Cahiers de la Cinémamecque Journal Jivaro de propagande de la Cinémamecque La Pravda du cinéma manuel La première presse réductrice de têtes Une internationale cinéphile, un cinéma du pâthéon
Jafar Panahi : la présence et le hors-‐champ Bruce Springsteen , 50 ans de chevauchées fantastiques
N° 5 - octobre 2016
Pablo Picasso, Jacques Rozier, Patrick Modiano, François Truffaut :
une Cinémamecque qui tourne les yeux vers la littérature et la peinture
Édito : les liens qui unissent par Shéhérazade Ben Maklouf et Vitalie Weil p. 4 Actualités • Un nouveau film Cinémamecque : Jafar Panahi, télépathie par Marchouillard p. 6 • Rétrospective Jafar Panahi au Centre Pompidou •Rencontre virtuelle à Beaubourg avec Jafar Panahi et la Cinémamecque (22 octobre/ 3 novembre) Politique des auteurs Bruce Springsteen, reborn à la Cinémamecque p.12 • Springsteen’s touch par Marc Dufaud • Deux idoles springsteeniennes : Robert Mitchum et Elvis Presley par Marion Combelas • La chevauchée fantastique par Rémi Barrot • La transparence du temps par Marchouillard • Cœur et âme par Fatoumata Cissoko (abécédaire springsteenien) Journal cinéphile Dossier Jacques Rozier / Patrick Modiano (1) : éloge de deux flâneurs par Vincent Barrot p. 28 Ciné-‐clubs p. 32 • Ciné-club Jean Douchet : qu’est-ce qu’un cinéaste ? à la Cinémathèque • Akira Kurosawa et De Palma au Centre des arts d’Enghiens et au cinéma du Panthéon à Paris Bandes dessinées • Sociétés de contrôle en BD par Pierre-Gilles Pélissier p. 36 Le premier journal de cinéma modelé par des cinéphiles “modelés” par la fréquentation des ciné-clubs, de la Cinémathèque, du Centre Pompidou et des cinémas de quartier.
Cahiers de la Cinémamecque
Rédaction Rédacteur en chef : Marchouillard Comité de rédaction : Vincent Barrot, Shéhérazade Ben Maklouf, Simon Biasi, Evariste Blanchet, Fatoumata Cissoko, Alain Crémieux, Marc Dufaud, Alain Mazas, Pierre-Gilles Pélissier, Alexandre Raizman, Victor Touzé, Vitalie Weil et d’autres à venir.... Mise en page : Marchouillard et Alexandre Raizman Iconographie : Marchouillard, Marion Combelas, Où nous trouver ? A la Cinémathèque française (http://www.cinematheque.fr), au Cinéma du Panthéon, au Centre Pompidou, dans un ciné-club ou un cinéma de quartier, à la librairie de la Cinémathèque, 51, rue de Bercy ou à la librairie du Panthéon, 15, rue Victor Cousin, à Paris 5e, dans un jardin, en train de lire ou de flâner. Parfois, nous sommes à une exposition ou dans un bar, sur un bateau ou au fil de l’eau comme Boudu... Où nous joindre ? • • • • •
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Comment écrire dans Les Cahiers de la Cinémamecque ? En fréquentant la Cinémathèque, le plus souvent possible ou d’autres ciné-clubs et en nous envoyant vos textes à
[email protected]. Quelques photogrammes de Jafar Panahi, télépathie : le nouveau film Cinémamecque
Jafar Panahi sur fond vert, une technique de cinéma qui permet la téléportation.
Pablo Picasso et la liberté d’expression intronisée à la Cinémamecque.
Jean-Luc Godard hanté par les forces de l’invisible au cinéma.
Orson Welles et la liberté d’expression à la Cinémamecque.
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EDITO par Shéhérazade Ben Maklouf et Vitalie Weil
Jean-Luc Godard et la Cinémamecque au Centre Pompidou, le 22 octobre (17h, 20h) et le 3 novembre (20h).
Les liens qui unissent « The ties that bind » : les liens qui unissent. Cette chanson de Bruce Springsteen pourrait être la bande son de la Cinémamecque, notre utopie cinéphile, notre internationale patamodeleuse. On pourrait imaginer tout ce qui sépare les membres d’un public d’une salle de concert ou de cinéma mais nous préférons cultiver nos affinités. Il y a chez l’auteur de The Ghost of Tom Joad et ses compères du E street band un tel élan vital, une telle générosité dans la durée qu’on se demande si derrière celui qui est surnommé le « patron », ne se cacheraient pas une hypothèse communiste à la Badiou, un rêve de fraternité à la Martin Luther King. « Vous délirez les filles », nous direz-vous ! Springsteen est un capitaliste millionnaire, un patron paternaliste qui roule sa boss, le sourire aux lèvres, engrangeant ses dollars en ayant monopolisé, en chansons, les frustrations des ouvriers, des hobos, des homeless, des solitaires, des migrants, des gens « dont on ne dit rien », comme disaient nos grands-mères. Eh, oui… mais non, nous aimons l’œuvre de Bruce avec ses contradictions, comme nous aimons l’œuvre et la communauté de John Ford, si décriées, pendant longtemps. Mais les détracteurs des grands artistes font beaucoup de bruit pour rien et finissent dans l’insignifiance… 50 ans de scène, des milliers d’heures de concerts herculéens, des mélopées, des hymnes, des murmures ascétiques, des cris, de la rage, un souffle et finalement des « chansons courts métrages » qui coulent comme des fleuves ou des torrents. A l’occasion de la sortie de son excellente autobiographie, nous faisons le point sur l’image mouvante du plus fordien des chanteurs. En juillet dernier, il s’est passé un phénomène littéraire et cinématographique sans précédent que notre prix Nobel Patrick Modiano nomme « la transparence du temps ». Springsteen et son gang de sopranos musiciens sont allés à la recherche du temps perdu. Ils ont rejoué en intégralité un album de jeunesse : The River : 36 ans d’écart, un duel à la Sergio Leone entre la jeunesse et la vieillesse, la fougue et le poids des ans. Qui a gagné ? Personne ? Non, Ulysse ! Springsteen était Ulysse et le temps n’existait plus. En près de quatre heures de concert, les prétendants se sont pris une pâtée mémorable. Il est sorti victorieux de la guerre du Temps qui passe, dans une chevauchée fantastique qui ridiculise une critique musicale rock, dont on attend toujours une véritable politique des auteurs sans antiaméricanisme rikiki et hautain. Notre camarade Marion Combelas à ce sujet réussit magnifiquement à représenter l’air un peu hautain de Robert Mitchum, acteur cher à Springsteen, et saisit le visage enjoué d’Elvis.
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Nous somme également heureux de faire dans ce numéro 5, un voyage entre l’Iran et les Etats Unis. La Cinémamecque a toujours été hantée par l’absence « Comment parler d’un film sans l’avoir vu ?/ Adieu au langage des adultes/ Apocalypse, you know/ La Déterritorialisation » et l’œuvre de Jafar Panahi, depuis Hors Jeu a hanté Marchouillard. Comment faire un film sur un absent, un auteur iranien, à qui on interdit de faire des films et qui les fait quand même avec les moyens du bord ? Après les projets avec Arte, soit la Cinémamecque s’arrêtait soit elle continuait avec les moyens du bord. Faire un film avec les moyens du bord, telle est notre devise et toutes proportions gardées, elle rejoint l’éthique et la politique de Panahi. Mais grâce à Sylvie Pras, Eva Marcowitz, Amélie Galli et leur équipe Jafar Panahi, télépathie a vu le jour. Vous pourrez voir le film sur grand écran, au Centre Pompidou, à l’occasion de la rétrospective des films de l’œuvre d’un cinéaste très proche du néoréalisme. Il y a quelques jours, un moment très émouvant a eu lieu pour notre dictateur de pacotille Marchouillard : Panahi, en Iran, lors de l’ouverture de la rétrospective, sur un écran de portable en train d’échanger en direct un salut amical à Marchouillard, à Beaubourg. Son assistant Pooya Abbasian, en iranien expliquait à Jafar qu’il avait été modelé et qu’un film en stop motion avait essayé de conjurer son absence, en cherchant par d’autres biais, un effet de présence. Et c’est le sujet du film et le grand retour de Godard, en marionnette, au Centre Pompidou : le cinéma voile et dévoile une présence et une absence. « Sans absence, il n’y a pas d’auteur ». Rendez-vous le 22 octobre (17h/20h) et le 3 novembre (20h). Au programme, rencontre virtuelle avec Panahi et projections du film Jafar Panahi, télépathie avec une Cinémamecque de la liberté d’expression. Autres liens qui unissent : Marchouillard a retrouvé dans ses archives, un journal cinéphile de ses rencontres avec deux auteurs majeurs du temps perdu et du temps retrouvé : Jacques Rozier et Patrick Modiano. Nous en publierons des extraits. Quant à Pierre-Gilles Pélissier, il tisse des liens entre des auteurs de BD réfléchissants à la société de contrôle, dans laquelle nous vivons, aujourd’hui à cause de tueurs abrutis. A ces derniers, nous pouvons dire qu’il n’y a pas un jour où nous ne vivons pas avec Cabu et les autres car la pensée nous permet de projeter à tout moment ce qui semble à jamais perdu et absent.
