par le jeu des pistons Pm = Pr (puissance motrice = puissance résistante) avec Pr = Fr x Vm

18

Vm = Pm/Fra La valeur est approximée par une fraction dans le texte (16875/162150 soit 0,10407031)

19

Vm = Pm/Fra (Valeur arrondie, les chiffres derrière la virgule sont sans signification)

20

p x Vm

21

1 pinte = 2 livres

22

1 pouce =14 pintes par minutes

8

16

23

84

e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013

Un objet, une technique

Un objet, une technique

Discussions on the History of technologie of Traditional Chinese Alcohol Brewing Jian Feng General Director of Department of Cultural Relic, Luzhou, Chinai

Guo Li Researcher, architectii

China is one of the earliest countries in the world of vintage and its technology has distinctive features, and rich connotations with the society. Evidence shows that Chinese alcohol has nearly five thousand years of history3. In this article, Chinese distilled alcohol is referred to as Baijju, its special appellation, which is catalyzed by Qu (saccharification and fermentation agent), using cereals, by cooking, saccharification and fermentation, distillation, storage and blending. Along with brandy, whisky, vodka, rum and gin, Baijiu is among the world's six distilled alcohols. As a traditional biological fermentation engineering, Baijiu is a typical representative of Chinese science and technology, especially for its economic, social and technical interactions. Chinese alcohol brewing technology is different from Western malt beer or wine brewing processes, as many countries in the world mostly use sprout saccharification technology, liquid fermentation and aging in a special container. In China, traditional alcohol is brewed using Qu, a natural microbial inoculation. The grain, especially sorghum, and Qu undergo solid-state fermentation in the special cellar known as Jiao; and then, distilled to produce the rich aromatic, mellow, soft, long aftertaste alcohol. As it is transparent, it is also called “white alcohol” in Chinese. Compared to Western alcohols the originality of this “white alcohol” lies in the starter, Qu and the cellar, Jiao..

e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013 pp. 87-93

First of all, white alcohol is the high-end product of the development of traditional Chinese brewing technology and it goes through three important stages: 1."use of Qu and Nie at the same time"; 2. "use of Qu alone”; 3. "from Qu to fermentation and distillation". The first stage dates no later than the Warring States Period (475 BC - 221 BC), as the Chinese already had sayings like, "Yi Di makes alcohol, Yu drink."4 ; “if you make alcohol, you must use Nie."5 ; "the cereals must be added in order; Qu must be added in time."6 The second stage, also known as the formation of Chinese brewing system dates back to the Northern Song Dynasty (960 ~ 1127). According to statistics, more than 10 species of yeast were found just in the middle and lower regions of the Yellow River. Based on their fermenting power, they were divided into "clever yeast", and "stupid yeast"7 .Red yeast was also found in the Song Dynasty8 , and Nie was separated from Qu, to be used in other fermentable foods whereas Qu was used only in alcohol. Yeast technology gradually fractionized and a strong alcohol called “can’t drink more than three liters"9 was invented. And during the Han dynasty (202 BC– 220) many monographs and writings on wine emerged: « Shang Jiu Tan Fa Zhou » by Cao Cao of Eastern Han Dynasty, « Qi Min Yao Shu » by Gu Sixie of the Northern Wei Dynasty, and in the Northern Song Dynasty, « Bei Shan Jiu Jin » by

88

e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013

Zhu Hong, Dou Pin’s «Jiu Pu», Li Bao’s « Xu Bei Shan Jiu Jing», and Su Shi’s «Jiu Jing» to name a

few. The third stage is marked by the emergence of

Fig.1. Three types of cellar:

Vat cellar

Mud cellar

Stone cellar

J. Feng et G. Li – Technology of Traditional Chinese alcohol brewing the "distillation" process. There are different opinions regarding its nascent. Evidence found in different parts of China shows the presence of the “distillation” process in the Eastern Han Dynasty, the Tang Dynasty, the Song Dynasty (including the Jin Dynasty) and the Yuan Dynasty. Based on literary and archaeological evidences, it is more convincing that traditional Chinese alcohol brewing technology

89

started since the Yuan Dynasty. This however does not exclude that in some areas of China, a small number of non-social brewery distillation activities existed before the Yuan Dynasty10. Due to the distillation process involved in wine-making, traditional Chinese alcohol brewing technology entered a new era, and since then, it has come to the world stage of distilled alcohols.

Fig.2 : Alcohol Distillation Griller : Model Profiles in Guizhou Province, Southwest China Miao Shan village

Zhen Feng village 2

Zhen Feng village

90 Secondly, the Chinese traditional alcohol fermentation and distillation process is unique. The alcohol workshop, also known as the “burning square”, consists of many types of traditional brewing equipments: the most important one being the cellar. In recent years, in the site of Shuijingjie Workshop (Sichuan province) and Lidu workshop (Jiangxi province), archaeological finds show that in the Yuan and Ming Dynasties, traditional alcohol factory had the Liangtang (a terrace to dry the ingredients, spices and distilled grains), a cellar (for the fermentation of lees), stove (for distillation of grains), wells and some other production facilities11. The cellar inside the alcohol workshop is the fermentation container created by different brewing skills in China combined with their local environment. According to the shapes, there are three big categories of cellars (fig.1): the mud cellar, the vat cellar and the stone cellar. Usually located on the floor of the workshop, these cellars are the habitat of microbe proliferation and require perennial manual maintenance. It is the combination of different microbes that gives the alcohol its special flavor. For example, the Site of Cellar Cluster for Luzhou Laojiao Daqu Liquor (Chinese national heritage) is a mud cellar that has been used for more than 400 years. Another important traditional equipment in the workshop is the distillery which has experienced a long process from the early distillation and cooling system to separation. From the shape of the distillation griller equipment used today in the Guizhou Province of southwest China, the Ming and Qing dynasties are the most important periods of development when distillation and cooling became two separate processes (fig.2). Thirdly, traditional Chinese brewing workshop’s production layout contains a rich tradition of commercial, industrial and agricultural characteristics. According to research, Chinese alcohol production layout was finalized by the end of the Qing dynas-

e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013 ty12. If we take the largest province of alcohol production – Sichuan – for example, the alcohol production layout in this province is closely related to its water and land transportation systems, trade networks, raw materials planting base as well as urbanization. Chengdu, as the center of the province, was connected far and near by the official road since ancient times thereby making it the center of alcohol production and trade13. The waterways developed along the rivers of Jinsha, Yongning, Chishui, Qi and Wu. Many alcohol workshops were located in the river towns along the upper reaches of the Yangtze River: Yibin, Luzhou, Jiangjin, Chongqing and Fengdu on the Yangtze River have become the most important alcohol sales areas14. Some small-scale workshops were often adjacent to traffic arteries and commercial centers. That’s why nowadays in the southwest of China, the layout of alcohol production sites are mostly next to the land routes and rivers. The Chinese alcohol brewing technology has rich cultural characteristics. Its cultural values, authenticity, integrity and endangered factors must be cherished in the context of today’s globalization. Firstly, Chinese alcohol brewing technology presents a unique process and the pioneering spirit of the Chinese people, which is a combination of Chinese philosophy and technology. Though it belongs to traditional bio-engineering techniques, phrases such as "yin and yang in the alcohol are deep hidden” or “the movements of yin and yang should be used well"15, can be seen used as part of the technical vocabulary. This clearly shows the world-view of ancient Chinese: "yin and yang are harmonious," "environment and people are harmonious". Furthermore, the technology of yeast-making was being perfected without having the capacity to explore the microscopic world. This technology has been extended to vinegar, soy sauce and some other industries, and widely disseminated in the entire East Asian region16. Secondly, its unique brewing equipment has a

91

J. Feng et G. Li – Technology of Traditional Chinese alcohol brewing significant place in the world. In accordance with the habits of Chinese alcohol sector, cellars more than 30 years old – locally known as “old cellars”— can be found in abundance in various parts of China17 and are considered to be the wealth of major alcohol companies. It must be pointed out that Chinese rice alcohol, wine, beer, medicinal alcohol, etc. are fermented without a cellar, which is used only for white alcohol. As mentioned earlier, there are mud cellars, vat cellars and stone cellars. The mud cellar is the most utilized due to its wide distribution and quantity, and the main products of Chinese white alcohol come from inside of these cellars. This type of cellar has many common characteristics, in particular, the longer the life of the cellar, the richer the microbe inside, and the better the quality of the alcohol. The proverb "millennium old cellar, ten millennium old yeast" summarizes the traditional characteristics of Chinese white alcohol, and highlights the key role of cellar fermentation in alcohol production. Thirdly, the production layout is a unique pre-industrial urban landscape. In the preindustrial era, most traditional alcohol production areas followed the "front shop - back factory – next to the road or river" mode of production. Many cities are therefore known as the "city of alcohol", "town of alcohol" or even "country of alcohol". In particular, a number of old workshops are still in situ layout of the old city. During the production season, the city is filled with the aroma of alcohol, which has become a special feature of the current urban landscape. On the other hand, as functional industrial sites, some of them have been listed as cultural heritage by the local governments, which are influencing the planning and urban design. For example, in the city of Luzhou, there are 10 086 cellars in the old city, and 1 619 of them with more than one hundred years of history are listed as cultural heritage of the Sichuan province, while four have entered the

list18.

country’s national heritage From the map (fig.3), we can see that the urban tissue of the city of Luzhou is well preserved because of these alcohol factories, giving it the title of “the city of alcohol in China”. Fourthly, the white alcohol is an important catalyst for arts, culture, folk customs and economic development in China. The traditional Chinese Fig.3.Alcohol factories in the old city of Luzhou

92 brewing technology having developed on the basis of yellow rice alcohol (fermented juice of rice), inherits and develops yellow rice alcohol while creating a variety of characteristics according to the local conditions and matches the technology of yeast fermentation process. Since its entrance into the daily lives of people, it has established a deep bond with the local culture, becoming a source of inspiration and intercultural exchange, playing a wonderful role in the creation of poetry, drama, dance, calligraphy, etc.19. On certain occasions, like receiving friends, celebrations or feasts, the alcohol plays an important role in the coalescing of groups. There are even sayings like "no alcohol no ceremony, no alcohol no joy, no alcohol no honor", "seat is always full of guests, cup is always full of alcohol". As a result, alcohol has become far beyond just a beverage with regards to social development. Many folk customs associated with it have upgraded to etiquettes. Also, alcohol tax has always been and is very essential to the national financial income. Fifthly, traditional Chinese alcohol brewing technology is challenged with the pressure and risk of disappearance. With China's current society, economy, and culture drastically changing, especially under the influence of global economic integration, this traditional technology is dying. For example, in order to reduce labor intensity, a large number of alcohol companies have mechanized the mode of production and replaced traditional means of production, thereby causing a survival crisis for traditional skills pertaining to the manual labor process. Also, the natural changes in the environment and the traditional mentoring inheritance chain fracture have also caused the demise or distortion of this Chinese handicraft. Traditional Chinese alcohol brewing technology has distinctive features of national character. Many of its tangible and intangible factors are important technical heritage of the Chinese agricultural civilization. It is a part of the history of Chinese civilization, which should be scientific and rational, con-

e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013 served and utilized. However, in the current Chinese modernization process, the display and use of this traditional technology is confronted with many problems. How to protect? How to use? From which example can we learn? How to develop a region with the help of this heritage? These are some of the questions that have been placed in front of the government, traditional alcohol companies and academia for decades. Based on the international industrial heritage protection and management standards applied to cases like the Agave landscape and ancient industrial facilities of tequila20, we propose the following for the protection and management of traditional Chinese alcohol brewing technology and its carriers. First of all, we look at the protection of this traditional technology dating back to agricultural civilizations within the context of global industrial heritage protection; it has its own special characteristics as well as difficulties. As emphasized in the “Nizhny Tagil Charter”21 we should “also examine its earlier pre-industrial and proto-industrial roots”. We should consider and respect this diversity, and protect this special industrial heritage which draws on the study of work and working techniques encompassed by the history of technology” Secondly, research should be conducted on the standards and management of Chinese alcohol industrial heritage. According to statistics, there are 20 types of alcohol making processes, sites, workshops and intangible cultural heritage that have been classified as Chinese national cultural heritage. Seven among these are national protected sites, and some of them have even entered UNESCO’s tentative list of world heritage sites22. These heritages not only reflect the cultural diversity of China's traditional alcohol, indicating the characteristics of Chinese brewing technology, its originality and uniqueness but also show China’s outstanding contributions to the progress of human civilization. Therefore, keeping in mind these characteristics, Chinese cultural heritage management agencies should actively carry out research on alcohol indus-

J. Feng et G. Li – Technology of Traditional Chinese alcohol brewing try heritage standards, provide a guideline and define strategies for protection and management of Chinese alcohol industrial heritage. Also, based on the national and provincial list of alcohol industrial heritage, proper conservation and management plans need to be instituted. It should take into consideration the existing environment and territory as well as the redevelopment of the area (both urban and rural).

93

12

Wang Yancai, Chinese Alcohol, (China Light Industry Press, 2011)

13

http://www.phoer.net/history/minguo/alcohol.htm, April 2012

consulted

in

14

Sichuan Folk Research Association, Sichuan alcohol Culture and Social Economy Research (Chengdu, Sichuan University, 2000) 15

Peng Renzhong, Alcohol Industry Research (Beijing, Beijing University Presse, 1998) 16

Joseph Needham, Science and Civilisation in China, Vol 6 Part 5 (Science Press, 2008)

17

i

Contact Author: Jian, Feng, General Director of Department of Cultural Relic, Luzhou, China - Postal address: Jiangyangxi Road 35, 646000 Luzhou, China - Tel: 0086 0830 3156221 Fax: 0086 0830 3118400 - e-mail: [email protected]. ii

Contact Author : Guo, Li, architect, - Postal address: K Vystavisku 529/3, 91101 Trencin, Slovak Republic - Tel: 00421 944349675 Email: [email protected].

3

Hong Guangzhu, Technological Development History of Chinese Alcohol (China Light Industry Press, 2001).

4 5

Liu Xiang, Intrigues of the Warring States, (China, Han Dynasty). Shang Shu – Shangs Shu – Shu Min

6

Yang Tianyu, Li JI – Yi Zhu, (Shanghai, Shanghai ancient books, 2004) 7

Jia Siqi, Qi Min Yao Shu – Ben Qu Bin Jiu 66, 10 (Northern Wei Dynasty)

8

Wei Gu, Qing Yi Lu ( Northern Song Dynasty)

9

Jia Siqi, Qi Min Yao Shu – Ben Qu Bin Jiu 66, 10 (Northern Wei Dynasty)

10

Zhou Jiahua, "Analysis of the Historical Data from Chinese Distilled Alcohol Source", History of Natural Science14, no.3 (1995): 227-238. 11

Ancient alcohol workshops have a special internal layout. According to the Southern Song Dynasty, Zhou Yinghe said (Jing Ding Jian Kang Zhi), “The door and hall of an alcohol workhop should face the North. Behind the hall is the rest room for the workers; in front of the door, is the room of the boss and God. Entrepot is to the left, the factory and stove are to the right. Cellar and well are obligatory and have to be in the right place…"

Peng Renzhong, Alcohol Industry Research (Beijing, Beijing University Press, 1998) 18

Yang Xin, Cultural Heritage of Luzhou Laojiao (Luzhou Press, 2011)

19 20

Li Zhenpin, Chinese alcohol culture (Current Affairs Press, 2007) http://whc.unesco.org/en/list/1209, consulted in May 2012

21

http://international.icomos.org/18thapril/2006/nizhny-tagil-chartere.pdf, consulted in May 2012 22

http://whc.unesco.org/en/tentativelists/5320/, consulted in May 2012

Un ouvrage nous a appris

Un ouvrage nous a appris

François Sigaut, Comment Homo devint faber (Paris, CNRS, coll. « Biblis », 2012, 236 pages)

Cyril Lacheze Centre d’Histoire des Techniques (CH2ST/EA 127) Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Après une formation et un début de carrière en agronomie, François Sigaut se tourna rapidement vers l'ethnologie et plus particulièrement les aspects techniques de l'agriculture et de l'alimentation, ses domaines de prédilection. Toutefois, son goût pour la remise en cause des idées reçues et trop bien intégrées par la communauté scientifique, qu'il a exercé à propos de la notion de « révolution néolithique » par exemple, s'est associé à son intérêt pour les techniques en général pour produire de nombreuses réflexions plus théoriques. Celles-ci ont abouti à plusieurs articles sur la technologie, et à la dénonciation du désintérêt des sciences humaines pour les techniques. Cette réflexion, prolongée sur la piste de l'action outillée, a abouti à la parution en octobre 2012 de son nouvel ouvrage, Comment Homo devint faber. Celui-ci sera malheureusement son dernier, puisqu'il est soudainement décédé quelques semaines après, le 2 novembre11. Bien malgré lui, les théories audacieuses qui y sont avancées peuvent donc être considérées comme une sorte d'aboutissement de sa réflexion dans ce domaine : il n'est donc que justice de se pencher dans les idées, parfois complexes, qui y sont regroupées, pour appréhender au mieux l'œuvre de François Sigaut dans l'étude générale des techniques. Avant tout chose, il convient de s'arrêter sur la couverture de l'ouvrage. Un titre : Comment Homo devint faber ; et une image : la main d'un potier façonnant une céramique en rotation sur un tour. À vrai dire, choix malencontreux de l'éditeur proba-

e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013 pp. 97-102

blement, ni l'un ni l'autre ne donnent un aperçu exact du contenu de l'ouvrage et des idées qui y sont développées. François Sigaut ne cherche pas ici à comprendre comment les premiers pré-humains ont réalisé leurs premiers outils, mais plutôt comme ceux-ci ont acquis la « culture » prérequise pour ce faire. « Pourquoi Homo devint faber » aurait ainsi pu paraître plus judicieux, à moins de comprendre faber dans le sens de « capable de fabriquer des outils », sans prendre en compte la concrétisation ou non de cette capacité. De fait, l'image de la céramique n'est pas non plus adaptée : s'il est abondamment question de main dans une partie de l'ouvrage, nous n'y trouvons nulle trace de poterie ou de tours, et d'ailleurs pas plus de mentions d’« industries » préhistoriques ou même de silex (à une exception près), non plus que d'australopithèques ou de toute autre espèce d'Homo que Sapiens. Les exemples concrets sont systématiquement pris dans le domaine de l'ethnologie, ou des recherches sur les sociétés animales : François Sigaut n'est pas préhistorien, et ne prétend pas l'être. L'Homme est compris dans un sens général et achronique, sans être vraiment défini d'ailleurs, et il n'est pas réellement question des techniques préhistoriques, mais de la Technique en général. La genèse de l'ouvrage est complexe ; le court avant-propos, de François Sigaut lui-même, permet de la comprendre et d'en saisir les implications. Le livre est divisé en trois chapitres : un huitième des pages pour le premier, un quart pour le second, et

98 une moitié pour le dernier, sans oublier plusieurs annexes. Les deux premiers sont en réalité issus d'un colloque tenu en 1997, qui n'a jamais été publié (un article, un peu moins détaillé que le livre mais reprenant presque exactement le même développement, est toutefois paru en 20072). À la suite de Marcel Mauss, l'auteur constatait que les connaissances étaient nettement moins avancées sur les gestes basiques humains que sur ceux des animaux. Surtout, il avançait l'idée que, même lorsque les actions techniques humaines ne faisaient pas intervenir d'outil, elles pouvaient être considérées comme outillées car le corps travaillait sur le modèle d'un outil absent dont il aurait appris à se passer (les mains formant une coupe par exemple)3. Pour réaliser cet ouvrage, François Sigaut a repris et développé ses anciennes communications, en y ajoutant une « conclusion » qui a fini par prendre des dimensions gigantesques au fil des réflexions s'accumulant, et qui constitue donc le troisième chapitre du livre. Ce dernier apporte les éléments les plus novateurs de la réflexion de l'auteur sur l'émergence de l'action outillée, les deux premiers ne servant plus, en quelque sorte, que d'introduction. Le premier chapitre est principalement consacré à l'épistémologie du sujet. L'idée que l'homme soit un animal technique, qui se distingue des autres par sa capacité à s'outiller a cours depuis l'antiquité, mais n'a jamais vraiment été étudiée d'un point de vue scientifique. Revenant sur différentes positions philosophiques quant à l'origine de l'outil, François Sigaut finit par se ranger à l'avis de Bergson et Simone Weil qui font de l'intelligence humaine un produit de la manipulation efficiente des objets, critiquant l'opposition entre intelligence théorique et intelligence pratique. Surtout, François Sigaut insiste sur le fait que ces techniques particulièrement simples sont peu étudiées, peut-être à cause de la nécessité de plonger dans le concret pendant la réflexion. Cette première barrière conduisant à de grosses lacunes dans les données disponibles ne favorise pas l'engagement de nouveaux chercheurs

e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013

dans cette voie. La seconde partie de l'ouvrage s'interroge donc sur les manières de sortir de ce « cercle vicieux ». Pour ce qui concerne les données, il existe bien quelques inventaires et classifications, mais peu nombreux, et qui se révèlent mal adaptés : les inventaires simples ne font pas apparaître de signification particulière, et au contraire les classifications raisonnées font souvent appel à une logique arbitraire qui fausse les résultats. Ainsi, le but premier de ce type de recherche doit être l'identification, basée sur un corpus de faits logiques et cohérents, et après définition des niveaux d'analyse. Cette question des niveaux d'analyse se traduit ici par l'emboîtement des concepts de fonctionnement (tenir ou manipuler), de fonction4, et de structure. Dans le cas des mouvements de la main qu'étudie François Sigaut, le concept de structure voit s'affronter « anatomistes », ne considérant que la main, et « mécaniciens », ne s'intéressant qu'à l'interaction main-objet. Le premier point de vue, le plus utilisé, donne des possibilités virtuellement illimitées, mais il ne prend pas en compte le fait que seules quelques techniques soient réellement « pertinentes », du fait que les mouvements de la main doivent d'abord être efficaces, et s'individualisent ensuite en fonction des résultats obtenus. La notion d'efficacité fait d'ailleurs l'objet d'un chapitre dédié, qui permet à François Sigaut d'en faire le critère majeur d'une universalité technique indépendante des représentations. Au terme de cette seconde partie, l'auteur arrive donc à la conclusion que l'action technique est toujours outillée, même sans outil ; les « techniques du corps » existent bien mais le corps est alors considéré comme un outil. Au corps et à l'outil, François Sigaut ajoute la matière, qui n'est souvent traitée que comme une abstraction dans la bibliographie. La troisième partie, la plus novatrice et sur laquelle nous insisterons, s'ouvre donc sur le constat que cet aspect ternaire entre corps, outil et manière fait la spécificité de l'action outillée et est propre aux humains. De fait, l'emploi d'outils est observé

C. Lacheze – François Sigaud, Comment homo devint faber

uniquement chez certains mammifères, la plupart primates, et une centaine d'espèces d'oiseaux, et d'une façon quantitativement minime. François Sigaut introduit donc ici la problématique constituant le titre de son ouvrage : comment est-on passé d'une utilisation très limitée des actions outillées à un usage important ? Il précise cependant immédiatement qu'il n'y a pas de réponse à l'heure actuelle. Selon l'auteur, l'idée de niveaux d'intelligence différents n'a pas de sens, du moins dans l'état actuel des connaissances, puisque cette valeur n'est ni mesurable ni même définie. La distinction principale devrait plutôt être le nombre de situations dans lesquelles chaque espèce fait usage de son « intelligence » : seuls les hommes semblent capables de flexibilité, les animaux n'étant que spécialisés sur certaines pratiques. Ainsi, alors que la distinction homme/animal est bloquée par des positions très clivées, l'action outillée semble une possibilité prometteuse de dépassement, puisqu'elle est connue à la fois chez l'homme et chez les animaux, et de manière comparable. L'auteur en vient donc nécessairement à se pencher sur l'apparition de l'outil. Les animaux ne perçoivent dans le milieu naturel que les objets pouvant leur être utile ; chaque espèce évolue donc dans son propre « monde » composé de son corps et de ce qu'il perçoit spécifiquement. François Sigaut indique que le concept d'outil fait éclater ce modèle, et s'oppose de deux façons à cette définition : c'est un objet artificiel et non naturel, et il se conçoit en dehors d'un monde proche et contingent, de façon réflexive. L'outil est artificiel dans le sens où il s'agit d'une chose neutre à laquelle l'individu a donné une signification. La division entre naturel et artificiel est en réalité contestable, le galet aménagé, par exemple, se trouve à la frontière – mais il faudrait remarquer qu'il s'agit d'une des premières formes d'outil connues : il faudrait plutôt opposer la culture (résultat d'inventions successives) à l'Umwelt (soit, d'après Jacob von Uexküll, le « monde propre » de l'animal). Alors que l'Umwelt est instinctif, la culture passe par un apprentissage. Or,

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celui-ci, comme pour la marche chez les humains, ne sert chez les animaux qu'à apprendre à mieux réaliser des actions instinctives ; l'intelligence n'est pour eux qu'un moyen, alors qu'elle peut être une fin pour l'homme, au point de l'exercer uniquement pour le plaisir. Dans ce cas, l'intérêt ne serait pas dans le résultat mais dans le fait de réussir. Ceci impliquerait alors un plaisir de la réussite, accessible notamment par les jeux de compétition (et non d'affrontement), qui semblent sinon inexistants du moins rares dans le monde animal. À l'inverse, l'humain qui ne peut exercer son intelligence s’ennuie : le plaisir semble donc un motif pour une activité autonome de l'intelligence. Si François Sigaut note que cette assertion ne peut être prouvée, elle lui paraît être la seule à pouvoir répondre à la problématique. De plus, les chimpanzés, par exemple, ne vont pas chercher d'eux-mêmes des outils face à un problème, et ne s'en servent que si celui-ci leur est directement présenté : il ne s'agit donc pas d'un « instrument libre ». Plus généralement, l'animal porte toute son attention sur le but, en faisant éventuellement intervenir des automatismes, avec des objets le cas échéant. Ceci n'est plus possible dans l'action proprement outillée puisque l'outil devient un but secondaire qui implique de partager l'attention5. Or, puisque l'outil implique la pensée d'une réalité autre que les préoccupations directes, il impliquerait la conscience du soi ; cette conscience proviendrait donc selon François Sigaut du partage de l'attention. Malgré les nombreuses discussions des philosophes, il apparaît finalement que les notions de réel, cause, conscience et réflexion soient totalement interconnectées. Il reste encore à expliquer l'apparition du plaisir de la réussite. Ceci passe par l'étude du partage de l'expérience, un élément probablement génétique puisque apparaissant extrêmement tôt chez l'enfant. Étant donné que les mutations doivent être sélectionnées comme positives pour être conservées, il convient donc de comprendre en quoi ce partage de l'expérience peut être bénéfique. Celui-ci

100 implique une nouvelle forme de lien social, puisque les nouveautés doivent être validées non seulement par l'individu mais par autrui. Ceux-ci partagent donc leur expérience, et le font consciemment : ils savent qu'ils le font et que les autres en ont conscience. Apparaît alors la notion de « sens commun ». François Sigaut y voit la particularité humaine par rapport aux relations interindividuelles présentes dans de très nombreuses sociétés animales. Ce « sens commun » comporte également des conventions et croyances, puisque, au contraire des animaux, l'homme s'en remet à l'expérience d'autrui pour acquérir des informations (éventuellement fausses) sur ce qu'il n'a pu tester lui-même. Une difficulté importante de cette notion résulte du nombre important d'éléments inconscients, donc difficiles à étudier. Différents essais, s'intéressant aux « malentendus culturels », aux « groupes coactifs » (groupes d'individus échangeant entre eux à propos d'une nouveauté), à l'apprentissage, ont montré que le savoir partagé est un identifiant social : l'apprentissage fait entrer l'individu dans le groupe où ce savoir a cours, et un malentendu culturel l'exclut de ce groupe. Ainsi, le partage de l'expérience, en accroissant l'efficacité des actions et l'abondance des ressources, tout en améliorant le lien social, trouve sa synthèse dans le plaisir. Celui-ci a pourtant été peu étudié, probablement à cause de l'utilitarisme ambiant séparant cognitif et affectif depuis le XIXe siècle. D'après l'auteur, malgré des critiques régulières, il a fallu attendre les travaux d'Antonio Damasio pour commencer à percevoir une évolution6. Pourtant, selon François Sigaut, les éducateurs ont compris depuis longtemps l'importance de l'affectif dans l'apprentissage chez l'enfant. Il faut remarquer que la motivation reste impulsive chez l'animal, quand l'humain passe par une motivation supplémentaire pour le pousser vers un but de manière intelligente. L'auteur suppose d'ailleurs que les cas récents de suicides en entreprise sont liés à la négation de la compétence et de la motivation personnelle, pratique en place depuis