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Projections du nouveau film de Marchouillard : Jafar Panahi, télépathie au Centre Pompidou avec l’aimable participation de la Cinémamecque
JAFAR PANAHI, TELEPATHIE DE MARCHOUILLARD (France, 2016, 6 mn, coul.). Film d’animation en stop motion. Réalisation, animation, scénario, voix et modelage : Marchouillard Montage : Marchouillard et Honza Vrana Etalonnage : Honza Vrana Son : Olivier Daric Lumière : Laurence Quémard Production : Cinémamecque avec la participation du Centre Pompidou
Synopsis L’artiste Jafar Panahi subit l’interdiction de sortir de son pays d’origine, l’Iran. Il ne pourra donc pas assister à la rétrospective de ses films ni à l’exposition que lui consacre Beaubourg. Des membres de la communauté cinématographique et artistiques dont Jean-‐Luc Godard et Pablo Picasso, réunis dans une salle, au Centre Pompidou réfléchissent à toutes les possibles incarnations de Jafar, pour rendre présent l’absent. La pensée, la mémoire, la téléportation, la magie, l’expression artistique (tableau, sculpture, collage, totem, statue en fil de fer, dessin, photographie, modelage, animation…) ont le pouvoir de remplir un siège vide et de représenter la liberté, l’évasion, le voyage d’un artiste. Mais toutes ces formes d’empathie et de télépathie peuvent-‐elles révéler une présence ? Jean-‐Luc Godard dont c’est « le grand retour à Beaubourg » et ses amis de la Cinémamecque y croient.
La télépathie (du grec τηλε, tele (distance,) loin) et patheia (sentiment, affection : πάθoς, ce que l'on éprouve) désigne littéralement « une affection à distance ».
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Truffaut explique à ses camarades de la Cinémamecque que lire la lettre d’un absent, c’est déjà créer un effet de présence.
« À la suite d’Abbas Kiarostami, dont il fut l’assistant, Jafar Panahi est le cinéaste emblématique de la Nouvelle Vague iranienne. Auteur de plus de quinze films à ce jour, il débute en 1995 avec Le Ballon blanc qui se voit récompensé par la Caméra d’Or au Festival de Cannes et impose immédiatement le talent de ce cinéaste engagé dont le travail s’articule autour de l’histoire de la société iranienne. Avec un sens de la mise en scène virtuose, Panahi questionne inlassablement la place des femmes, à qui il offre dans ses films les rôles principaux, la liberté individuelle ou encore la répression. Suivront Le Miroir, en 1997, Sang et or, en 2003, et Hors Jeu, en 2006, tous reconnus dans les festivals internationaux. Condamné par le régime iranien en 2010 à six ans d’emprisonnement et vingt ans d’interdiction de filmer et de voyager hors du pays, Jafar Panahi travaille clandestinement depuis. Il réalise Taxi Téhéran, en 2015, son dernier film à ce jour. En juin 2014, le cinéaste entame un travail photographique. « Puisque je n’avais pas le droit de prendre ma caméra et d’aller dans les rues filmer des gens, que me restait-il à faire ? J’ai ouvert la fenêtre et je me suis dit : avec ma caméra, je vais filmer le ciel ! Il n’y aura personne dans le champ, mais il y aura des nuages ! Des nuages noirs et des nuages blancs, très présents dans le cadre, ce qui suffit peut-être à raconter une histoire… ». Le Centre Pompidou présente, avec le Festival d’Automne, une rétrospective intégrale de l’œuvre de Jafar Panahi et expose, pour la première fois, sa série de photographies inédites, Les Nuages. » (Extrait du programme du festival d’automne à Paris)
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« Le cinéma c’est une projection. La pensée est une projection donc le cinéma, c’est la pensée » sylllogisme Godardien inventé par Marchouillard.
Jafar, tout aussi à l’aise pour traiter de la présence et de l’absence, du voile et du dévoilement (bref, il est dans l’essence du cinéma).
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L’Iran et les Etats-Unis, une vielle histoire de liberté et d’enfermement. Le film Jafar Panahi, télépathie est aussi un duel entre la présence et l’absence.
Samuel Beckett et Marguerite Duras incarnent dans Jafar Panahi, télépathie, deux grandes figures littéraires de l’absence. Keaton et Proust sont également deux figures tutélaires de la Cinémamecque.
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Tous les jours, le peuple de la Cinémamecque pense à Cabu.
Le hors-champ, l’absence, l’invisible, le voile, l’écran, bref, « le langage de Jean-Luc Godard » à la Cinémamecque.
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Politique des auteurs : Bruce Springsteen (1)
Bruce Springsteen vient de sortir son autobiographie : Born to run. Dès les première pages, lorsqu’il évoque son grand-père « l’homme-radio » qui répare des transistors et fait rentrer le monde extérieur dans la famille Springsteen, « il y a de la magie dans la nuit », le lecteur est plongé dans un magnifique roman américain poignant, sincère et drôle. Marc Dufaud, écrivain et auteur de Bruce Springsteen, Une vie américaine nous raconte dans un texte inédit l’image mouvante d’une icône et revient sur un album génial : Born to run. La Cinémamecque est d’abord une politique des auteurs, elle n’a pas vocation à bâtir des murs entre le cinéma, la musique, le dessin, la sculpture ou le modelage. Outre l’intérêt pour son œuvre, c’est à l’image de Springsteen que nous allons consacrer la première partie de cette « enqête ». Lors d’une interview avec Antoine de Caunes, Bruce expliquait comment le succès et la caricature étaient intimement liés : « Les choses qui deviennent iconiques sont toujours à la limite de la parodie. C’est là toute leur puissance. La frontière est très mince, elles sont toujours à deux doigts de devenir complètement ridicules, au lieu de juste un peu ridicules. D’ailleurs, il y a toujours de l’absurdité dans la célébrité, point à la ligne. Et dans ce que vous êtes et faites, il y a toujours cette sorte d’absurdité. Cette part de dérision, il faut l’accepter. Toute chose très iconique est très, très proche de la caricature » Bruce Springsteen, janvier 2014.
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Springsteen’s touch par Marc Dufaud
Si dans le cas de Springsteen « drug » ne viendra jamais unifier la plus fameuse sentence du rock’n’roll, les arcanes sexe et rock’n’roll, sont les deux piliers de ses concerts, comme de sa vie à cette époque. Ayant rompu avec Karen Darvin en 1977, il collectionne les aventures, se pose quelques mois avec une certaine Joy Hannah avant de vivre une relation mouvementée avec la photographe Lynn Goldsmith, qui d’ailleurs saisira en photo toute la dimension sexuelle rock de Springsteen à cette époque, en réalisant sans doute quelques-‐uns des meilleurs clichés de lui saisissant ce que Hammond avait vu en 1973 derrière une barbe anachronique : ce mélange de rage et de fragilité, cette rage de vivre intensément (avec la maturité, c’est précisément cette fragilité qui disparaitra de son visage et de son attitude).