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le taylorisme ; auparavant, l'exploitation des travailleurs n'impliquait pas forcément de direction technique absolue niant les compétences des travailleurs, notamment dans le cas du travail à domicile. Il nous reste donc à comprendre comment ce plaisir, si son apparition est biologique, a pu avantager les pré-humains chez lesquels il s'est développé et être donc conservé par la sélection naturelle. Or, les observations effectuées chez les babouins par exemple ont montré que les femelles les plus aptes à trouver des ressources sont les dominées, donc les moins susceptibles de se reproduire. Ces compétences palliant ainsi au fait que les individus dominants accaparent les ressources les plus directement disponibles : ceci montre également que l'intelligence égoïste ne semble pas être une voie vers l'humanisation. Ainsi, chez les primates, les aptitudes sociales, développées par les dominants, semblent incompatibles avec les aptitudes techniques. François Sigaut se penche également sur les sociétés animales au comportement « eusocial », à savoir principalement les insectes sociaux. Celles-ci ne connaissent pas de domination sociale mais simplement une différenciation de fonctions, qui serait réglée par échange de signaux7 . Dans ce cas, où la spécialisation de l'individu est physiologique, il est nécessaire de disposer d'échanges entre les individus, non pour les besoins de l'individu mais pour ceux du groupe. À l'inverse de ces « sociétés », celles des mammifères sont en général unies par leur ressemblance et ne peuvent pas échanger. En revanche, il est fréquent qu'ils s'entraident pour effectuer plus efficacement une tâche que l'un pourrait faire seul, mais plus difficilement. Ainsi, l'auteur pose comme hypothèse qu'échange et entraide sont deux types de comportements pouvant potentiellement conduire à des structures sociales « supra-animales », mais en notant que l'échange impliquerait un mode de reproduction ovipare ou des différenciations physiologiques fortes, au contraire de l'entraide qui correspondrait plutôt à des mammifères ou à des espèces sans dimorphisme fort. Les

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deux seules espèces de mammifères dans lesquelles l'échange aurait été observé seraient ainsi le rattaupe, un animal dont l'organisation sociale peut se rapprocher de celle des insectes eusociaux, et l'homme, chez lequel cette pratique a pris une place immense qu'il convient d'expliquer. François Sigaut ne répond pas directement à cette question, mais commence par remarquer que les termes d'« entraide » et d'« échange », pensés à l'origine pour des humains, ne sont pas forcément très adaptés à la comparaison avec des sociétés animales, et propose à la place les néologismes « homopraxie » (les individus pratiquant la même activité), « hétéropraxie » (activités différentes), et « sympraxie » (la pratique d'une même activité à plusieurs). Les primates pourraient ainsi pratiquer prioritairement l'homopraxie, les insectes l'hétéropraxie, et les interactions comme l'entraide et l'échange seraient des sympraxies, issues selon le cas de l'une des deux configurations précédentes. Or, l'hétéropraxie, menant à l'échange, est peu observée chez les primates en général mais beaucoup chez les hommes, ce qui nous ramène à la problématique de départ. Sigaut reprend ici la réflexion de Pierre Clastres et Claude Lévy-Strauss, proposant l'existence d'une « hérétopraxie primitive » liée à une division sexuelle du travail, suffisamment poussée pour que les célibataires puissent difficilement survivre8. Ainsi, chez les humains, les deux sexes sont spécialisés l'un par rapport à l'autre ; ce qui n'est pas si surprenant puisque l'hétéropraxie entre mâles et femelles se retrouve dans plusieurs sociétés animales de manière encore plus manifeste que chez l'homme, comme chez les lions pour citer l'une des plus évidentes. Toujours est-il que, selon l'auteur, la répartition sexuelle des tâches, avec le partage de l'attention, serait les deux innovations ayant donné naissance à l'espèce humaine ; on peut donc chercher un éventuel lien entre les deux. L'auteur regrette que la répartition sexuelle des tâches reste peu étudiée dans les études sur l'hominisation. Il rappelle cependant qu'elle était en place au moins depuis l'apparition de l'artisanat, et semble très

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probable pour des sociétés plus anciennes. François Sigaut suppose donc que partage de l'attention et répartition des tâches étaient en relation dès l'apparition de l'espèce humaine : après l'apprentissage de base à la naissance, commun à de nombreuses espèces et effectué par les parents, un apprentissage plus poussé, propre aux humains, serait effectué par d'autres individus, incluant une distinction sexuelle. Ce second apprentissage permet d'acquérir les savoir-faire propres à chaque sexe afin de devenir des partenaires sexuels attirants, ce qui a pu favoriser l'émergence du plaisir de la réussite. Ceci étant, François Sigaut remarque que, même avec cet avantage, la force semble tout de même trop importante chez les primates pour que ce développement de l'hétéropraxie suffise à lui seul à expliquer ces modifications comportementales. La conclusion de l'ouvrage, sous le nom de « Remarques finales », permet de mettre au point la réflexion complexe et foisonnante proposée par François Sigaut. S'il n'est pas assuré que l'action outillée soit propre à l'espèce humaine, celle-ci amène à quatre notions fondamentales, à savoir le partage de l'attention, le partage de l'expérience, le plaisir de la réussite et l'échange entre les sexes, les trois premières formant un ensemble indivisible caractéristique de l'espèce humaine. L'origine en est peut-être génétique, notamment pour le plaisir de la réussite. Toutefois, l'action outillée, étant chez les primates caractéristique des dominés exclus de la reproduction, ne produit aucun avantage évolutif. La seule explication à l'émergence de ces processus chez l'homme semble alors être l'échange entre les sexes, l'homme et la femme devenant des partenaires permanents. Notons que ceci n'explique cependant pas comment ni pourquoi cette « innovation » est apparue, ou a été sélectionnée, chez l'homme et uniquement chez lui. Le plaisir pourrait alors provenir de la compétition et de la séduction, ainsi que des avantages produits par la possibilité d'échanger. Ainsi, les premiers humains, plus que d'avoir une intelligence supérieure à celle des autres primates, lui auraient plutôt trouvé de nouveaux

102 emplois, en particulier pour la séduction du sexe opposé, et dans lesquels l'action outillée a pu trouver une place de choix. Comme le note l'auteur lui-même dans les dernières lignes de son ouvrage, cette hypothèse reste très fragile, mais semble être la seule applicable dans l'état actuel des connaissances. Cependant, même avec ces réserves, son intérêt reste évident : l'archéologie, la paléontologie ou les sciences cognitives ne proposent pas encore de réponse réellement solide à cette question du développement sans précédent de l'action outillée chez l'homme, faute d'éléments fiables. Si, malgré cette difficulté, l'on souhaite se pencher sur cette problématique, le recours à l'ethnologie voire à la philosophie, semble donc une idée intéressante et prometteuse, malgré le fait que le manque d'intérêt ou encore d'inventaires, souligné par l'auteur, puisse parfois nuire à la réflexion. Afin de préciser cette piste, qui reste pour l'instant très axée sur une recherche purement intellectuelle, il nous semblerait ainsi bienvenu de l'ancrer de nouveau dans un aspect plus matériel : nous avons signalé d'emblée que l'ouvrage ne comprend ni résultat d'études liées aux sciences cognitives, ni description d'outil préhistorique, ni même de nom d'espèce d'Homo autre que Sapiens. Il nous semblerait donc intéressant de croiser la réflexion développée par François Sigaut tout au long de sa carrière et dans cette ultime œuvre, avec les dernières découvertes des sciences directement intéressées par les problématiques qui y sont développées : ceci permettrait sans doute de faire progresser à la fois la compréhension théorique de ces mécanismes et de leurs manifestations concrètes, pour aboutir, à terme, à une lecture globale du phénomène.

1

ARCHAMBAULT DE BEAUNE, Sophie, « Hommage à François Sigaut », Carnets de la MAE, décembre 2012. En ligne sur le site des Carnets de la MAE, consulté le 19/03/2013 : http://mae.hypotheses.org/358

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2

SIGAUT, François, « Les outils et le corps », Communications, 81, 2007, pp.9-30. 3

D'après l'auteur, cette formulation se place donc à l'inverse du sens commun et de théories comme celles de la projection organique d'Ernst Kapp (1877), selon laquelle l'outil serait en quelque sorte dérivé du corps. 4

Divisé en sept classes : locomotion, manutention, lancer, façonnage direct, façonnage outillé, toucher, faire signe.

5

François Sigaut précise qu'aucune recherche poussée n'a cependant été portée sur cette question, à part quelques esquisses très rapides. Il note cependant, notamment avec Maurice Pradine, que la notion de cause, absente chez l'animal, est technique et définit la pensée humaine. Cet auteur, très rapidement oublié par la suite, ne pose cependant pas la question entre cette notion de cause et l'intelligence. 6 DAMASIO, Antonio, « L'Erreur de Descartes. La raison des émotions », Paris, Odile Jacob, 1995, 368 p. 7 Il faut toutefois noter que la différenciation des castes est au moins en partie définie d'une part génétiquement, et d'autre part par un nourrissage différencié des larves. 8 CLASTRES, Pierre, « Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives », Libre, 1, 1977, pp.137-173.

Positions de thèse

Position de thèse Claire Leymonerie

Des formes à consommer. Pensées et pratiques du design industriel en France (1945-1980) Thèse de doctorat École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris Centre de recherches historiques (CRH) Soutenue le 14 décembre 2010 1 vol. (633 p.), bibliographie, annexes Directeurs de thèse : Patrick FRIDENSON, directeur d’études, EHESS Franck COCHOY, professeur, Université Toulouse 2 Le Mirail Jury : Marie-Emmanuelle CHESSEL, directrice recherche au CNRS, CRH, EHESS (présidente) Jean-Pierre DAVIET, professeur Université de Caen (rapporteur)

de

émérite,

Danièle VOLDMAN, directrice de recherche au CNRS, CHS, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (rapporteur) Armand HATCHUEL, professeur, école des Mines ParisTech

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Avant de démarrer cette présentation, je souhaite vous remercier d’avoir accepté de participer à ce jury et d’avoir manifesté ainsi de l’intérêt pour mon travail. J’en profite également pour remercier le public venu assister à cette soutenance. La thèse que je présente aujourd’hui, pour l’introduire en quelques mots, porte sur l’histoire du design industriel en France des années 1940 aux années 1970. Ce choix peut étonner : en effet, le design industriel n’existe pas, du moins pas sous ce nom, jusqu’au milieu des années 1960. C’est donc aussi d’esthétique industrielle, de stylisme industriel, de formes utiles, de création industrielle dont il est question dans mon travail. Autant de vocables par lesquels ce que nous nommons aujourd’hui le design industriel émerge et se construit. Le point de départ de cette thèse a été l’exploration, dans le cadre de mon DEA, des archives du Salon des arts ménagers. À travers ces archives, le salon m’est apparu comme un microcosme permettant de visualiser l’ensemble d’un secteur économique – celui de l’équipement ménager – et de saisir les dynamiques qui animent ses différents acteurs. J’ai pu observer les stratégies de concurrence entre fabricants, qui se jouent à travers la différenciation de leurs produits et de leurs prix, mais aussi à travers l’aménagement de

106 leurs stands et l’éloquence de leurs démonstrateurs. J’ai pu saisir les rapports entre distributeurs et fabricants, et le salon m’est apparu enfin comme le théâtre d’un apprentissage de la consommation de masse pour les visiteurs. J’ai souhaité, dans ma thèse, maintenir cette approche à l’échelle d’un secteur économique, en l’occurrence celui des petits appareils électroménagers. Je me suis donc dirigée vers une histoire des entreprises du secteur, et je suis partie en quête d’archives : j’ai parcouru le très riche fonds Moulinex déposé aux Archives départementales du Calvados à la suite du dépôt de bilan de l’entreprise en 2000, j’ai consulté au Conservatoire SEB les archives de l’entreprise Calor. La presse professionnelle a constitué une ressource d’une très grande richesse pour retracer l’histoire du marché des appareils électroménagers, dont elle est un acteur à part entière : je pense ici à des revues comme La Quincaillerie moderne ou L’Argus ménager. Mais surtout, et pour en venir à ce qui constitue au terme de ce parcours le cœur de ma thèse, les archives du Salon des arts ménagers m’ont permis de découvrir l’action de l’association Formes Utiles. Avant de devenir une association indépendante, Formes Utiles est née en 1949 dans le giron de l’Union des artistes modernes, c’est-à-dire dans la continuité du mouvement moderne constitué dans l’Entre-deux-guerres dans les domaines de l’architecture et des arts appliqués. Constitué à l’occasion de la présentation d’une exposition en 1949 au Musée des arts décoratifs, le groupe Formes Utiles s’est consacré par la suite à la réalisation de sélections thématiques au sein des produits présentés au Salon des Arts ménagers et à leur présentation sous forme d’expositions. L’étude de Formes Utiles et de son action de promotion des formes industrielles m’a ouvert une première fenêtre sur l’histoire du design industriel français, dont j’ai élargi ma connaissance au contact de Catherine Geel, avec qui j’ai collaboré pour la

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préparation de l’exposition consacrée au designer Pierre Paulin à la Villa Noailles en 2007. J’ai poursuivi cette exploration du design industriel français en mobilisant des sources variées. Les archives Calor au Conservatoire SEB m’ont ainsi réservé une heureuse surprise : un dossier retraçant de manière détaillée la collaboration nouée, dans les années 1950, entre l’entreprise et le bureau d’études Technès spécialisé en esthétique industrielle. Cependant, les traces de l’activité des designers restent rares dans les archives d’entreprises industrielles. Je suis donc allée voir du côté des designers eux-mêmes et de leurs bureaux d’études : j’ai réalisé de nombreux entretiens, j’ai classé les archives des designers Yves Savinel et Gilles Rozé, qui ont établi une longue collaboration avec SEB des années 1970 aux années 1990. Toujours pour ce qui concerne les sources, je souhaite insister de nouveau sur la richesse des revues, en l’occurrence Esthétique industrielle, puis Créé, qui sont à la fois des témoins et des acteurs de la vie professionnelle du design industriel. Enfin, j’ai consulté les archives des institutions publiques chargées de la promotion du design industriel dans les années 1970 : le Centre de création industrielle, que j’appellerai dans la suite de cet exposé le CCI, le Conseil supérieur de la création esthétique industrielle. Cette exploration a été l’occasion de déceler le silence de l’historiographie française sur le design en général et sur le design français en particulier. Les rares études consacrées en France à l’histoire du design sont marquées par le poids écrasant des modèles étrangers, et notamment de l’Allemagne et de l’Italie. La France pose pourtant des problèmes spécifiques et pertinents pour l’histoire du design. L’enjeu majeur qui se dessine est celui de la rupture avec un modèle des arts décoratifs lié aux savoirfaire et aux modes de production artisanaux, et dont les produits sont destinés à une clientèle élitiste et fortunée. Le prestige des arts décoratifs en France constitue une explication à l’émergence

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tardive du design industriel. Il contribue également à expliquer la cécité relative de l’historiographie sur le sujet. Je dois souligner cependant l’apport de plusieurs historiennes américaines (Leora Auslander, Deborah Silvermann, Susan Tise, Nancy Troy), l’apport également de l’historien Stéphane Laurent pour situer ce modèle des arts décoratifs dans un contexte économique et politique, et pour expliquer les raisons et les ressorts de sa permanence. La recherche pionnière de Jocelyne Le Bœuf permet de saisir les ressorts de l’émergence du design industriel en France à travers le parcours de Jacques Viénot, fondateur de l’Institut d’esthétique industrielle. Ces lectures m’ont permis de dégager une conviction : l’émergence du design industriel n’est pas tant une affaire de tendance esthétique que de division du travail. En effet, le design industriel, en tant qu’activité, ne peut exister qu’à partir du moment où sont délimités, au sein du processus de production industrielle des objets, un espace, des compétences et une profession spécifiquement dédiés à leur mise en forme. Ce questionnement premier est venu s’enrichir au fil de la thèse de multiples thématiques, dont je souhaite maintenant faire un rapide bilan. La thèse fait ressortir tout d’abord la pertinence de la notion de génération pour interpréter la chronologie de l’histoire du design. Notre première partie est consacrée à l’étude de deux organisations de promotion du design industriel dans les années 1950, Formes Utiles d’une part, l’Institut d’esthétique industrielle d’autre part. Elle fait apparaître clairement que les débats intellectuels, les réseaux sociaux mobilisés constituent l’aboutissement d’une dynamique amorcée dès les années 1920 et ralentie par la crise économique et la guerre. En revanche, il se produit dans le courant des années 1960 un véritable changement de décor : on voit entrer en scène une nouvelle génération, on voit la mobilisation de nouveaux paradigmes théoriques et l’on lit en creux l’influence des

107 évènements de mai 1968. La chronologie du design industriel français est également marquée par un moment de cristallisation au tournant des années 1970 : de nombreux bureaux d’études sont alors en activité, une nouvelle revue apparaît en 1969 – la revue Créé –, de nouvelles institutions de formation et de promotion sont constituées, notamment le CCI. Se tiennent également des expositions marquantes : « Qu’est-ce que le design ? » en 1969, « Le Design français » en 1971. Cependant, cette cristallisation est de courte durée et s’érode très rapidement au fil de la décennie : Créé s’interrompt en 1977, le CCI est intégré dans la logique culturelle et patrimoniale du Centre Pompidou, le rythme de création des bureaux d’études se ralentit, la crise économique et la saturation des marchés modifient le rôle économique du design. La fin de la décennie 1970 clôt donc en demi-teinte ce que l’on peut interpréter rétrospectivement comme un âge d’or du design industriel français. À mes yeux, le résultat le plus frappant de la thèse est que le design industriel n’émerge pas là où on l’attend. La France se distingue en effet nettement d’un modèle dominant qui établit la filiation entre mouvement moderne et design industriel : en Allemagne, par exemple, le lien est direct entre les expériences fondatrices du Bauhaus dans l’Entre-deux-guerres et la pratique du design industriel au sein de la Hochschule für Gestaltung d’Ulm à partir des années 1950. Dans le cas de la France, le mouvement moderne, incarné dans les domaines des arts décoratifs et des arts appliqués par l’Union des artistes modernes, aboutit à une relative impasse en dépit des innovations formelles indéniables réalisées par ses membres. Cette impasse s’explique d’une part par l’incapacité à concilier activité de création et enjeux marchands, d’autre part par l’incapacité à concevoir une division du travail créatif et à donner naissance à une figure professionnelle de spécialiste des formes industrielles. Ni les décorateurs, ni les architectes

108 présents au sein du mouvement moderne ne s’aventurent réellement dans la conception de formes pour les produits de l’industrie. C’est donc autour de l’Institut d’esthétique industrielle que se cristallise une pensée, une pratique et un milieu professionnel de l’esthétique industrielle en France. Le trajet de Jacques Viénot, fondateur de l’Institut, depuis la galerie DIM qui produit du mobilier luxueux de style Art Déco pour une clientèle très fortunée, jusqu’au bureau d’études Technès, l’un des premiers bureaux d’esthétique industrielle français, marque une transition improbable entre arts décoratifs et design industriel. Une filiation évidente m’est également apparue entre l’Institut d’esthétique industrielle et le milieu des promoteurs de la rationalisation des méthodes de production dans les entreprises industrielles, dont la naissance dans l’Entre-deuxguerres a été relatée par l’historienne Aimée Moutet. On retrouve le terreau intellectuel commun du taylorisme et des stratégies d’action similaires pour convaincre les dirigeants d’entreprise. Enfin, le modèle professionnel du styliste industriel, défini au sein de l’Institut d’esthétique industrielle, est calqué sur celui de l’ingénieur-conseil et vient donc grossir les rangs des spécialistes du conseil aux entreprises. La conduite de cette recherche m’a convaincue, est c’est le second résultat de la thèse, de la nécessité de prendre en compte une typologie des objets techniques pour comprendre la spécificité du design industriel. La conception formelle d’un élément de mobilier, table, chaise, fauteuil, ne requiert par les mêmes compétences que la conception d’un objet intégrant une dimension technologique, aussi modeste soit-elle (résistance ou moteur électrique pour ce qui concerne les appareils électroménagers). Ces objets possèdent une architecture spécifique, faite de la juxtaposition d’un dispositif technique qui en constitue le cœur et d’une enveloppe, carrosserie ou carter. De fait, au sein du groupe professionnel des designers, ce ne

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sont pas les mêmes qui conçoivent du mobilier d’une part, et des objets à fort contenu technique d’autre part. C’est ce qui ressort notamment de l’analyse statistique que j’ai réalisée à partir de l’annuaire des concepteurs édité par le CCI en 1975. Le troisième résultat que j’aimerais souligner est la mise en évidence d’un processus de professionnalisation particulier pour le design industriel. La constitution d’un groupe professionnel autour du design industriel passe bien sûr par des stratégies classiques telles que la création de formations spécialisées ou d’organes syndicaux. On est forcé pourtant de constater la faiblesse de ce processus d’institutionnalisation et de souligner l’incapacité de la profession à mettre à profit les quelques rares moyens de promotion mis à disposition par l’État. En témoigne l’échec du Conseil supérieur de la création esthétique industrielle : créé en 1971 dans le cadre de la politique d’encouragement à l’innovation mise en œuvre sous la présidence Pompidou, il disparaît dès 1975. Les designers ont donc recours à d’autres stratégies pour se constituer et se faire reconnaître comme profession. Le travail sémantique y tient une place importante : ceux que nous appelons par commodité ici les designers mènent une réflexion sans cesse recommencée sur la bonne manière de se nommer et de se définir. Cette stratégie passe également par la mise en scène de ce que l’on pourrait appeler des épreuves de professionnalisation. C’est le cas par exemple des bancs d’essai organisés par l’Institut d’esthétique industrielle, séances au cours desquelles des industriels sont invités à soumettre leurs productions à l’avis de spécialistes de l’esthétique industrielle, qui leur prodiguent des conseils pour l’amélioration des formes. À travers les bancs d’essai, l’esthétique industrielle se définit, en situation, comme profession de conseil aux entreprises industrielles. Enfin, la stratégie de professionnalisation passe par la mobilisation

C. Leymonerie – Des formes à consommer

d’instruments de légitimation d’ordre méthodologique : dans les années 1960 et 1970, les designers mettent en avant le product planning et les méthodologies de création pour promouvoir leur activité dans les entreprises. Quatrième résultat important à mes yeux, la thèse permet de définir la position du design entre marché et organisation. Elle permet de retracer le déplacement progressif du design industriel depuis l’espace marchand, où il se fait connaître et reconnaître par les acteurs économiques – on pense ici à l’action de Formes Utiles au Salon des arts ménagers – vers une structure organisationnelle, le bureau d’études, lui permettant d’engager des collaborations avec les entreprises. Cependant, même au terme de ce parcours, le design continue de prétendre jouer un rôle nodal dans le fonctionnement du marché, en fournissant une assistance aux consommateurs et en leur proposant des dispositifs de jugement pour effectuer leurs choix. C’est ce dont témoigne, pour les années 1970, l’élaboration et l’éphémère mise en œuvre, au sein du CCI, du système d’information sur les produits : ce système mobilisait les ressources de l’informatique pour répertorier l’ensemble des produits présents sur le marché français et proposer à l’utilisateur des critères de tri, telles que les fonctions remplies par l’appareil, sa taille, son prix ou sa marque, afin de sélectionner les produits correspondant le mieux à ses besoins et l’aider à effectuer son choix. Enfin, le dernier résultat sur lequel j’aimerais insister est l’importance de la réflexion théorique qui accompagne l’essor du design industriel en France. Cette réflexion se mène d’abord, dans les années 1950, au sein des groupes qui assurent la promotion du design industriel. L’architecte André Hermant, théoricien des « formes utiles », construit sur le socle du fonctionnalisme une pensée inquiète de l’industrialisation ; a contrario, le philosophe Étienne Souriau et l’ingénieur Georges Crombet,

109 théoriciens de l’esthétique industrielle, puisent dans le taylorisme afin de définir une activité de création compatible avec les conditions de la production industrielle. Dans les années 1960 et 1970, le design, plus largement les objets et la société de consommation, sont au centre de débats qui animent les milieux universitaires et intellectuels. Prolongeant le projet de sémiologie générale formulé par Roland Barthes, Jean Baudrillard procède à une relecture du concept marxiste de « fétichisme de la marchandise » pour dénoncer les fondements théoriques du design : fonction et besoin ne seraient que des alibis dissimulant l’inscription des objets dans un mécanisme de différenciation sociale, bien loin de l’idéal démocratique du mouvement moderne. Face à lui, le physicien et philosophe Abraham Moles, qui assure le passage vers la France des théories de la Hochschule für Gestaltung d’Ulm, réaffirme la dimension essentiellement fonctionnelle des objets au dépend de leur dimension signifiante. Il appelle à l’avènement d’un « néo-fonctionnalisme » où le designer jouerait le rôle de médiateur aménageant les rapports de l’homme à la société via son environnement matériel, selon un schéma inspiré de la cybernétique. Ces réflexions théoriques prennent à partie les designers, et ceux-ci les prennent en compte pour définir leur profession et adopter un positionnement éthique quant à leur rôle dans le système de production et de consommation des biens. Au fil de cette thèse j’ai suivi la piste du design industriel à partir de l’étude du secteur du petit électroménager. Ce parti pris induit nécessairement une vision partielle du sujet, appelle des études complémentaires et me conduit donc à dégager quelques pistes de recherches à explorer. À l’occasion de l’exposition « Design français » organisée en 1971 par le CCI se dégage un profil spécifique du design en France, caractérisé par l’importance des secteurs de l’équipement lourd : transport, mobilier urbain, aménagement des

110 espaces industriels, machines-outils, engins de travaux publics. De plus, en me concentrant sur la sphère marchande, je n’ai abordé qu’à la marge une histoire de l’enseignement du design industriel qui promet pourtant d’être très féconde. Il faudrait ainsi retracer l’histoire de la formation en design de produit à l’ENSAD, la naissance d’un enseignement du design à destination des ingénieurs au sein de l’Université de Technologie de Compiègne, mais aussi la place du design dans l’éphémère existence de l’Institut de l’environnement au début des années 1970.

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Position de thèse Stéphane Lembré

L’école des producteurs. Activités économiques et institutionnalisation de la formation au travail dans la région du Nord, des années 1860 aux années 1930 Thèse de doctorat, Université Charles-de-Gaulle – Lille 3 Institut de recherches historiques du Septentrion (IRHiS) Soutenue le 16 septembre 2011 2 vol., 765 p.

Directeur de thèse : Jean-François CHANET, professeur, Sciences Po Jury : Anne-Françoise GARÇON, professeur, Université Paris I (rapporteur et présidente) Gérard BODÉ, chargé de recherches, Institut français de l’éducation Jean-François ECK, professeur émérite, Université Lille 3 André GRELON, directeur de recherches, EHESS (rapporteur) Paul-André ROSENTAL, professeur, EHESS et Sciences Po

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Madame la Présidente, Messieurs les membres du jury, Le travail de thèse que j’ai le plaisir et l’honneur de soutenir sous le titre L’école des producteurs. Activités économiques et institutionnalisation de la formation au travail dans la région du Nord des années 1860 aux années 1930 est né, comme bien des démarches scientifiques, d’une volonté de discuter, de questionner l’évidence : en l’occurrence, celle du développement continu et nécessaire de la formation. En des temps où la formation continue, la formation permanente ou la formation tout au long de la vie sont considérées comme les outils d’un bon management, où la formation initiale est jugée déterminante pour entrer avec quelques atouts sur le « marché » du travail, il me semblait et il me semble toujours utile de revenir sur ce besoin de former et de se former. D’une certaine façon, ce besoin est aujourd’hui présumé, voire revendiqué comme une conséquence salutaire des difficultés économiques que connaissent les sociétés des pays dits développés depuis les années 1970. Le dogme de la croissance économique est alors basé sur la nécessité de reconvertir des économies industrialisées concurrencées pour les productions de masse vers des professions et des productions qui requièrent un savoir-faire spécifique.