À 29 ans, il a toutes les caractéristiques du héros rock sex-‐symbol. Les groupies s’agglutinent devant la scène en transe, les filles se ruent sur lui pour lui arracher un baiser qu’il ne refuse jamais. Pendant toute la tournée 1978, les roadies seront régulièrement débordés par des grappes de jeunes femmes. Le 6 juin, à Indianapolis, quelques danseuses du Red Garter, un club de strip-‐tease du coin très connu, réussirent à se faufiler sur scène pendant les rappels et
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s’effeuillent devant un Springsteen très client des strippers clubs. Levine filmera l’une de ces scènes d’hystérie féminine rappelant les heures glorieuses du rock, pendant le fameux “Rosalita”, véritable condensé des réactions que la présence de Springsteen déclenche : on y voit la fan hystérique sautant sur scène en relevant sa robe, la fan en transe venant toucher le pied du micro de son « dieu » les larmes aux yeux, l’audacieuse relevant son T-‐shirt pour exhiber sa poitrine, la déterminée qui se jette sur lui le clouant au sol pour le gratifier d’un long baiser, etc. La séquence montre également un Springsteen des plus coopératif (!), se transformant à son tour en chasseur faisant mine de poursuivre l’une des groupies éjectées par les roadies ; c’est le saxo de Clarence qui le rappelle à l’ordre ! Le film-‐clip de “Rosalita” est un excellent témoignage visuel de cette hystérie, de ce qui se produira tout au long de cette tournée. Un instant, Springsteen aura été Elvis. Là où le nouveau héros est unique, c’est que paradoxalement il peut continuer de s’immerger physiquement dans la foule comme il le fait depuis ses débuts sans être mis en pièces. Lorsqu’il descend dans la fosse, le micro à la main, le public fait cercle autour de lui sans mettre en péril son intégrité physique avant qu’une mer de bras ne le ramène à nouveau sur la scène. Il ne viendrait à l’idée de personne de tenter de lui arracher ses vêtements ou de l’agripper brutalement. Springsteen semble dégager une telle autorité naturelle en même temps qu’une évidente proximité, qu’il peut se permettre de descendre dans la fosse aux lions sans être dévoré.
BD parue en italien, acquisition récente de la Cinémamecque : de formidables dessins sur un visage mouvant !
Avec Born In The USA, les choses seront très différentes. Après trois ans d’absence, il reviendra en patron. Certes, la bossmania prendra des proportions telles qu’il y aura toujours des groupies pour se pâmer devant lui, mais dans l’image, sa maturité rassurante semblera inspirer plutôt une admiration pour sa force virile, une distance le rendant plus intouchable sexuellement. Lui-‐ même ne jouera plus sur scène le rocker lutinant les jeunes filles, mais, assumant ses 35 ans, montrera sur ce plan plus de réserve à la façon d’un Robert Mitchum ou d’un Dean Martin.
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Marion Combelas réussit à capter cet air détaché et un peu hautain de Robert Mitchum, un acteur très apprécié par Springsteen notamment dans La griffe du passé de Jacques Tourneur. Il joue également dans le film d’Arthur Ripley, Thunder road, titre repris par Bruce dans l’album Born to run. marioncombelas.blogspot.com/
Malgré un début de mandat au cours duquel les inégalités sociales se sont accrues, la confortable réélection de Reagan marque le « retour » d’une Amérique impérialiste en politique extérieure, agressive et dominatrice, accrochée à ses valeurs. Le fameux « Good Morning America » donne le départ d’une vague de nationalisme effrénée sur fond de reprise économique à plusieurs vitesses. L’Amérique est bien dans l’un de ces moments d’euphorie arrogante et a plus que jamais besoin de croire à ses héros. Son hégémonie culturelle engendre le pire et le meilleur. Springsteen se retrouve pris dans la nasse. Son “Born In The USA” symbolise la fierté d’être américain. Sans nuance et sans contrepartie. Les explications pourtant claires de l’auteur n’y font rien. Pas plus que le troisième et dernier remix d’Arthur Baker, paru le 10 janvier 1985, isolant et répétant les passages de la chanson démontrant qu’en aucun cas il ne s’agit d’un hymne patriotique. Contrairement aux deux premiers remixes, celui-‐ci ne marchera pas. Si la bossmania est bien un rouleau compresseur, elle menace de laminer Springsteen lui-‐même. À force d’être sur tous les fronts ou de faire front à la sueur du sien, il délivre chaque soir le message “No Surrender”, mais “Born In The USA” en assourdit l’impact. Le punk fluet, cette silhouette parfaite de rocker aux jambes arquée dans une posture qui ne ressemblait à aucune autre, mais les synthétisait toutes, tenant sa guitare comme une arme, n’existe plus. Remplumée, cette silhouette semble aussi s’être alourdie, se mouvoir plus lentement. Musclé, Springsteen l’avait toujours été, même lorsqu’il faisait plus malingre. La fonte avait hypertrophié cette fine musculature au point de le changer physiquement. Globalement, c’est tout son corps qui avait muté jusqu’à sa démarche désormais plus empesée, une démarche de camionneur accentuant le boitement consécutif à son accident de moto de 1979. On remarquait également le développement de ses bras, de son torse et de ses trapèzes. Sa musique
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semble bomber le torse à l’unisson. L’association avec Rambo, pour facile qu’elle fût, était inévitable : la ressemblance physique frappait désormais entre l’étalon italien et son "alter ego" (tous deux ont d’ailleurs des origines italiennes). Après des années de silence, aux USA, le syndrome vietnamien sortait du bois (au sens propre comme au figuré). Sans se lancer dans une analyse des conditions de cette prise de conscience nationale, de l’aveu même de Bobby Muller, Springsteen y avait joué un rôle important. Mais dans un pays qui est toujours parvenu à récupérer ses héros les plus radicaux pour en faire des figures fédératrices en en érodant les aspérités (d’Elvis à Muhammed Ali en passant par Dillinger et même Malcom X), le syndrome vietnamien allait être l’occasion d’une relecture hyperbolique et déviante. L’industrie hollywoodienne, à la fois symptôme et vecteur, allait enfoncer en clou. Bizarrement, on peut constater que le premier Rambo, au moins dans la première heure, par son décor, une petite ville américaine, et son thème avait quelques accents springsteeniens, avant de se transformer ensuite en un véritable jeu de massacre. Le second opus serait sans nuance. Il allait métamorphoser l’anti-‐héros en porte-‐drapeau des valeurs US à l’export autant par le scénario (l’action se déroule au Vietnam) que par son exploitation économique (le film sera un succès énorme sur tous les continents). Le premier film travaillait la mauvaise conscience du pays, réhabilitait ses soldats perdus dans une sale guerre. Le second n’était ni plus ni moins qu’un acte de véritable révisionnisme historique transformant la défaite américaine en une odyssée revancharde qui n’a pas grand-‐chose en commun avec le combat des VVA de Ron Kovic. La machine de guerre Rambo 2, puis Rambo 3, engendreraient une flopée de « Portés disparus ». Après la mauvaise conscience, Hollywood exploitait le filon revanchard et traumatique. Avec Rambo, Stallone déculpabilisait l’Amérique. Il était indissociable de Rocky (dont le troisième volet sorti au même moment explosait également le box-‐office) symbole des valeurs besogneuses de l’Amérique, exaltant au passage le culte du corps (le body-‐building des années 80). Si Sylvester Stallone vaut sans doute mieux que ces films-‐ci, il est incontestable qu’avec Rambo et Rocky il a délibérément joué sur ces ressorts patriotiques, exacerbant une certaine forme de fierté nationale et de démonstration de force.