112 Les enseignements techniques trouveraient donc naturellement leur utilité, à condition d’être centrés sur la pratique plus que sur la théorie, de tenir compte aussi des besoins du « marché » du travail, de fournir enfin des personnels « prêts à l’emploi ». Autant d’enjeux qui ne datent assurément pas d’aujourd’hui. Mais si l’on retrouve des débats comparables quant à la part respective de l’enseignement pratique et de l’enseignement théorique, ou de l’adaptation aux besoins économiques locaux, il faut également souligner de profondes différences entre notre présent et ce passé, à commencer par celle qui concerne la reconnaissance des besoins de formation. La constitution d’enseignements techniques initiaux, distincts de l’instruction élémentaire et du début de l’activité professionnelle, correspond à des évolutions sociales et économiques importantes, ainsi qu’à la construction complexe de besoins de formation. Sur la base d’une définition de la formation au travail rassemblant les enseignements techniques industriels et commerciaux, les enseignements agricoles, l’apprentissage et toute institution délivrant des savoirs et savoir-faire initiaux à visée professionnelle dans les domaines industriels, commerciaux et agricoles, c’est d’abord à la compréhension de cette construction que vise ce travail, à partir des réalisations et des discussions des différents acteurs de cette histoire, et pour une période de foisonnement des initiatives. Cette période s’étend des années 1860, dans le sillage du traité de commerce franco-britannique, jusqu’à la crise des années 1930 qui entraîne, avant la Deuxième Guerre mondiale, une modification profonde de la manière d’envisager la formation et des moyens mis en œuvre. La fin des années 1870, avec l’installation des républicains au pouvoir et la mise en place progressive de nouvelles structures pour l’enseignement technique, puis la Première Guerre mondiale, qui fait passer des appels multipliés à la réforme à la refonte d’un système, marquent à l’évidence des étapes dans l’institutionnalisation des formations. Les trois périodes ainsi délimitées

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se distinguent nettement par l’importance qu’y acquièrent les besoins de formation et par la place qu’y prennent les institutions de formation. Ce travail s’inscrit dans une veine historiographique attachée à décrire et comprendre le fonctionnement des institutions de l’économie. À la suite de travaux qui ont décrit les missions et le fonctionnement de chambres de commerce, ou qui ont scruté les solidarités familiales et financières du capitalisme nordiste, il me paraît essentiel d’aborder un thème, la formation au travail, qui se place à l’intersection des intérêts privés et de l’action publique, et qui sonde à nouveaux frais l’attachement aussi fort qu’ambigu au libéralisme patronal. Parmi les équipements nécessaires à l’activité économique, aux côtés des infrastructures matérielles, la qualification des hommes et des femmes est un objet assurément complexe, qui oscille d’abord entre le déni et la reconnaissance. Il s’agit aussi, ce faisant, de revenir sur le paternalisme et la prise en compte de ce type de formation, alors que le rôle des grands patrons paternalistes est mieux connu pour l’éducation élémentaire. Enfin, comment les entrepreneurs, individuellement et collectivement, se sont-ils engagés dans la formation au travail ou, au contraire, ont pu être réticents, avec des motifs d’ailleurs variés dans l’un comme dans l’autre cas ? À partir de ces questionnements, les sources mobilisées ont été aussi bien celles des chambres de commerce, d’une grande richesse, que celles d’entreprises et de syndicats de différentes envergures. Du côté de l’histoire de l’éducation, au sein de laquelle l’histoire des formations au travail est longtemps restée dans l’ombre, des avancées ont été permises par la prise en compte de l’offre locale d’enseignement et par des monographies importantes, individuelles ou collectives, sur Nancy, sur Nantes ou sur Lyon, pour n’en citer que trois parmi les plus importantes. Le questionnement des systèmes scolaires nationaux et de leur relation au local, comme la réflexion – difficile – sur les espaces européens du savoir, sont également bien

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engagés, grâce à des études aussi bien monographiques que centrées sur les étudiants ou les professeurs par exemple. L’approche institutionnelle, à travers des études exemplaires sur l’enseignement primaire supérieur, fournit aussi des schémas d’analyse utiles. Néanmoins la tendance au morcellement des travaux et des méthodes employées met au défi de proposer un cadre d’analyse pertinent. Or, envisager l’institutionnalisation des formations au travail par sa dimension territoriale me paraissait important, afin d’identifier des logiques, des institutions développées en réseau, à l’image des écoles pratiques, et aussi la hiérarchisation des institutions. De plus, cette approche facilitait l’identification des circulations réelles, souhaitées ou supposées de références, d’élèves et de personnels. Il s'agissait au total de repérer et d’expliquer comment a fonctionné la construction d’un système régional de formation – à supposer même que l’on puisse évoquer un système, ce qui, au sens fermé et stable du terme, est probablement illusoire. Pour y parvenir, plusieurs choix se sont imposés quant à la délimitation du corpus et à la méthode. Le premier choix est inhérent à l’objet même de ce travail, à savoir la profusion et la grande hétérogénéité des dispositifs de formation, dans l’espace et dans le temps. Il était toutefois exclu de prétendre à un répertoire complet. Un tel inventaire, qui devrait aussi prendre en compte la richesse des enseignements professionnels de l’Ancien Régime et du premier XIXe siècle, est déjà largement engagé pour le département du Nord grâce à Philippe Marchand, mais il reste à faire pour le Pas-de-Calais. Saisir des dynamiques et un mouvement d’institutionnalisation supposait de prendre en compte, derrière la variété des archives consultées, la diversité des expériences – une diversité qu’il fallait éviter de réduire sous prétexte de proposer un cadre intelligible. D’où le choix, délibéré, d’envisager ensemble des formations industrielles et commerciales (souvent créées ou développées en lien les unes avec les autres) ainsi que les forma-

113 tions agricoles et artisanales. Tout en étant bien conscient de la spécificité de ces différentes formations, des publics visés et des projets sociopolitiques dont elles émanent, je souhaitais plutôt montrer comment, à partir de cette diversité même, a pu se construire – de manière sans doute inachevable et en tout cas inachevée dans les années 1930 – un système régional de formation. Pour prendre la mesure de cette particularité supposée, il fallait relever, par-delà la diversité, des points communs dans la région, depuis l’intérêt des conseils généraux et municipaux pour ces questions jusqu’à l’attention portée aux pratiques extérieures de formation, en France ou à l’étranger. Car dans le même temps, la spécificité nordiste supposée doit beaucoup – et ce n’est pas contradictoire – à la comparaison internationale, aux leçons prises à l’étranger. Le rôle de passeurs et le thème du besoin de formation fonctionnent également de manière transversale. La construction de la « spécificité nordiste » se nourrit de l’emboîtement des échelles, du local au transnational. Autant d’éléments qui plaident pour une approche globale, dont la nécessité tient aux caractéristiques économiques et sociales du Nord de la France, et en particulier la coexistence d’une agriculture très active et de dynamiques industrielles, minière et textile. Ces observations rejoignent la réserve née de l’observation de cheminements historiographiques distincts qui paraissent postuler une frontière hermétique entre deux mondes dont on sait pourtant bien qu’ils n’étaient pas aussi étanches. Il n’est pas rare, durant la période considérée, que ces enseignements techniques commerciaux, industriels et agricoles soient envisagés ensemble, abordés avec des préoccupations comparables, voire même parfois comparés entre eux. Ce n’est pas nier les caractéristiques propres aux espaces ruraux et aux espaces urbains, que d’en montrer les relations permanentes. Tout comme le projet n’est pas celui d’un inventaire des enseignements techniques dans la région du Nord, il ne correspond nullement à l’étude d’un

114 isolat régional, mais plutôt à la saisie de la construction continuée du système de formation à partir des dispositifs mis en place sur le terrain. Bien sûr, il s'agit de l’étude d’une région puissamment industrielle et agricole, aux dynamismes démographique et économique forts tout au long de la période envisagée. Mais la question des spécificités ou, au contraire, des points communs par rapport à ce qui se passe ailleurs en France n’offre pas toujours des réponses fermes, faute le plus souvent de travaux du même type. L’échelle régionale devait être testée comme un échelon intermédiaire progressivement investi par les principaux promoteurs des formations d’une fonction régulatrice. À cet égard, l’étude porte tout autant sur les territoires locaux de la formation que sur les circulations transnationales de références, et envisage la région du Nord avec l’ambition de dégager des perspectives qui dépassent ce cas. La région est érigée en espace d’observation des emboîtements territoriaux et des dynamiques qui ont animé l’histoire des formations au travail. Le dépouillement de sources nombreuses a permis d’identifier rapidement et de se confronter à trois types de difficultés. La question de la circulation, liée à celle des comparaisons, a requis une longue réflexion et des lectures multipliées pour comprendre de quels modèles les promoteurs d’institutions de formation nordistes se revendiquent, et les décalages éventuels (en réalité fréquents) entre le modèle invoqué et les emprunts effectifs. Finalement, j’ai choisi d’inclure cet aspect dans celui de l’emboîtement des échelles d’analyse, et donc d’articuler trois niveaux constamment changeants et en interaction, de la revendication d’adaptation locale des formations à la circulation des références et des modèles pédagogiques. Sans méconnaître le rôle des administrations centrales et de leurs représentants, l’étude précise de certains cas conduit à nuancer à la fois l’idée d’adaptation locale des formations, dont l’importance n’exclut pas l’action décisionnaire régionale ou nationale, et celle de circulation, bien

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plus souvent revendiquée que réellement pratiquée. Le spectre de l’enseignement technique allemand après la guerre de 1870 est le cas le plus emblématique de cette invocation de l’étranger comme aiguillon à la réforme, même s’il est logiquement complété, dans le Nord de la France, par la référence aux formations agricoles et industrielles belges. En nous centrant sur le rôle des passeurs, la réalité et les limites des circulations peuvent être mieux repérées : le cas des responsables catholiques lillois, à la recherche de modèles du côté de Louvain au moment où les catholiques sont au gouvernement en Belgique, montre combien les projets socio-politiques ont leur part dans des circulations, réelles ou revendiquées, qui ne doivent pas grandchose au hasard. À partir de cet angle d’approche, le statut de la comparaison trouvait une place mieux délimitée. Parmi les réflexions sur la démarche comparative existent en effet des différences sensibles. La présence dans les fonds d’archives consultés de brochures d’institutions de formation étrangères et les compte rendus d’enquêtes plaidaient en premier lieu pour une étude des comparaisons par les promoteurs nordistes de la formation eux-mêmes. Qu’il s’agisse de passeurs, ayant effectivement visité des établissements et rencontré des responsables, ou que les comparaisons soient de seconde main, une fois la documentation rassemblée, la référence à un « ailleurs » est toujours subordonnée aux projets domestiques. Distinguer les emprunts réels de ces références de circonstance implique de redoubler la démarche comparative : cette fois, c’est l’historien qui doit procéder à la comparaison, pour apprécier les similitudes et les divergences. À défaut de pouvoir envisager ce travail de manière systématique, il a été accompli pour plusieurs cas. Ce double niveau comparatif, choisi de manière empirique au fur et à mesure de la réalisation de la thèse, a l’avantage de placer les comparaisons et les circulations au centre d’un projet qui postulait dès l’origine l’emboîtement des espaces d’institutionnalisation de la formation. Il s’inscrit aussi dans une réflexion critique sur la

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place de l’historien dans l’historiographie du transnational en plein épanouissement. La deuxième difficulté rapidement apparue, et qui était attendue, est liée à la profusion des dispositifs de formation de toute nature. Comment prendre en compte leur diversité sans se perdre dans le détail ? Il n’était pas possible de s’intéresser en détail aux contenus des enseignements, aussi intéressants soient-ils. La compréhension des logiques d’institutionnalisation nécessitait néanmoins de recourir ponctuellement à des études plus précises des savoirs ou de la sociologie des élèves, ce qui a été fait à travers l’étude des boursiers, pour les inscrits au cours d’hydrographie de Dunkerque ou, dans les annexes, à partir d’annuaires d’anciens élèves. De même, les choix de plan d’études et de dispositifs pédagogiques sont importants pour apprécier le succès d’une formation, mais aussi le positionnement institutionnel souhaité par ses promoteurs et les décalages éventuels entre les intentions et les réalisations. Le troisième point problématique se trouvait à la rencontre des logiques économiques, sociales et techniques – si l’on peut les distinguer. La question des rapports entre progrès technique et reconnaissance des besoins de formation allait de soi. Le réagencement des qualifications induit par l’introduction de la machine dans le processus de production est un moment évidemment important. Mais il importe d’étudier de très près ces évolutions, dont les rythmes et les modalités précises sont très variables : la formation se trouve dès lors comme enchâssée dans de multiples interactions entre modes de production, décisions politiques et réformes sociales. La « moralisation » des classes laborieuses, si souvent invoquée, a sans doute fonctionné souvent comme un prétexte, mais elle ne paraît pas contradictoire d’objectifs sociaux réels, à commencer par le contrôle et la fixation de populations, ou la socialisation de celles-ci. Le développement de la législation sociale au tournant du XIXe et du XXe siècle a eu des conséquences directes sur la formation au travail. Certains observateurs ou ac-

115 teurs économiques n’ont pas hésité à lui imputer la « crise de l’apprentissage ». Il fallait déconstruire les logiques à l’œuvre, envisager la technique comme fait humain et détailler la compatibilité recherchée entre objectifs économiques et motivations sociales : tout cela justifiait une approche des expériences de formation sur le terrain, pour mieux les confronter aux différents discours tenus. La même prise en compte de multiples logiques était aussi nécessaire pour suivre l’établissement des critères pour la reconnaissance des diplômes, à l’image du certificat d’aptitude professionnelle (CAP). Au terme de ce travail, des acquis et des perspectives peuvent être évoqués. L’étude de la construction d’un système régional de formation en relation étroite avec les évolutions politiques et économiques que connaît le Nord permet sans doute de mieux comprendre les difficultés rencontrées au moment du défi de la reconversion dans la seconde moitié du XXe siècle – point sur lequel des études précises restent à mener. Les difficultés de la construction de ce territoire de la formation au travail montrent que la priorité accordée aux activités économiques locales n’a pas facilité la reconversion lorsque ces activités (textile et mines notamment) sont entrées en crise. Cela ne suffit pas à rendre compte des douleurs de la reconversion des années 1960, 1970 et 1980, mais entre en ligne de compte. De même, le constat répété de la domination des formations professionnalisantes courtes dans le paysage de la formation nordiste actuel trouve à l’évidence des origines historiques. Cette domination s’inscrit dans un rapport historiquement prudent des populations ouvrières et des catégories intermédiaires vis-à-vis des enseignements techniques – et l’observation mériterait d’être croisée avec l’étude du rapport à l’enseignement universitaire sur la longue durée. Quant à la chronologie de l’institutionnalisation de la formation au travail, le cas de la région du Nord permet de confirmer une périodisation, qui va des conséquences spectaculaires de la première