En août 1985, le Chicago Tribune osera la formule faisant de Springsteen le « Rambo du rock ». Dans la foulée, on verra apparaître des T-‐shirts la reprenant. Bryan K Garman publie en 1985 un ouvrage, A Race of Singers sous-‐titré Les chanteurs Blancs working class heroes, de Guthrie à Springsteen dans lequel il synthétise en quelques phrases : « Stallone et Springsteen posent la question de l’identité nationale confrontée à l’héritage du Vietnam ; par bien des aspects, ils se ressemblent physiquement : cheveux mi-‐longs sur les épaules, ils portent des bandanas comme partie intégrante de leur panoplie et ils exhibent leur musculature. L’héroïsme et la sexualisation de l’image cultivée par Springsteen ont été une part importante de sa popularité et ont provoqué dans une large mesure la récupération de cette popularité par la droite (…) Comme Reagan et Rambo, le supposé workin’ class Springsteen était pour beaucoup d’Américains, un blanc, un type dur, un héros avec du cran, dont la masculinité confirme les valeurs
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patriotiques et patriarcales, doté d’une certaine éthique du travail et d’un individualisme rugueux marquant clairement la frontière entre hommes et femmes, noirs et blancs, hétéros et homos. » Springsteen devenait un dommage collatéral de l’anti-‐américanisme très vivace, notamment dans certains pays européens comme la France, cristallisés autour de quelques figures. Sur ce plan, ses détracteurs n’ont été ni très scrupuleux ni moins cyniques que ce et ceux qu’ils entendaient dénoncer, se servant simplement de l’image à l’appui de leur théorie pour mettre de l’huile sur le feu, discréditant un artiste qui n’avait certainement pas mérité un tel traitement. La pochette de l’album avait quelques instants pu paraître irrévérencieuse : on évoqua un instant Springsteen pissant sur le drapeau US. Les explications de Bruce avaient suffi à étouffer dans l’œuf un début de polémique aux USA. Une autre photo issue de la même séance de shooting se substitua à la pochette de l’album pour tout le merchandising jusqu’aux tickets de concert : elle montre Springsteen devant la bannière étoilée, T-‐shirt blanc, jean, guitare en bandoulière, jambe repliée au genou, bras levé, bondissant sur fond de bannière étoilée. Certes, une polémique aurait été déplacée dans la mesure où effectivement il n’y avait « aucun message caché », mais pas moins déplacé finalement que tout le battage autour du nationalisme d’un chanteur qui en mille circonstances avait démontré le contraire. Et pour aller plus loin, message caché ou non, cette pochette était quand même un indice suffisant pour ne pas lire l’album comme une exaltation patriotique : quoi qu’il en dise, Bruce Springsteen avait quand même placardé une vue de son cul devant la bannière étoilée ! Le succès colossal, on l’a dit, générant sa propre caricature, Springsteen porte néanmoins sa part de responsabilité dans la situation, son « nouveau physique » n’arrangeait pas ses affaires, c’est certain. Ni son look, le pire qu’il n’eut jamais sur scène. En 1984, il réapparaissait musclé, bombant le torse, arborant la panoplie de l’américain moyen : casquette de baseball, bandana, jean bleu US. Dans le genre, il pouvait difficilement faire pire. « Je me suis retrouvé dans le rôle du working class hero pour un moment, mais je ne suis pas vraiment ce genre de mec, je n’ai pas grandi comme ça, j’étais plutôt calme et dans un certain sens fragile, mais durant la période Born In The USA je faisais pas mal d’exercice physique et d’entrainement, je continue, mais d’une façon moins forcenée » confia en 1992 Springsteen revenant sur cette période. Il aurait voulu exalter une vision simpliste des vertus made in USA, il ne s’y serait pas mieux pris : tout cela reste incompréhensible de la part de quelqu’un d’aussi analytique que Springsteen, d’aussi conscient de l’image renvoyée. On ne peut même pas le soupçonner d’avoir un instant rallié ces « valeurs » pour s’en détacher ensuite, même si cette suspicion circula parmi ses fans. Lui même dira, gêné par l’image qu’il véhicula : « J’ai sans doute commis quelques erreurs à cette époque. Je ne sais pas… J’essayais sans doute de mettre un terme à mes propres inquiétudes. Lorsque je regarde les vieilles photos de nos concerts, c’est la seule période qui me pose problème. Pour moi, ces images ressemblent à des caricatures. » En tournée depuis l’été 1984, il est LA rock star des USA. Son parcours atypique n’en fait pas une « révélation », loin de là. Présent dans le paysage depuis 1975, ses disparitions successives ne l’ont jamais vraiment effacé du champ dans la mesure où chacun de ses « retours » a agi comme une amplification du précédent. Cette durée a également valeur de crédibilité. Les concerts de 1978 avaient ancré son image d’authenticité, dissipant les doutes entourant la Hype Springsteen de 1975. En 1979, il avait suffi de deux concerts d’une heure au No Nukes pour mesurer toutes les espérances que suscitaient Springsteen, confirmées par la mythique tournée de 1980-‐1981 où son image s’était doublée pour de bon d’une sorte d’auréole « de sauveur ». À l’aube du reaganisme, il incarnait la voix de l’Amérique profonde. De l’Amérique profondément honnête aussi, il rédimait les pêchés d’un pays malade en débusquant le cancer vietnamien. Il était l’ultime héros du peuple façonné par les plus nobles valeurs du Rêve Américain. Avec Nebraska, passé de l’autre côté du miroir, il ne traquait plus les mirages, mais les déviances. Il s’enfonça dans la boue, jusqu’à éprouver ses propres pulsions létales, jusqu’à explorer ses propres démons, borderline. Mais il en était revenu littéralement plus fort. Tout ce qui ne l’avait pas tué l’avait rendu plus fort qu’avant : il réapparut en 1984 physiquement transformé, pas seulement
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musclé, mais aguerri, comme s’il s’était forgé un corps et un mental pour relever le défi. Il était prêt à en découdre. Même sa musique ne s’était non pas simplement durcie, elle avait pris du coffre comme lui, un volume (c’est le cas de le dire) surpuissant, plus lourd, plus massif, évoquant le son des Who. Fini les cuivres et les enjolivements romantiques, c’était un climat de lutte et il avait choisi son camp à l’heure de la réélection de Reagan. Hélas, beaucoup voulurent n’y voir qu’une affirmation, un symbole, de la puissance et de l’orgueil de cette nation. Après six mois de tournée, début 85, il incarne le rocker authentique, sans autre rival que Tina Turner assimilée à une sorte de Bruce Springsteen féminin. Springsteen, le working class hero ayant conquis ses galons de star à force de travail, devient une incarnation du rêve américain que David Hepworth définit sur la BBC comme « the conscience of rock’n’roll ». Pour beaucoup, il y a quelque chose de moral dans sa réussite. De nombreux magazines en ont fait l’artiste de l’année 1984. Il collectionne déjà les récompenses, certaines valorisantes (disques d’or pour ses singles et pour l’album dont les ventes deviennent faramineuses), d’autres plus dérisoires (il sera élu deux années de suite « artiste homme le plus sexy » ou « le plus mal habillé » aussi). Lorsque débute l’année 1985, Springsteen a déjà vendu 6 millions de copies de BITUSA. Sur le plan musical et scénique, le groupe offre une alternative à la sophistication des Madonna, Prince et Jackson. Il représente le camp du rock dans une tradition théâtrale de James Brown à Elvis, reposant sur le moins d’artifice possible, mais doté d’une conscience sociale qui elle fait le lien avec Dylan. S’il n’était pas le seul, Springsteen était en 1984 le meilleur représentant de cette tradition. Il s’empare du trône laissé vacant depuis la mort d’Elvis, même si la formule est un raccourci dont les limites seront évidentes par la suite, mais c’est malgré tout cette perception qui prévaut aux USA en 1985. Le pays n’avait d’yeux que pour son nouveau « roi du rock » : Springsteen avait fini par balayer toute concurrence, à commencer justement par Prince dont l’infortune fut de surgir à quelques semaines près dans le sillage du Boss. Son Purple Rain proposait pourtant un rock neuf, une synthèse séduisante d’Elvis et d’Hendrix. Jusqu’à la réapparition de Bruce, il avait incarné l’alternative à Jackson, l’installant au sommet. De l’été à l’hiver 1984, soutenu par trois singles majeurs et un film, Purple Rain passa vingt-‐quatre semaines de rang en tête des charts. Mais, accroché derrière lui comme une tique, Born In The USA restait en embuscade (ce mano à mano a établi un record de stabilité : avec Purple Rain #1, Born In The USA #2 pendant dix-‐huit semaines de rang, vingt-‐quatre au total si on inclus la courte permutation de quatre semaines en juillet lorsque Born In The USA devint #1). Finalement, au début de l’année 1985, le marathonien BITUSA épuisa et délogea pour de bon le fringuant Purple Rain (Prince se maintînt #2 deux semaines avant de reculer). Prince n’avait ni la flamme, ni la crédibilité de Springsteen et peut-‐être trop d’aspiration funk, trop d’aptitudes musicales, pour tenir le siège plus longtemps. Sous cet angle, on peut d’ailleurs se poser la question de savoir si l’orientation funk-‐jazz que le lutin de Minneapolis donna par la suite à sa musique, après le demi-‐échec du très rock pop A Day Around The World, ne découle pas justement de l’emprise de Bruce Springsteen sur la musique rock à cette époque. (Prince ne fera pour ainsi dire plus de rock après le fabuleux Sign o’ the Times). Obligé de constater qu’il ne serait jamais la nouvelle icône du rock, sans doute décida-‐t-‐il d’en revenir à l’étendue infinie de sa palette, de briller en abordant d’autres courants musicaux pour lesquels il était également doué.
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Born to tun : retour sur un album mythique par Marc Dufaud
« Born To Run, c’est une nuit d’été sans fin. Une seule nuit. Born to Run raconte l’histoire de tous ceux qui ont du mal à grandir, à comprendre ce que tout ça veut dire. » (Springsteen, BTR documentaire 30th) « La plupart des chansons parlent de n’être nulle part. Juste être là dehors dans le vide. Chaque chanson sur l’album a trait à ça. Je crois. Être nulle part et essayer de s’en sortir, essayer de faire face. C’est un album très personnel. » Born To Run sort le 1er septembre 1975. « C’est un disque sur l’amitié. Si tu regardes la pochette c’est bien ce que tu vois » dira Bruce. En réalité, cette couverture va plus loin et reste pour ces raisons l’une des plus mythiques de l’histoire du rock, en tout cas l’une des plus grandes, des plus importantes, par le message qu’elle véhicule ou plutôt par l’évidence qu’elle sous-‐tend en associant deux musiciens de couleur de peau différente, célébrant d’un regard leur passion musicale et leur amitié. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’alors (et peut-‐être même aujourd’hui ?) ce n’était pas si courant : « Le conflit racial était omniprésent à l’époque, constate Clemons, et la photo montrait ce mec blanc et ce mec noir, l’amour réciproque de l’un envers l’autre en faisant des choses créatives ensemble. » Perfecto usé, badge d’Elvis, la Fender Esquire en bandoulière, Springsteen s’appuie sur le géant noir légèrement voûté tenant son sax. « Clarence, c’était le grand noir saxophoniste représentant
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parfait de la tradition du Rock’n’roll et du R & B . C’était l’instrument dominant jusqu’aux Beatles. Ça avait cette résonnance pionnière » complète Steve Van Zandt. La pochette de Born To Run exaltait l’attitude rock et ses valeurs, visualisait en un cliché la symphonie urbaine du disque « mariant le passé et le futur ».
Aux USA, dès sa sortie, c’est une déferlante, un bel événement médiatique. Mesurer l’impact formidable, établir ce qu’incarna Springsteen en 1975 avec Born To Run (puis en 1978 avec Darkness) est la première clé indispensable pour comprendre sa trajectoire globale, pour appréhender le statut qu’il a acquis au fil des années. À l’exception de l’Angleterre, l’Europe passera à côté en temps réel. Du coup, en France notamment, toute la lecture de sa carrière semble parfois se faire à partir de 1980, mais le plus souvent surtout à l’aune de 1984 et de Born In The USA, considéré comme le moment où il s’est révélé. Et c’est une lecture non pas tronquée, mais erronée qui laisse supposer que les dix années précédentes ne seraient que des années de gestation, quand 1984 n’était en fait qu’une « aggravation » de la dimension d’un « mythe » déjà bien ancré. Sous cet angle, Born To Run se signale trop souvent comme une œuvre de jeunesse alors qu’en réalité ce disque referme précisément ce chapitre-‐là. Born To Run est un véritable disque rock’n’roll urbain dans une époque vouée à la musique progressiste et aux prétentions virtuoses. Depuis l’échec des New York Dolls, le rock, autrefois révolte viscérale, semble plongé dans une sorte de coma pseudo spirituel bouffi de suffisance avec ses stars embourgeoisées confortablement installées dans leurs villas et s’adonnant avec délice au décadentisme. Il a laissé en cours de route une part de son âme. Les excès ne sont plus qu’impunité et rituels déviants. La violence d’un groupe comme les Who soluble dans l’alcool et la dope n’est plus qu’un gimmick. Et ce ne sont pas les saccages systématiques de leurs chambres d’hôtel prises en charge rubis sur l’ongle par la maison de disque qui change quoi que ce soit à ce constat. Cloisons nasales en or massif, limousines, coke et dope, villas sur la côte, call-‐ girls de luxe et groupies, le rock se vautre dans le stupre et le lucre pendant qu’Iggy Pop survit comme il peut. Ce rock-‐là n’est plus qu’une mascarade – parfois mortelle. Tout n’est que spectacle, comme le montre désormais Alice Cooper dont c’est le credo. Si l’on admet que ce qui fait un grand album, c’est son aptitude à changer la vie de celui qui va l’entendre, alors sans aucun doute Born To Run est plus qu’un grand disque. Born To Run remet le rock dans la rue, lui redonne son sens primal et son jus primaire. « Tramps like us, we were born to run. » Un disque urbain de jouvence. C’est ce que dira Stephen Holden : « Springsteen nous rappelle que le rock’n’roll vient de la rue. En tant que nécessité culturelle, et urgence instinctive. » Bruce Springsteen est bien alors ce clochard céleste, ce proto-‐beatnik dont les hippies ont gauchi la trajectoire en relisant dix ans trop tard et trop mal On The Road. Il n’a ni le côté confortable des rock stars, ni l’attitude nihiliste – authentique ou posée – des punks. Arborant au revers de son perfecto le badge du fan-‐club New Yorkais d’Elvis, le King’s Court (créé en 1972 après les concerts au MSG), si Bruce n’a pas une thune en poche, il a la touche qu’il faut et une fièvre de vivre vissée à l’âme. Robert Ward, du NY Times, le voit « comme quelqu’un qui irradie d’énergie et d’âme. Et à la différence de Jagger, Springsteen n’est pas distant, ni aristocratique. Il est l’ultime
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Good Punk (…) Il est punky (sic), mais il ya derrière une intelligence qui dit : “Hey, c’est juste du bon vieux rock’n’roll, let’s go ! En un mot, il prend trop de plaisir pour être jamais pompeux ». Juste du « bon rock’n’roll », peut-‐être, mais alors celui qu’évoque Stephen Holden : « Il ne fait aucun doute que le rock’n’roll a littéralement sauvé la vie de Bruce Springsteen d’une sorte de vie tragique muette comme celle de “Jungleland” ». C’est de ce rock-‐là dont il s’agit, ce rock qui dépasse les limites d’un genre musical où l’enfermait Bill Haley pour devenir avec Elvis une façon de vivre. Et l’intelligence que signale Ward permettra à Springsteen de rester un rocker, d’attraper cette gloire dont il a rêvé les yeux ouverts, qu’il a voulue et pour laquelle il a tout mis en œuvre, mais dont il se méfie également d’une façon presque animale. Dès la fin de l’été 1975, le phénomène Springsteen se propage comme le souffle d’un incendie. Pour tenter de donner une idée de ce qui se passa à l’automne aux USA, on peut reprendre la description éberluée qu’en fit Bob Harris, un journaliste de la BBC dépêché en urgence aux USA pour prendre la mesure du phénomène. À peine arrivé à New York, le nom de « Springsteen » lui sauta au visage. Il s’étalait partout dans la rue, sur les murs, taggé par les kids, placardé en affiches aux quatre coins de la ville, dans les journaux ou à la radio… La tournée va asseoir la réputation du groupe que Dave Marsh décrit déjà « comme le meilleur groupe de rock jamais réuni. » Le monde musical semblait attendre sa nouvelle white wonder depuis longtemps. Les éloges fusent de partout. Kenneth Tucker écrit : « Springsteen pourrait bien être le sauveur du rock’n’roll que beaucoup pensent qu’il est. » Une sorte de Messie du rock semblait avoir surgi pratiquement du jour au lendemain sur la Côte Est. Mais cette vision messianique avait son revers ; en occultant les années passées à écumer les clubs, en entretenant le fantasme du héros venu de nulle part, propulsé du jour au lendemain, on l’exposait à la suspicion de n’être finalement qu’un produit hype préfabriqué et conçu par le business (cf. la T-Rex Mania de 1972-1973). Et comme en 1973 avec l’affaire du « nouveau Dylan », Bruce n’échapperait pas aux soupçons au sujet d’une « Hype Springsteen » montée de toutes pièces par CBS. La presse dans son ensemble salue donc l’album, même si dans The Real Paper, Landon Winner, qui a succédé à Landau, émet déjà quelques réserves. Certains articles ne sont pas aussi dithyrambiques qu’on aurait pu l’espérer. L’intérêt soudain des grands médias autour du seul nom de Springsteen finit par indisposer quelques journalistes. Un contre-‐feu est allumé par des gens comme Henry Edwards du New York Times. Il décrit Springsteen « Comme un film de série B stéréotypé, jouant l’adolescent hors-‐la-‐loi, solitaire, perdu et désespéré. Son seul but est d’embarquer une fille à bord de sa voiture et de filer sur l’autoroute vers nulle part. Si Springsteen n’existait pas, la presse l’aurait créé » Éreintant