116 révolution industrielle jusqu’aux craquements d’un système progressivement édifié grâce en particulier aux piliers de la prospérité que furent le charbon et le textile. L’ensemble fonctionne sur le mode de la construction continuée, les remaniements de ce qui fonctionne ou de ce qui ne donne pas toute satisfaction étant fréquents, comme les tentations d’imiter ce qui semble fonctionner ailleurs. L’enchevêtrement des chronologies propres aux projets politiques nationaux et locaux intervient également pour offrir une institutionnalisation qui n’a rien de linéaire. Trois temps de la formation se distinguent donc nettement : aux dispositifs anciens encore faiblement renouvelés, en raison de l’indifférence ou du rejet majoritaires (sans être unanimes) des formations, succède le passage à la formation comme enjeu de société de mieux en mieux identifié à partir des années 1880. Si la chronique législative ne permet pas de rendre véritablement compte de l’action dans le domaine de l’enseignement technique, il existe bien une multiplication des initiatives et des réalisations, faiblement coordonnées. Il s’agit alors de former l’espace d’une véritable politique de l’enseignement technique – espace d’autant plus difficile à trouver que les différents partisans de la formation, bien qu’ils recourent tous à l’argument du besoin, ont des positions variées. La « crise de l’apprentissage » apparaît dès lors au moins autant comme une réelle période de doute que comme une opportunité pour ces partisans d’insister sur l’enjeu de la formation et de trouver des relais législatifs et économiques. La guerre marque une rupture. En obligeant à la coordination et à l’organisation des efforts, elle rend plus indispensable une politique de formation au travail, politique permise par les cadres réglementaire et financier nouveaux de la loi Astier (1919) et de la taxe d’apprentissage (1925). Dans les années 1920 et 1930, la territorialisation de la formation s’affirme, en lien avec la régionalisation économique même si elle ne s’y réduit pas. Si le rapport entre les activités économiques et

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les dispositifs de formation est en définitive étroit, il ne se réduit pas à un rapport de cause à conséquence. Entre les activités économiques et les dispositifs de formation, cette recherche a l’ambition de rentrer dans la boîte noire des « besoins » de formation. Elle entend y repérer les intentions et les intérêts des responsables économiques, éducatifs et politiques, pour relever le défi de la complexité des logiques d’institutionnalisation de la formation au travail. Si celle-ci dans le Nord est le reflet des activités économiques régionales, encore faut-il nécessairement préciser, si l’on tente de poursuivre la métaphore, que le miroir est déformant. Il est finalement tout sauf aisé d’étudier les rapports entre la formation professionnelle et les activités économiques. Ces rapports sont compliqués par les divergences d’intérêts, par l’expression difficile de ceux-ci, par le poids enfin des représentations économiques et sociales qui interviennent dans les débats et les décisions. On le voit, l’hypothèse néo-classique de la rentabilité de l’investissement dans la formation est plus récente et moins « naturelle » qu’on ne le suppose. En outre, les critiques à la recherche d’une faiblesse structurelle du système de formation et d’apprentissage français vont bien vite en besogne, aussi bien lorsqu’ils dénoncent le désintérêt ou la méconnaissance supposés des responsables éducatifs que lorsqu’ils manient l’école et l’économie comme deux entités étrangères l’une à l’autre ou homogènes l’une et l’autre. Il me faut, pour terminer cet exposé, adresser de vifs remerciements, et d’abord à Jean-François Chanet, qui m’a laissé une grande liberté intellectuelle tout en se rendant toujours disponible pour faire progresser et aboutir cette recherche, et à Philippe Marchand, dont les travaux et l’intérêt pour cette thèse ont été précieux. J’adresse aussi des remerciements collectifs aux membres du jury, pour avoir bien voulu mettre cette thèse au nombre de leurs lectures estivales.

Horizons internationaux

Horizons internationaux

Les savoirs gestuels investigués : l’expérimentation des arts entre histoire des techniques, archéologie et histoire culturelle Daniel Jaquet Université de Genève Faculté des Lettres Département d’histoire générale Les chercheurs anglo-saxons reconnaissent depuis quelques années un nouveau courant historiographique dans l’investigation des arts dits « performatifs »1 et développent de nouvelles méthodes de manière transdisciplinaires, s’intéressant à des objets de recherche principalement contemporains. Ce type de recherches, fondamentalement interdisciplinaires, captive de plus en plus d’intérêts, mais manque d’ancrage institutionnel ou de reconnaissance de la part du monde académique, principalement par manque de visibilité ou par amalgame avec des activités poursuivant des buts qui diffèrent de ceux de la recherche académique, comme la reconstitution, la recréation ou la performance. De nombreuses initiatives et manifestations scientifiques réunissant des disciplines issues des sciences humaines, mais également des sciences exactes ont permis des mises en réseau autour d’objets d’études spécifiques et ont attiré l’attention du public académique depuis au moins une dizaine d’années2. Ce court compte-rendu met l’accent sur un champ de recherche qui s’inscrit dans cet élan, mais qui s’intéresse spécifiquement à l’investigation de savoirs corporels (embodied knowledge), inscrits à travers une littérature technique remontant jusqu’au Moyen Âge tardif. En effet, différents chercheurs ont déjà investigué les arts de guerre ou de grâce, mais bien souvent à travers des témoins indirects (tels que des pièces de fouille archéologique, différentes formes d’iconographie ou encore de la e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013 pp. 119-122

littérature narrative), alors qu’il existe un vaste corpus de littérature technique largement inexploré par la recherche représentant des témoins directs. Un des enjeux majeurs de ce champ d’étude émergent est le statut des sources documentaires codifiant le savoir gestuel (danse, art martial, geste rituel). Suivant les pistes ouvertes par l’ouvrage pionnier A cultural history of gesture3, qui a montré l’intérêt du geste comme objet d’histoire, principalement pour l’histoire sociale et culturelle, les acteurs de la recherche se concentrent sur la littérature technique. Il s’agit de déterminer la place du vecteur écrit dans les processus de transmission du savoir (traditionnellement oral pour les savoirs gestuels), d’établir les stratégies autoriales et le public de destination, mais surtout d’éclairer les problématiques traditionnelles avec les apports des études de la littérature technique. Cette littérature technique possède également une histoire intellectuelle et culturelle. Elle s’inscrit dans des courants, influencés également par les développements techniques de mise par écrit d’un savoir gestuel. Les auteurs du collectif Réduire en art : la technologie de la Renaissance aux Lumières4 ont bien cerné les problématiques inhérentes à ces courants et à leur histoire. Une des questions centrales qui animent les communautés est celle de l’expérimentation, qui reste à définir en tant que méthode de recherche propre aux démarches liées aux sciences humaines.

120 En effet, si l’archéologie expérimentale ou d’autres méthodologies connexes sont établies, l’expérimentation gestuelle à partir d’une littérature technique, adaptée aux problématiques liées aux sciences humaines, reste encore à définir et à éprouver. Les arts de guerre et de grâce dans l’espace francophone Au niveau francophone, une première journée d’étude a eu lieu à Lille en 2010, réunissant principalement différents chercheurs investiguant les arts de guerre5. Une des forces de cette réunion a été les réflexions méthodologiques et comparatives entre les objets de recherche, incluant également une remise en contexte des démarches par rapport aux mouvements de reconstitution. Cette manifestation n’a pas donné lieu à une publication d’actes, par contre la plupart des acteurs francophones (France, Belgique, Canada et Suisse) ont collaboré à la sortie d’un ouvrage collectif thématique sur les arts martiaux historiques européens, actuellement sous presse6. Cette dynamique a permis la réalisation d’un colloque à Lille en mai 2012, élargissant le spectre aux arts de grâce (danse, équitation), ainsi que la période (XIVe-XVIIe siècle)7. Ce colloque international, réunissant des professeurs, des chercheurs confirmés et débutants a conduit à la confrontation des points de vue disciplinaires et personnels sur l’expérimentation en tant que méthode de recherche, mais également l’articulation entre arts de guerre et de grâce, à cheval entre le Moyen Âge et la Renaissance. Les actes de ce colloque sont en préparation pour une publication dans la Revue du Nord. Enfin, devant le succès de ces précédentes manifestations, une suite est prévue à l’Université de Genève en octobre 2013, recentrant la problématique autour de l’expérimentation gestuelle en tant que méthode, incluant les investigations des arts, mais également des artisanats8.

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Les arts martiaux historiques européens sur le plan international Sur le plan international et plus spécifiquement liés aux arts martiaux historiques européens, il est intéressant de relever également une série de manifestations scientifiques, bon indicateur d’un champ d’étude en voie de développement. Un autre indicateur est le nombre de thèses de doctorat entreprises sur le sujet (à notre connaissance, 5 en France, 1 en Suisse et 3 en Allemagne depuis les années 2000). De nombreuses manifestations s’adressant à un public d’enthousiastes et de pratiquants ont lieu depuis les années 2000, à l’intérieur desquelles des chercheurs indépendants ou rattachés à une institution interviennent. Rares toutefois sont celles qui sont publiées ailleurs que sur Internet9. À côté de cela, plusieurs musées entreprennent des expositions liées directement au sujet10. Cependant, ce n’est que très récemment que cet objet d’études est entré dans les manifestations scientifiques11. La première en date est issue d’une initiative germanique, réunissant les acteurs allemands de la recherche, avec quelques invités internationaux12. Les actes de cette journée d’études sont sous presse13. Cette rencontre marquait également le dépôt d’une thèse et la parution d’une édition critique d’un manuscrit et le catalogue descriptif des sources14. Une seconde a eu lieu en janvier 2012, marquant l’ouverture d’un projet de recherche investiguant les livres de combat et les pratiques martiales15. Les actes de cette journée d’études ne seront pas publiés, toutefois, un ouvrage collectif est en préparation16. Deux panels réunissant 3 intervenants en 201017 et 8 en 201218 ont pris place dans les grands congrès annuels américain ou anglo-saxon. Toutefois, ce genre d’interventions, même si elles sont notables, passent inaperçues dans la masse et ne font pas l’objet de publication19. Enfin, la plus grande manifestation en date a eu lieu récemment en septembre 2012 à Glasgow, réunissant des médiévistes, archéologues, conserva-

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D. Jacquet – Les savoirs gestuels investigués

teurs et des chercheurs débutants et confirmés20. Cette conférence donnera certainement lieu à une publication, mais il est encore trop tôt pour pouvoir indiquer une référence, rien n’ayant été communiqué par les organisateurs pour l’instant. Ces différentes manifestations, ainsi que les quelques publications citées - sans prétention d’exhaustivité - ont démontré la valeur des questionnements liés à l’étude de ces littératures techniques codifiant les savoirs gestuels. La complexité de lecture et d’interprétation de ces documents mènent à de nouvelles réflexions méthodologiques, impliquant également l’expérimentation, non pas comme fin, mais bien comme moyen au service de la recherche. Hands on disent les anglo-saxons, la recherche académique liée à des investigations expérimentales permet au chercheur d’ouvrir de nouveaux horizons et des perspectives insoupçonnées. De la même manière que l’archéométrie et les démarches expérimentales ont révolutionné la façon de faire l’histoire des armes et des armures dans les années 1990-2000, les démarches liées à la recherche sur les arts et les savoirs gestuels permettent de reconsidérer les hypothèses apportées par la recherche en histoire sociale et culturelle. Elles amènent notamment la confrontation des méthodes classiques de l’étude de la littérature technique à différente formes d’expérimentation et permettent ainsi soit de faire émerger de nouvelles problématiques, soit de reconsidérer les anciennes. Au-delà des apports sur la praxéologie des arts, ce sont d’une part les sources qui sont remises en question (leur valeur didactique, les procédés herméneutiques employés par leurs auteurs, leurs cadres et publics de réception, leur rôle spécifique dans les processus de transmission de savoir, etc.) ; d’autre part, les considérations épistémologiques des méthodes et des moyens de recherche (tant humains que matériel). Ainsi, de nombreux indicateurs démontrent que l’investigation transdisciplinaire des arts à partir d’une littérature technique est désormais un sujet d’étude en voie de reconnaissance au sein des sphères académiques. Les activités scienti-

fiques, sur le plan francophone, comme sur le plan plus international, laissent envisager de belles perspectives pour la recherche autour de cette littérature technique et des pratiques culturelles qu’elle représente.

Identifié comme performative turn, s’inscrivant à la suite du cultural turn des années 80-90, selon la directrice de l’ouvrage : DAVIS Tracy C. (ed.), The Cambridge companion to performance studies, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 2008. 1

2 Faire une revue exhaustive des différentes manifestations n’est pas possible ici. Citons deux publications ayant marqué le début de cet élan : HAMILAKIS Yannis, PLUCIENNIK Mark et alii (ed.), Thinking Through the Body: Archaeologies of Corporeality, New York, Springer, 2001. NOEL René et ALLART Dominique (éd.), Au-delà de l’écrit : les hommes et leurs vécus matériels au Moyen Âge à la lumière des sciences et des techniques : nouvelles perspectives: actes du Colloque international de Marche-en-Famenne, 16-20 octobre 2002, Turnhout, Brepols, 2003. 3 BREMMER Jan N. and ROODENBURG Herman (ed.), A cultural history of gesture, N.Y, Cornell University Press, 1992. 4 GLATIGNY Pascal Dubourg et VÉRIN Hélène (éd.), Réduire en art : la technologie de la Renaissance aux Lumières, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008.

Archéologie expérimentale et histoire de la guerre : un état des lieux. Laboratoire IRHIS, UMR 8529, direction scientifique B. Schnerb, Université Charles de Gaulle Lille 3, 03 décembre 2010.

5

6 JAQUET Daniel (éd.), L’art chevaleresque du combat. Le maniement des armes à travers les livres de combat (XIVe-XVIe siècle), Neuchâtel, Presses Universitaires Alphil, sous presse.