l’album, du son aux compos, rien n’est bon, Edwards accuse Springsteen d’avoir plagié Alice Cooper (sic !). Le journaliste ne montre pas plus d’indulgence pour les prestations scéniques « agitées et répétitives » du Boss. Ce commentaire traduit parfaitement bien le climat qui règne alors dans le monde de la musique autour de son nom. Aux USA comme en Angleterre, dès octobre, la presse (rock ou non) va se scinder en deux camps : les pro et les anti-‐Springsteen. Ces derniers, quand même nettement moins nombreux alors, retrouveront de la verve et de l’impact en particulier à la fin des années 80, lorsque la carrière du chanteur sera au plus bas. L’énorme campagne de promo organisée par CBS est sous bien des aspects contre-‐productive. L’affaire de la « double couverture » du Times et de qu’une marionnette, le « truc de l’année » à qui on prédit un oubli rapide emporté qu’il sera par la disco musique pointant le bout de ses chaussures vernies. Certains commentateurs sont à la fois un peu plus mesurés et ambigus : « Springsteen, par sa musique et sa personnalité punkitsch, exerce un attrait irrésistible et pour les teenagers en créant un nouveau héros, et pour les plus vieux, nostalgiques d’un temps ou les rock stars étaient envisagées comme des rebelles s’opposant à l’establishement ». Pas mal de rock critics new-‐yorkais, très impliqués dans ce qui se passe au même moment intra-‐ muros, agacés également par le cirque médiatique de Columbia, émettront des jugements plutôt sévères (notamment au sujet de son authenticité). Quelques papiers posent d’ailleurs des
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questions qui ne sont pas sans intérêt au sujet de la démarche artistique de Bruce. Nick Cohn et surtout Richard Meltzer sont de ceux-‐là : « Springsteen n’a pas les qualités d’écriture équivalentes à Peter Wolf et son J Geils Band, ni les qualités scéniques d’Iggy ». Pour Meltzer, Bruce n’est ni plus ni moins que l’incarnation de ce que le public est prêt à accepter commercialement, à l’instar d’un Elton John dans un créneau différent. Appréciant le côté épique de Born To Run, Greil Marcus sera plus enthousiaste (ce qui n’est guère difficile) : « Le public n’avait plus de héros depuis des années, et voici un individu qui peut nous inspirer et ré-‐énergiser l’initiative en offrant un peu plus que ces vains trucs frivoles et nombrilistes qu’on nous sert ». Heureusement pour lui, outre Greil Marcus et Jon Landau, Springsteen a l’appui d’une bonne partie de l’intelligentsia rock : Dave Marsh, bien sûr, devenu un intime, John Rockwell, Lester Bangs (qui somme toute aime son travail) ou Peter Knobler depuis le premier album. Quant à Robert Hilburn, il dira son grand regret de n’avoir pas amené avec lui l’album Born To Run lorsqu’il rencontra Elvis Presley.
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Marc Dufaud est écrivain et cinéaste. Il vient d’achever un film sur le chanteur Daniel Darc, est l’auteur d’un magnifique roman Les Peaux transparentes. Ayant plusieurs cordes à son arc, il a publié des ouvrages sur le rock, le punk et la littérature. Après sa biographie sur Springsteen, il va nous régaler avec Adam Ant, le dernier punk rocker !
Le jeune Rémi est tombé dans la Springsteenerie tout petit. Depuis, cette passion, qui se transmet de générations en générations, ne s’est pas arrangée. Il nous a envoyé ses impressions sur le concert homérique du 11 juillet 2016…
Bruce Springsteen de retour à Paris : chevauchées fantastiques par Rémi Barrot
Lundi 11 juillet, Accorhotel Arena, le jour J, Bruce Springsteen et le E-‐street band sont à Paris à l'occasion du River tour. Après une massive tournée américaine, le Boss arrive sur le vieux continent pour enflammer stades et salles de spectacles. Après des mois d'impatience, j'y suis enfin, je m'apprête à vivre mon deuxième concert de Springsteen, une sorte de confirmation pour moi après celui de 2013 au stade de France. D'autant plus que la nuit d'avant, la France perdait la finale de son Euro face au Portugal, une défaite au goût amer, venue gâcher l'aboutissement de cette compétition ! Après cette désillusion sportive, j'ai besoin de me tourner vers autre chose. Il me faut quelqu'un de rassurant, de passionné, capable de t'emporter avec lui dans son univers et en qui tu as l'intime conviction qu'il ne te laissera jamais tomber, il me faut Bruce Springsteen ! Après avoir pénétré dans l'enceinte de Bercy (L'AccorHotel Arena mainenant), nous prenons place tranquillement et à 19h45 tapante, Bruce sort de l'ombre, « Bonjouw Paris ! Comment alley-‐vous ? ». Toujours vêtu sobrement, un T-‐shirt noir, son gilet gris, il arrive seul et s'installe au piano pour nous interpréter Incident on 57th Street, une ballade de 7 minutes à la West Side Story. Bruce nous laisse déjà sans voix. Le morceau terminé, le public explose, le groupe s'installe, Bruce prend la température et s'apprête à définitivement faire parler la poudre.
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Il entame alors une série de morceaux rock enflammés avec Reason to Believe, son mythique Badlands et Into the Fire, il continue de monter en intensité pour s'attaquer aux quatre premier titres de The River avec le superbe The Ties That Bind (les liens qui unissent). Aucun doute, Bruce est en feu ce soir ! Après cette série endiablée, Bruce et le groupe retiennent cette furie rock'n'rollesque qui gronde en eux pour interpréter au public un des morceaux les plus émouvants de la carrière du Boss, Independance Day. Il nous conte alors cette poignante séparation entre un père et son fils, qui choisit de quitter le nid familial et sa ville natale pour s'envoler vers d'autres rêves. La salle est conquise et Bruce enchaîne avec Hungry Heart, autre morceau phare de l'album. Puis les titres se succèdent avec toujours la même énergie et ce lien presque fusionnel que Bruce établit avec son public. Il continue de nous chanter quasiment tous les titres de l'album et y ajoute des classiques de son répertoire tel que Nebraska en acoustique, Because the Night, Jungleland et Born to Run où s'invitent même son ami Elliot Murphy et son fils Gaspard Murphy. Arrive alors le titre Ramrod et s'en suit la fameuse coupure de courant : Bruce a fait péter les plombs de l'Arena ! Pendant une dizaine de minutes, plus de son, plus d'écrans géants, salle totalement éclairée et une alarme de sécurité en boucle. Mais pendant tout ce temps, on observe Bruce au loin, totalement détendu qui, suivi de ses musiciens, commence un tour de scène et continue le morceau pour les spectateurs les plus proches qui peuvent l'entendre. Il s'installera ensuite auprès d'eux pour signer quelques autographes, Bruce prouve qu'il reste le meilleur. La salle ne faiblit pas non plus et continue de fredonner en choeur l'air de Badlands, en attendant le retour de la star. Une fois la sono rétablie, Bruce reprend sa guitare, finit le morceau et continue sur Dancing In The Dark, Tenth Avenue Freeze-‐out, le titre Shout des Isley Brothers puis Bobby Jean, un des plus beaux morceaux de Born In The USA. Il est environ 23h30, déjà plus de 3h40 de concert, l'heure pour le E Street Band de nous dire au revoir et à bientôt on espère. Bruce s'approche alors du micro et va finir le concert comme il l'a commencé, seul face à la scène. Accompagné de sa guitare et de son harmonica, il nous interprète Thunder Road pour clore ce show en toute intimité, un dernier moment magique entre lui et nous. Il finit en nous remerciant : « Merci beaucoup Paris, merci beaucoup, le E Street Band vous aime, merci pour cette soirée fantastique. » Au final après un show de 3h48, Bruce s'éclipse, me laissant simplement admiratif, comblé, la tête remplie de souvenirs que je suis certain de ne pas oublier. Springsteen a montré qu'il mérite encore et toujours son titre, il est le Boss, le meilleur d'entre nous et à mon sens le dernier héros du Rock'n'roll. Le temps semble n'avoir aucune emprise sur lui, dopé à la scène, cette énergie, cette voix puissante et cette générosité envers son public nous le démontre encore ce soir, Bruce est au top et ne compte pas encore prendre sa retraite. Alors je tiens à conclure par un MERCI, merci pour tout Bruce. Malgré tous les problèmes actuels qui ternissent notre monde, le fait qu'il existe encore des personnes comme Bruce Springsteen nous prouve qu'il reste de l'espoir !
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Springsteen, cœur et âme par Fatoumata Cissoko
Abécédaire Springsteenien, contre les mous du genoux, ergoteurs, peines à jouir. Il y a des irréductibles irréprochables, Marc Dufaud (un livre-somme sur Bruce) Antoine de Caunes (il est né dedans quand il était petit), Jean-Baptiste Thoret (le désir de faire une véritable politique de l’auteur, en matière musicale) Serge Kaganski ( on lui doit un numéro spécial des Inrockuptibles et une fidélité indéfectible, au milieu de confrères ahuris qui se bouchent le nez et les oreilles à chaque fois que déferle la batterie Springsteenienne ). Souvent, les critiques français de la presse spécialisée,
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ont été frileux et à côté de la plaque, paresseux… Ils sont passés à côté de Springsteen comme d’autres à côté de John Ford. En effet, ce géant aura été longtemps méprisé, avant de devenir l'incarnation du cinéma. La dernière en date, pour l’auteur de Nebraska, le directeur de rock and folk, Philippe Manoeuvre annonce un Springsteen "un peu las "dans son édito de Rock and folk. Il aurait dû se déplacer à Bercy quelques semaines après. Aux Cahiers de la Cinémamecque, nous avons vu Ulysse avec une voix de Stentor alignant 33 chansons, comme si la vie en dépendait, près de quatre heures de chevauchées fantastiques. Basse manoeuvre d’une critique sourde et complexée qui fait aussi souvent des revirements tardifs comme une cavalerie d’opérette ! Pour ma part, je n'ai pas envie de faire de phrases .... voici un petit abécédaire springsteenien, un Springsteen en toutes lettres de noblesse. A comme âme, arrachement, âpre, ardent B Big Bang, Big man, bras de fer, bondissant, brut, bravoure, battement C coeur, chevauchée, cavalcade, communisme, communauté, communion, course, couenne, chaleur, combustion, colère, cafards, coups, céleste, cirque D dantesque, duel, distance E échevelé, effacement, étreinte, éreintement, explosif, éraillé, éruption, empathie, entrailles F Ford, fraternel, fulgurant, folie, fureur, fusion, froid, frustration, funèbre, fantôme, folk, Faulkner G Gargantua, Grandgousier, gouffre, grondement, griffes H humus, humain, hymne, horizons I italien, irlandais, intensité, irréductible, irradié, ivresse, inspiration, incarnation J jubilation, jeunesse, jaillissement, jungle, joie, Joad K K0 L liens, liberté M mélopée, murmures, magie, moteur, morsures N nu, nécessité, nouvelles, nuit, nerfs O os, origine, orgue, orgasme, obscurité, observations P pulsion, pulsation, poumons, personnages, passé Q quête, quintessence R rage, roulement, riff, rock and roll, raffinement, rythme, regard, route, récit, rivière, rues, rédemption, renaissance, Ray S souffle, sourdine, séparation, saxophone, suicidaire, sang, sérénade, sonore, sueur, silhouettes, Steinbeck
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T tremblement, tellurique, tripes, talent, taureau, U utopie, unique, urgence, union v Vega, vie, vitesse, verve, vérité w western, Wayne Y yeah Z zoom
La transparence du temps par Marchouillard
Oui, oui, oui, trois fois oui, il s’agit bien de cinéma quand on parle de Bruce Springsteen (ses looks, ses différents narrateurs et incarnations, sa mise en scène, la durée quasi-expérimentale de ses concerts, ses chansons-courts métrages : de véritables films noirs, de véritables plans sonores qui campent un décor et des personnage en quelques mots). On peut avoir écouté 300 fois Born to run, il est tellement avec son fugueur qu’il donne toujours le sentiment du présent et de la première fois. C’est le cinéma qu’on aime. Le problème avec Springsteen, c’est qu’on n’arrive pas à faire un arrêt sur image. Le fan vieillit, lui, semble bonifié, toujours en mouvement. Il paraît « augmenté » là où le Iago de base attend sa perte, sa déchéance, son déclin. On attend le faux racccord entre la jeunesse et la vieillesse : ça ne vient pas, il n’est pas fourbu, il est habité, dur à cuir. Bien sûr, Les Pierres qui roulent ou Iggy Pop sont impressionnants mais le Patron du rock fait des heures sups. Il est le genre à faire ses 35 heures mais dans la journée, en un seul concert. Bref, Springsteen semble travailler deux fois plus que les autres. C’est un Stakhanov qui compose tout seul depuis 50 ans. Il joue « quitte ou double ». Il augmente… comme un auteur… L’auteur étymologiquement est « celui qui augmente ». Il sait aussi « réduire », « couper », « aller à l’essentiel », c’est ça les grands artistes, ils arrivent à faire ça. Et c’est amusant de constater qu’une oeuvre comme celle de Springsteen n’a pas cessé d’alterner, entre flamboyance et minimalisme. Grand orchestre, arrangements ambitieux et complexes, hurlements épiques et puis tout le contraire, voix basses, nudité de la musique, sobriété, mélopées. Il y a le côté Gargantua de l’acteur sur scène et le dépouillement de celui qui va jusqu’à l’os pour montrer la distance qui sépare le rêve américain de la réalité. C’est le rythme de Springsteen et son autobiographie revient sur son côté dépressif, son enfermement et les moments de libération. Bref, Springsteen tarde à sortir de scène car au-delà, la griffe du passé le rattrape. Avant sa dernière tournée il est inquiet. « Il va falloir nous confronter à notre passé » disait-il. Le côté sportif, roi de l’endurance du grand mégalo qui se sent obligé
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d’augmenter la durée de ses concerts plus il avance en âge. Ca agace certains, on aimerait retrouver de la fragilité et ne pas sortir crevé de chaque concert. En juillet dernier, lors de ces deux concerts parisiens, nous avons assisté à la matérialisation d’un concept modianesque : la transparence du temps. Deux images se superposent : le temps de la jeunesse et le temps de la vieillesse. Springsteen fait du Modiano sans le savoir. Il rejoue The River (1980) en intégralité, 36 ans après et il efface les aspérités entre deux époques. Comment faire coexister deux concerts marathons, éloignés dans le temps ? Il abolit la distance entre un rocker de 30 ans et un de 67 ans. C’est un véritable duel, c’est une superposition entre des gestes, deux voix, deux rythmes, deux pulsations, des rides qui apparaissent et disparaissent. C’est un grand moment de cinéma. Quand son fidèle musicien, Clarence Clemons est mort il a formulé cela ainsi. « Perdre Clarence, c’est comme perdre un élément, la pluie ou le vent ». Sans doute, une des plus belles phrases jamais prononcées sur la mort d’un ami. Quel est le résultat du duel ? Springsteen n’a rien perdu de sa jeunesse. Qui dit mieux ??? Le film de Springsteen n’est pas terminé. Comme les grands cinéastes, qui finissent très souvent par un film sublime : il n’est pas fini, il n’a pas fini de nous épater !