Les arts de guerre et de grâce (XIVe-XVIIIe siècles). De la codification du mouvement à sa restitution : hypothèses, expérimentations et limites. Laboratoire IRHIS, UMR 8529, comité scientifique B. Schnerb, M. Nordera, P.-H. Bas, D. Jaquet, D. Kiss, Université Charles de Gaulle Lille 3, 21-22 mai 2012.

7

8 L’expérimentation du geste en sciences humaines : Méthode d’investigation des arts médiévaux et modernes. Université de Genève, CUSO, 17-19 octobre 2013. 9 Quelques notables exceptions : HAND Stephen (ed.), Spada : An Anthology of Swordmanship, 2 volumes, Union City, Chivalry Bookshelf 2002 et 2005. MELE Gregory, In the service of Mars. Proceedings form the Western Martial Arts Workshops

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1999-2009, Wheaton, Freelance Academy Press, 2010. COGNOT Fabrice (éd.), Maîtres et Techniques de Combat à la fin du Moyen Age et au début de la Renaissance, Paris, A.E.D.E.H., 2006. COGNOT Fabrice (éd.), Arts De Combat: Théorie & Pratique En Europe - XIVe-XXe Siècle, Paris, A.E.D.E.H., 2011. 10 NIEHOFF Franz (Hrsg,), Ritterwelten im Spätmittelalter, Landshut, Museen der Stadt Landshut, 2009. HUYNH Michel (éd.), L’épée : Usages, Mythes et Symboles. [exposition] Paris, Musée De Cluny - Musée National Du Moyen Age, 28 Avril - 26 Septembre 2011, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2011. CAPWELL Tobias (ed.), The Noble Art of the Sword: Fashion and Fencing in Renaissance Europe 1520-1630, London, Paul Holberton Publishing, 2012.

Il faut signaler que plusieurs monographies ont déjà établi le sujet à un niveau académique, notamment WIERSCHIN Martin, Meister Johann Liechtenauers Kunst Des Fechtens, München, C.H. Beck, 1965. HILS Hans-Peter, Meister Johann Liechtenauers Kunst des langen Schwertes, Frankfurt am Main; New York, P. Lang, 1985. ANGLO Sydney, The Martial Arts of Renaissance Europe, New Haven, Yale University Press, 2000. Les articles de revue ne sont pas cités. 11

Die Kunst des Fechtens. Forschungsstand und -perspektiven frühneuhochdeutscher Ring- und Fechtlehren, Tagung des Instituts für Realienkunde des Mittelalters und der frühen Neuzeit Round-Table-Gespräch, Leitung Prof. Jan-Dirk Müller, Krems (Österreich), 22. und 23. Oktober 2009. 12

13 OAW (Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften), sortie prévue pour 2012. 14 HANS CZYNNER, Würgegriff und Mordschlag: die Fechtund Ringlehre des Hans Czynner (1538): Universitätsbibliothek Graz, Ms. 963, Hrsg. Ute Bergner und Johannes Giessauf, Graz, Akademische Druck- u. Verlagsanstalt, 2006. BODEMER Heidemarie, Das Fechtbuch. Untersuchungen zur Entwicklungsgeschichte der bildkünstlerischen Darstellung der Fechtkunst in den Fechtbüchern des mediterranen und westeuropäischen Raumes vom Mittelalter bis Ende des 18. Jahrhunderts, Philosophisch-Historischen Fakultät der Universität Stuttgart, 2008. LENG Rainer, FRÜHMORGEN-VOSS Hella et alii (Hrsg.), Katalog der deutschsprachigen illustrierten Handschriften des Mittelalters Band 4/2, Lfg. 1/2: 38: 38. Fecht- und Ringbücher, München, C.H. Beck, 2009. 15 ISRAEL Uwe und JASER Christian, DFG-Projekt 'Der mittelalterliche Zweikampf als agonale Praktik zwischen Recht, Ritual und Leibesübung', TU Dresden ; DHI in Rom. Un colloque international accompagnera le bilan de la première année de recherche. Agon und Distinktion Soziale Räume des Zweikampfs zwischen Mittelalter und Früher Neuzeit. Internationale Konferenz, Villa Vigoni, 21.-24.11.2012.

e-Phaïstos – vol.II n°1 – juin 2013

16 Un rapport de ces journées est consultable en ligne : Tagungsbericht Kampf um Reputation. Kämpen, Fechtmeister und Duellanten zwischen Mittelalter und Früher Neuzeit. 19.01.2012-20.01.2012, Dresden, in: H-Soz-u-Kult, 14.03.2012, , consulté le 20 septembre 2012. 17 « La principale e vera professione : The Teaching of Arms in the Renaissance », in Annual Congress, Renaissance Society of America (RSA), direction Ken Mondschein, Venice, 8-11 April 2010. 18 « Rediscovering Historical European Martial Arts » in International Medieval Conference, direction Daniel Jaquet et Karin Verelst, Leeds, 9-12 July 2012. 19 Une revue des panels de 2012 peut toutefois être consultée en ligne, Review of the panels Rediscovering Historical European Martial Arts I and II, HEMAC, 03.08.2012, , consulté le 20 septembre 2012.

« No master better versed in their points », R. L. Scott Conference, direction Ralph Moffat, Glasgow, 19-20 September 2012.

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Abstracts

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Dossier thématique : savoirs et sciences sur les machines Coordonné par Benjamin Ravier-Mazzocco Existe-t-il préhistoriques ?

des

machines

Michel Pernot Les vestiges archéologiques mis au jour en Europe occidentale indiquent que des dispositifs tournants ont été employés, vers la fin du IIe millénaire a.C., pour façonner des matériaux tendres. Deux millénaires avant, des roues et des essieux en bois prouvent que des chariots circulaient ; dans le même temps, des leviers ont certainement été employés pour obtenir, par pression, de longues lames lithiques. Au Paléolithique supérieur, l’usage du propulseur a servi à augmenter la vitesse initiale de sagaies ; de même, des arcs ont permis de stocker l’énergie élastique pour améliorer encore la puissance de propulsion d’un projectile. Une discussion est développée autour de ces dispositifs complexes de la Préhistoire, composés de plusieurs pièces et qui concourent à des buts précis, que nous nommons aujourd’hui « machines ».

Mais d’où vient la technologie ? Ce qu’en apprennent les écrits des philosophes européens entre le XVIe et le XVIIIe siècle Anne-Françoise Garçon Technologie : le mot était employé par Cicéron, pour désigner une forme particulière de connaissance. C’est la redécouverte de ce mot, à la

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Do pre-historical machines exist? Michel Pernot The archaeological remains discovered in Western Europe show that artefacts made of soft materials were produced using spinning devices at the end of the 2nd millennium BC. That chariots were in use two millennia before is evident from the wooden wheels and axles; during the same period, levers were employed to obtain long stone blades using a pressure technique. During the Upper Paleolithic, spear-throwers were used to increase the initial speed of spears; bows were also used to stock elastic energy for improving the propulsion power of arrows. These facts allow a discussion about the origins of those complex devices, made of several parts, that today we call machines.

So, where does the word technology come from? What do the writings of 16th – 18th century European philosophers impart? Anne-Françoise Garçon Technology: Cicero used the word to describe a particular form of knowledge. This study outlines the rediscovery of this word during the

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Renaissance, puis ses transformations successives à l’époque moderne qu’esquisse cette étude. Quatre jalons sont ainsi posés : Ramus, qui s’empare du terme à la Renaissance, dans le cadre d’une grammaire raisonnée ; le philosophe Johann Heinrich Alsted, qui en fait une science des propriétés ; le puritain William Ames qui fait basculer la technologie dans les sciences de l’action ; et enfin Christian Wolff, philosophe héritier de Leibniz, qui en fait l’outil de sa philosophie pratique. Ses origines européennes ainsi retracées, la technologie, comme concept d’une philosophie générale de la connaissance, éclaire l’approche que les hommes de l’époque moderne pouvaient avoir des savoirs mécaniques.

Renaissance and its successive transformations during the early modern period. The four reference points are: Ramus, who within the framework of rational grammar takes hold of the term during the Renaissance; philosopher Johann Heinrich Alsted who makes it a science of properties; puritan William Ames, who shifts technology to the field of action sciences; and finally, Christian Wolff, philosopher and Leibniz’ successor, who uses it as a tool for his practical philosophy. Retracing the European origins of the word ‘technology’, as a notion of a general philosophy of knowledge sheds light on the approach that the early modernists could have had towards mechanical lore.

La diffusion de l’innovation technique entre le XVe et le XVIe siècle : le cas Léonard de Vinci

Spread of technical innovations during the 15th and 16th centuries: the case of Leonardo da Vinci

Pascal Brioist La figure de l’ingénieur de génie développée, notamment au XIXe, à propos de Léonard de Vinci, obscurcit la problématique de l’innovation technologique à la Renaissance. Plusieurs champs d’investigation sont à revisiter pour bien comprendre la dimension collective de l’intelligence de la mécanique entre XVe et XVIe siècle : celui des machines de guerre, des machines de chantier, des dispositifs anti-friction ou des systèmes à inertie ou encore des machines textiles par exemple. Une bonne part des inventions attribuées généralement à Léonard de Vinci s’inscrivent en fait dans un contexte de circulation des idées entre artisans et maîtres de métiers. L’on sait depuis Marcelin Berthelot que Léonard avait de grands prédécesseurs comme Taccola, Francesco di Giorgio et Konrad Kiesser

Pascal Brioist The image of Leonardo da Vinci as a genius of engineering, developed particularly in the 19th century, overshadows the technological innovations of the Renaissance. In order to understand the collective dimension of the mechanical intelligence that existed in the 15th and 16th centuries, several research fields need to be reconsidered: war machines, construction machines, anti-friction devices or inertial mechanical systems, or even textile machinery. To a great extent, the inventions generally credited to Leonardo da Vinci fall into a context of the circulation of ideas between artisans and masters. We know from Marcelin Berthelot that Leonardo had great predecessors like Taccola, Francesco di Giorgio and Konrad Kiesser. However, the interactions between the Tuscan

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mais les interactions entre le maître toscan et les inventeurs anonymes des grands chantiers ou des ateliers urbains de la Renaissance sont moins faciles à saisir. Par ailleurs, ce n’est peut-être pas seulement une histoire des continuités qu’il faudrait écrire mais aussi une histoire des discontinuités, celle des inventions qui apparaissent puis s’évanouissent pour ressurgir seulement des siècles plus tard. Pour saisir, enfin, quel fut le vrai rôle de Léonard de Vinci, il faudrait aussi examiner l’importance de sa mise en ordre et en dessin des éléments de machines pour les générations ultérieures en dégageant à ce sujet quelques pistes.

master and anonymous inventors belonging to big sites or urban workshops during the Renaissance are less evident. Moreover, it is not only a history of continuities that needs to be recorded, but also a history of discontinuities of inventions that appeared and then vanished only to resurface a few centuries later. Finally, in order to understand Leonardo da Vinci’s true role, we need to examine the importance of his set-up and drawing of elements of machines for future generations by defining new paths on this subject.

Mécaniser la perspective : les instruments entre pratique et spéculation

Mechanising perspective : instruments between practice and speculation

Pascal Dubourg-Glatigny La perspective de la Renaissance est regardée comme un instrument de formalisation de la représentation. Si elle puise ses ressources dans les théories de la géométrie, de l'optique et de l'astronomie, la perspective s'érige au rang de canon de la vision du monde, grâce au travail des artistes figuratifs. Son usage se généralise au cours des XVe et XVIe siècles, contraignant les dessinateurs d'histoire mais aussi des choses de la nature, à se plier à ses cadres mathématiques rigides. Pour palier ces difficultés, liées à une connaissance scientifique élémentaire à laquelle les artistes n'ont pas toujours été formés, on assiste au développement de machines de perspective, censées mécaniser une pratique initialement intellectuelle. La plupart de ces machines nous sont connues à travers les traités de perspective pratique et elles ont souvent été interprétées comme le substitut au calcul dessiné de la projection perspective. Cependant, après les avoir resituées dans le contexte idéaliste de la

Pascal Dubourg-Glatigny Renaissance perspective is understood to be a means of formalizing representational drawing, the theoretical framework of which is derived from geometry, optics and astronomy. Through the work of figurative artists, it became a canon of the contemporary world view. This device became widespread during the 15th and 16th centuries, compelling draughtsmen of narrative scenes and also natural history illustrators to obey its rigid mathematical scheme. Since few artists had been trained in the sciences, mechanisms for perspective projection were developed to facilitate the intellectual practice. Most of these mechanisms are known to us through the tradition of treatises dealing with practical perspective and have often been interpreted as a substitute for the projection of perspective drawings. In this paper we will contextualize these mechanisms in the idealistic ethos of the Renaissance, and examine their operational

128 Renaissance, on s'interrogera sur le caractère opératoire de ces machines et sur la possibilité de leur emploi dans l'atelier. Il conviendra donc de se départir d'une conception manufacturière de la machine qui n'apparaît que plus tard, dans la seconde moitié du XVIIe siècle et d'élaborer la notion, plus proche de l'esprit humaniste mais à première vue oxymorique, de « machine théorique ».

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features as well as the possibility of their utilization in artists’ workshops. It will therefore be necessary to relinquish the concept of manufacturing machines which only appeared in the second half of the 17th century, and to elaborate a new concept of "theoretical mechanism" that is closer to the humanist spirit, though it may seem to be an oxymoron.

Calculer une machine au XVIIIe siècle

Designing a machine in the 18th century

Bernard Delaunay

Bernard Delaunay

Dès la première moitié du XVIIIe siècle l’Académie Royale des Sciences développe une pensée et des pratiques techniques qui font appel de plus en plus aux méthodes de la science moderne en construction depuis le XVIIe siècle. L’Académie, dans le cadre de sa mission officielle d’examen des inventions, émet des jugements sur l’utilité – donc la faisabilité – et la nouveauté d’une machine. Dépassant l’examen qualitatif, la comparaison aux machines connues, voire décrites dans les théâtres de machines, le calcul des forces, des vitesses, des débits mis en jeu dans la machine sert de support à l’expertise. À partir de l’analyse d’un compte-rendu d’examen d’une machine projetée pour pomper l’eau de la Seine, installée au Pont au Change, on mettra en évidence cette nouvelle approche mathématique de la machine. Les difficultés conceptuelles portant sur la nature et les liens des différentes grandeurs de la mécanique (force, travail, puissance, vitesse) n’empêchent pas les académiciens de formuler des calculs pertinents permettant de valider la faisabilité de la machine. Un siècle avant la formulation exacte de la grandeur « travail mécanique » par Coriolis, cette grandeur est pressentie, elle apparaît dans les calculs sans unité, et pour cause, mais présente

During the first half of the 18th century the French Académie Royale des Sciences embarks on a new way of thinking Arts and Techniques based upon modern scientific methods developed since the 17th century. As the Academy received from the royal administration the mission of examining the inventions, it pronounced judgments on utility – thus feasibility – and novelty of a machine. Beyond the qualitative evaluation and the comparison with existing machines or machines described in the so-called theaters of Machines, the computation of forces, velocities and flows supports the examination and judgment. The report of an examination of a projected machine intended to pump Seine water, to be installed below the “Pont au Change,” shows clearly a new mathematical approach of the machine. The conceptual difficulties related to the different physical values (force, mechanical work, power, velocity) did not prevent the academicians from developing adequate computation to assert the feasibility of the machine. A century before the definition by Coriolis of the physical value “mechanical work,” this one is sensed. It appears in the computation, obviously as a value without unit but, nevertheless, representing the fundamental value of the quantization of the

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comme grandeur fondamentale pour quantifier le fonctionnement de la machine. De cette analyse, les académiciens peuvent alors déduire le résultat quantitatif de la machine et, après discussion des résultats, formuler des recommandations de modifications des dimensionnements.

machine. Using this computation, the academicians were able to issue the numerical effect of the machine and, after discussing the results, to produce recommendations for possible modifications of the dimensions of the machine.

Emergence simultanée d’une représentation systémique de la machine et de la société des agents économiques à l’orée du XVIIIe siècle

Simultaneous emergence of a systemic representation of machine and of the society of the economic agents at the beginning of the 18th century

Yannick Fonteneau En 1704, Antoine Parent, cherchant à mesurer l’effet des machines, rompt avec une représentation statique de la machine pour la concevoir désormais comme un système, une entité dynamique rétroagissant sur elle-même. Conséquemment, il existe un et un seul point optimal, où l’avantage mécanique est le plus grand qu’il se puisse. Parallèlement, Pierre de Boisguilbert, entre 1695 et 1707, donne à voir une société où les agents économiques sont en relation systémique, les intérêts individuels se contredisant entre eux et rétroagissant les uns sur les autres. Il existe ici aussi un optimum, où l’intérêt général sera le plus grand qu’il se puisse au vu des contraintes. On suggère que ce parallélisme n’est pas la conséquence d’un hypothétique transfert de concept : les représentations systémiques ne sont que le corrélatif d’un art de gouverner axant toute son action sur la croissance indéfinie de la puissance étatique en situation de ressources limitées.

Yannick Fonteneau In 1704, Antoine Parent, attempting to measure the effect of machines, eventually breaks through with a static representation of the machine and, from then on, conceives it as a system, a dynamic entity retroacting on itself. Consequently, there is a unique optimal point, where the mechanical advantage is at its greatest. At the same time, Pierre de Boisguilbert, between 1695 and 1707, conceives a society where economic agents are in a systemic relationship and individual interests are retroacting on each other. Here, there is an optimum too, where the general interest is at its greatest with regard to the constraints. We suggest this parallelism is not the consequence of a hypothetical transfer of concept: the systemic representations are only the correlative of an art of governing basing its whole action on the indefinite growth of state power in a situation of limited resources.

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Un objet, une technique Propos sur l'histoire de la technologie chinoise traditionnelle de production d'alcool Jian Feng, Guo Li La Chine est l'une des civilisations les plus anciennes, avec une longue histoire et d'importantes contributions dans la production du vin et la fermentation. Représentatif de la civilisation agricole chinoise, la technologie chinoise traditionnelle de production d’alcool diffère du brassage de la bière de malt et de la production du vin de la vallée du Nil, de la Mésopotamie et des autres parties méditerranéennes de l'Europe, ce qui la rend unique dans l'histoire des techniques de production d'alcool. La technologie chinoise traditionnelle de fabrication d'alcool connut trois étapes importantes de développement : « l'utilisation de Qu et Nie en même temps », « l'utilisation de Qu seul », « à partir de Qu à la fermentation et la distillation ». En ajustant la levure, ainsi que la proportion et la composition des différents grains, beaucoup de différences de saveurs entre les divers alcools peuvent être obtenues. Leur technologie, leurs chaînes opératoires et leurs produits évoluent d’un usage inefficace à une utilisation efficace des matériaux et de l'énergie, d’une méthode rapide à une complète classification. Au début du siècle dernier, la technologie chinoise traditionnelle de production d’alcool avait des prototypes simples. Les alcools chinois pouvaient être classés en trois catégories générales en fonction de leur parfum : épais, clair et pâteux, chacun étant un représentant typique de la culture de l'alcool de certaines régions chinoises. En raison d’influences techniques, économiques, sociales et

Discussions on the History of Technology of Traditional Chinese Alcohol Brewing Jian Feng, Guo Li China is one of the earliest civilizations, with a long history and important contributions in vintage and fermentation. As a typical representative of the Chinese agricultural civilization, traditional Chinese alcohol brewing technology is different from the malt beer and wine brewing technology from the Nile Valley, Mesopotamia and Mediterranean parts of Europe, making it unique in alcohol history of technology. Chinese traditional alcohol brewing technology experiences three important stages of development: "use of Qu and Nie at the same time;" "use of Qu alone;” "from Qu to fermentation and distillation." By adjusting the yeast and grain proportion, and the composition of the different grains, there are many differences among various alcohols of very delicate flavor. Their technology, operating chains, and products evolve from inefficient to efficient use of materials and energy, from cursory method to complete classification. At the beginning of the last century, traditional Chinese alcohol brewing technology had basic prototypes. Chinese alcohol can be classified into three major categories determined by their fragrance: thick, clear, and pasty, which are typical representatives of the culture of alcohol in specific regions in China. Due to technical, economic, social and political influences, combined with the gradual increase in market influence around wine production, the mode of production of traditional Chinese alcohol, its industrial layout, spirit and supply chain continue to evolve. Although the primitive

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Abstracts

politiques, combinées à l'augmentation progressive de l'influence du vin sur le marché, le mode de production traditionnel d'alcool, sa structure industrielle, son esprit et sa chaîne d'approvisionnement continuent d'évoluer. Bien que les moyens primitifs de la production traditionnelle d'alcool soient en voie de disparition et que les quelques techniques qui reflètent une conception traditionnelle de cette technologie soient en train de disparaître, ce sont elles qui forment précisément l’échantillon d'étude et le laboratoire de l'histoire chinoise des techniques de l'alcool. En tant que patrimoine industriel particulier, l’ancienneté historique est une preuve importante de l'authenticité de l'alcool chinois et de la nécessité de la protéger.

ways of traditional alcohol production are endangered and some techniques that reflect the concept of traditional connotations of technology are disappearing, these are precisely the study sample and laboratory of Chinese alcohol history of technology. As a special industrial heritage, historic distribution is important proof of the authenticity and integrity of Chinese alcohol and is in need of timely protection.

Horizons internationaux Les savoirs gestuels investigués : l’expérimentation des arts entre histoire des techniques, archéologie et histoire culturelle Daniel Jaquet Ce court compte-rendu propose un tour d’horizon de l’intérêt des communautés scientifiques et patrimoniales autour des recherches sur le geste historique. L’investigation des gestes des arts de guerre et de grâce, à travers leur littérature technique dès la fin du Moyen Âge, constituent un champ d’étude émergent qui peine à trouver un ancrage disciplinaire ou institutionnel. Les méthodes, l’épistémologie et les enjeux divergent chez les chercheurs et leurs objets, mais l’étude de la littérature technique et l’expérimentation gestuelle font converger ces derniers. Cette tendance est visible tant sur le plan francophone qu’international.

A study of embodied knowledge through history of technology, archaeology and cultural history Daniel Jaquet This short survey provides an overview of interest from both scientific and heritage communities in research on historic gestures. The investigation of gestures from arts of war and grace, through their technical literature from the late Middle Ages on, is an emerging field of research that is struggling to find a disciplinary or institutional anchor. Methods, epistemology and challenges differ among researchers and their objects, but the study of the literature and the experimentation of gestures make them converge. This trend is visible both in France and internationally.

e-Phaïstos

e-Phaïstos Revue d’histoire des techniques / Journal of the history of technology

Appel à communication Conformément à son objectif généraliste, la revue e-Phaïstos publie des articles dans tous les domaines de l'histoire des techniques et des disciplines travaillant en Sciences Humaines et Sociales sur les techniques et la technologie, sur tous les continents, et pour toutes les périodes historiques. La revue favorise notamment la publication d’articles écrits par les jeunes chercheurs. Si vous souhaitez soumettre un article à la revue e-Phaïstos, ou proposer un thème pour un dossier, n’hésitez pas à écrire à [email protected]

Prochain numéro, disponible à partir de décembre 2013 : dossier sur les sources de l’histoire des techniques, deuxième partie.

e-Phaïstos – vol. II n°1 – juin 2013 p. 132

Crédits photographiques : Logo d’e-Phaïstos, et des rubriques « dossier » et « abstracts » : drachme de Cnossos représentant le Labyrinthe. Conservée au musée historique de Crête, collection de numismatique. Photo de Tilemahos Efthimiadis (disponible sur Flickr : http://www.flickr.com), retravaillée par Benjamin Ravier-Mazzocco. Logo de la rubrique « un objet, une technique » : extrait du livre 9 de Georg Agricola, De Re Metallica, Bâle, 1621, p. 333. ©Gallica, Bibliothèque nationale de France. Retravaillée par Benjamin Ravier-Mazzocco. Cette image représente Agricola et son dessinateur, dans leur activité d’observation. Logo des rubriques « Un ouvrage nous a appris » et « Positions de thèses » : image réalisée à partir de la planche 188 de Agostino Ramelli, Le diverse et artificiose macchine, Paris, chez l’auteur, 1588. © Conservatoire national des arts et métiers, Conservatoire numérique http:// cnum.cnam.fr . Retravaillée par Benjamin Ravier-Mazzocco. Cette image représente la célèbre roue à livre d’Agostino Ramelli accolée à son mécanisme de fonctionnement. Logo de la rubrique « Horizons internationaux » : frontispice de Francis Bacon, Novum Organum, Londres, 1620. Disponible sur Wikimedia Commons (http://commons.wikimedia.org). Image retravaillée par Benjamin Ravier-Mazzocco.

© Centre d’Histoire des Techniques Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Centre Malher – bureau 504 9, rue Malher, 75004 Paris

Impression : service de reprographie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Dépôt légal : juin 2013

Sommaire Dossier thématique : Savoirs et sciences sur les machines

Introduction : Hélène Vérin

Un objet, une technique Discussion on the History of Technology of Traditional Chinese Alcohol Brewing. Jian Feng et Guo Li p. 87 p. 9

Mais d’où vient la technologie ? Ce qu’en apprennent les écrits des philosophes européens entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Anne-Françoise Garçon p. 14 Mécaniser la perspective : les instruments entre pratique et spéculation. Pascal Dubourg-Glatigny p. 23 La diffusion de l’innovation technique entre le XVe et le XVIe siècle : le cas Léonard de Vinci. Pascal Brioist p. 34 Existe-t-il des machines préhistoriques ? Michel Pernot

Un ouvrage nous a appris François Sigaud, Comment homo devint faber Lu par Cyril Lacheze

p. 97

Positions de thèse Des formes à consommer. Claire Leymonerie

p. 105

L’école des producteurs. Stéphane Lembré

p. 111

p. 49 Horizons internationaux

Emergence simultanée d’une représentation systématique de la machine et de la société des agents économiques à l’orée du XVIIIe siècle. Yannick Fonteneau p. 58 Calculer une machine au XVIIIe siècle. Bernard Delaunay

p. 73

Les savoirs gestuels investigués : l’expérimentation des arts entre histoire des techniques, archéologie et histoire culturelle. Daniel Jaquet p. 119 Abstracts

p. 125

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Page 1 of 12. 1. rue Jourdan 151. 1060 Bruxelles. Tél : 02 733 72 99. Fax : 02 646 89 68. www.preventionsida.org. Périodique trimestriel. 31. Juin – Juillet – ...

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pastorale magazine juin 2015.pdf
Puissiez-vous, dans cette gerbe d'échos ici présents, puiser. enthousiasme et volonté pour imaginer de nouvelles. activités de sens qui traverseront l'année ...

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2013-juin-3adia + key.pdf
Ingvar Kamprad, the founder of IKEA, is one of them. [2] Kamprad became a ... It has over 200 stores in 31 countries .... A. FILL IN EACH GAP WITH AN APPROPRIATE WORD FROM THE LIST. (2 pts). 1. ... Displaying 2013-juin-3adia + key.pdf.

expresso vestibulando - n1.pdf
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cr 29 juin 2010.pdf
Mardi 29 juin 2010. Diapositive n°4. RESULTATS DE L'ETUDE EMPLOI 2009. Page 4 of 32. cr 29 juin 2010.pdf. cr 29 juin 2010.pdf. Open. Extract. Open with.

ISSN-1941-9589-V9-N1-2014.pdf
a b c h ^ f l \ h l k l § c ̈ d c _ e £ \ h e l ¤ [ ^ c _ ¥ l ] ^ ̈ d k l c _ l ^ c d f \ h ^ ̈ c ] [ ^ c f l ..... ISSN-1941-9589-V9-N1-2014.pdf. ISSN-1941-9589-V9-N1-2014.pdf.

N1 - Silver (Running Record).pdf
The story takes place in Alaska,. where the winters are very cold, dark, and snowy. Please read aloud the first section. (Point to the line on the student copy to.

n1 = n0x, n2 = n0x
[2] Classical theory: no idea about quantization of lattice vibration. assumed that atoms are like classical harmonic oscillator, oscillates independently. E= 3NKT.

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Journal ARA-N1-.pdf
E-mail: [email protected]. Site http://a.c.f.t.site.voila.fr/. lAïkido club Granvillais - MANCHE / Normandie. Site http://aikido.granville.free.fr. lAIKIDO CLUB DU ...

HISTORIAS DE PAPEL N1.pdf
complementarias. El cuento del Monstruo. de colores en EBO I. El Sporting de Gijón visita CASTIELLO. Nacho Cases y Juan Muñiz, dos tipos muy cercanos.

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