Mémoires de flâneurs Journal cinéphile Dossier Jacques Rozier / Patrick Modiano (1) : éloge de deux flâneurs par Vincent Barrot « La Nouvelle Vague, c'était ça, des gens qui marchaient dans la rue, comme dans Adieu Philippine de Rozier. » (Entretien de Patrick Modiano avec Les Inrockuptibles) « Et l'on pouvait croire encore que l'aventure était au coin de la rue » (Fleurs de ruine)
Ca n'arrive qu’au cinéma… Ca n’arrive que dans la vie disait Balzac. Il était une fois la fin d'un cours avec les « Sorbonagres ». Ainsi les appelait Rabelais. Un cours avec sa durée propre et le chemin choisi pour rejoindre la bouche de métro. La personne qui m'accompagne ce jour-‐là, joue un rôle indispensable et unique, comme tous les êtres qui passent dans notre vie : le temps est suspendu à ses pas, c'est elle qui découpe l'espace, elle traverse les rues de Paris à son rythme, elle a ses habitudes et je m'y conforme. Au bout de la rue Victor-‐ Cousin, chaque passant détient le pouvoir d'orienter un mouvement de sa vie dans telle ou telle direction (rester dans la rue des Ecoles ou prendre la rue du Sommerard, deux destins différents !). Pourquoi le moment du choix est-‐il précieux ? Parce qu'il ne se répétera jamais d'une manière identique. C'est un instant qui a sa durée spécifique, un passage, une trace sur le sol qui aurait pu se réaliser à un endroit différent ou ne pas exister du tout. Il n'existe sans doute
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pas de vie sans sacré ni d'amour du cinéma sans sacraliser le temps, les lieux, les êtres, les choses. Aujourd'hui, il est 21 h, ce vendredi 6 février 1998. Je ressens plus que jamais l'effet Smoking/No Smoking de Resnais. Et dire que j'hésitais hier à assister à ce cours... Flash back, 18h10. Marie "passe par là d'habitude", je la suis. Pour ma part, je prends tantôt cette rue, tantôt une autre, pour rentrer chez moi. Chaque jour, nous prenons telle ou telle trajectoire, c'est le montage de la vie -‐ comme un metteur en scène qui agence les plans pour suivre une ligne précise. Soudainement, dans un angle impossible -‐ à une fraction de seconde, à un battement de paupière près, je n'aurais rien vu (nous faisons tous un travail cinématographique de montage avec nos yeux) -‐j'ai entr'aperçu une grande silhouette fugitive, un personnage flou. Happé par une nécessité, un désir de ploger dans la fiction, j'ai eu l'impression très vague de reconnaître cet homme qui flânait dans une rue de Paris et le sentiment diffus d’avoir aperçu dans la vie un personnage de fiction. Je le voyais maintenant à vingt mètres, en train d'observer les hauteurs d'un immeuble imposant et je voulus rendre net le tremblé de cette image fuyante. Je m'élançai à sa poursuite. Ce visage indistinct, ce voile jeté sur la "réalité" et ce doute qui me saisissait encore, tout cela provoqua en moi un troublant vertige ... Il fallait vérifier si cet homme était bien celui que j'avais rêvé de rencontrer, par hasard, au détour d'une ruelle. Mais, je ne suis à Paris que depuis deux ans, des milliers d'habitants nous séparent, c'est impossible. C'était un vœu formulé en silence, comme quelque chose qui n'arrive qu'au cinéma, un film irréalisable ! Mais, "ça n'arrive que dans la vie" dit Balzac, dont La Peau de chagrin, qui me semble un véritable manifeste, démontre que le cinéma, la mise en scène, sont bien ancrés dans la vie. Je ressens, ce soir, la satisfaction d'un cinéaste, heureux d'avoir réussi à capter, à saisir au vol le passage d’un flâneur mystérieux. Moi, qui ne serai jamais cinéaste, au moins une fois, j'aurai bien placé ma caméra. Cela m'évoque Bresson, qui est persuadé qu'un seul endroit est susceptible de faire voir, de prendre, comprendre les choses. Le personnage en question marche vite et il est déjà loin… Je pense rétrospectivement qu'il a dû hésiter un temps à traverser la rue des Ecoles pour regarder des livres en vitrine. S'il ne s'était pas attardé, à son allure, l'homme aurait disparu à jamais comme dans certains romans. J'arrive derrière lui, le reconnais de profil, je m'approche et l'interpelle : "Monsieur Modiano!" Le récit devient délicat. Il m'est plus facile de parler de l'avant, de l'après, que du pendant, même si ce qui va suivre me semble fidèlement retranscrit. Un échange a commencé très vite, avec des sourires car il parut amusé de cette phrase balbutiée : -‐ J'ai toujours pensé vous rencontrer en train de flâner dans une rue de Paris, par hasard, c'est incroyable !. -‐ Ecoutez c'est très gentil, c'est gentil, ça me fait plaisir. Dans le monde de Modiano, des êtres peuvent justement disparaître subitement, sans laisser d'adresse … Vous êtes souvent dans le quartier ? Je suis tous les jours dans le quartier. Je suis étudiant. A ma grande surprise, il me demande mon âge. « Vingt cinq ans ». Il y a un peu plus de vingt cinq ans, il était souvent à Saint-‐Michel où il a probablement erré comme je le fais. A cette époque, il ne devait pas encore savoir quel chemin prendre. « Donnez-‐moi votre adresse, on ira… ». Il me montre un café… Un souvenir étrange me revient. En mars 1997, lisant son nouveau livre, Dora Bruder, page dix-‐ huit, je retrouvai exactement une sensation éprouvée par des amis et moi, la même année, lors d'une visite à la Sainte-‐Chapelle. Exactement le même sentiment d' incompréhension , d'absurdité. Sans le savoir, je suivais déjà les pas de cette ombre de fiction : "Au bout d'un vestibule, le règlement exigeait que l'on sorte tous les objets en métal qui étaient dans nos poches. Je n'avais sur moi qu'un trousseau de clés. Je devais le poser sur une sorte de tapis roulant et le récupérer de l'autre côté d'une vitre, mais sur le moment je n'ai rien compris à cette manœuvre. A cause de mon hésitation, je me suis fais un peu rabrouer par un planton. Etait-‐ce un gendarme ? Un policier ? Fallait-‐il aussi que je lui donne, comme à l'entrée d'une prison, mes lacets, ma ceinture, mon portefeuille ? "
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Connaissant sa passion pour le cinéma, je lui dis que j'aimerais écrire sur les films de Jacques Rozier. J'étais certain qu' il les aimait aussi. « Bien sûr… Adieu Philippine… » ! J'ai connu une fille… qui participait au montage…… de ses films", me confie Monsieur Modiano. Je lui dis pourquoi je m'intéresse à Rozier : et si ses œuvres du temps perdu et du temps retrouvé, qui sont pour le moins difficilement visibles, disparaissaient à jamais ? « Je me souviens d' un réalisateur qui le connaissait, il habitait Montargis, j'y allais souvent à une époque de ma vie… » Nous cherchons tous les deux le nom de ce cinéaste qui nous échappe. Trou de mémoire partagé avec Patrick Modiano… Puis, cela me revient, il s'agit de Pascal Thomas. La mémoire de l'auteur de Du plus loin de l'oubli serait-‐elle faillible ? « Ca m'évoque plein de souvenirs... » Avec les mains il me suggère quelque chose de compliqué, de trouble, qui le rattache à ce passé là. Probablement, ma région lui évoque les personnes un peu louches que côtoyait son père. Par exemple, le récit d'une chasse, du malaise éprouvé par le narrateur dans Livret de Famille est peut être lié à un mauvais souvenir. J'ai l'impression de vivre une scène de Double Messieurs de Jean-‐François Stévenin, plus précisément, de vivre des dialogues de cinéma, à la Rozier, vivants, des bribes de phrases, des intonations plus que des mots figés. Je gribouille mon adresse et mon numéro de téléphone. « Je connais bien votre rue" (La Folie Méricourt). Mais existe t-‐il une rue de Paris qu'il ne connaisse pas encore ? Nous nous serrons la main et je me souviens l'avoir regardé partir, comme s’il allait se diluer dans l’air. L'homme à l'imperméable disparaît dans la foule. Modiano, pour ceux qui aiment se balader dans Paris est un frère invisible avec qui le lecteurpartage des angoisses, des tourments, des joies, des vertiges. Un entretien qu'il avait donné aux " Inrockuptibles ,en compagnie de Catherine Deneuve, m'avait marqué. Il venait de faire une brève apparition dans un film de Raoul Ruiz dont la prochaine aventure sera l'adaptation du Temps retrouvé.
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Ce soir, il faut tout écrire : j’ai l’impression d’avoir rencontré un auteur et un personnage. Et si j’avais été dans une autre rue ! Je me rends compte que cet après-‐midi, j'ai lu un passage de Diderot sur le déterminisme. Jacques le fataliste est convaincu que tout ce qui nous arrive est enchaîné à une nécessité. Sans doute, parfois, il y a des dérèglements de la machine et de ses oracles. Je ne suis pas quelqu'un de superstitieux, je ressens malgré tout, pour la première fois, une sorte de manipulation des images à travers moi. Je n'arrive pas à exprimer ce flux... Comme dans un film où plusieurs plans courts, apparemment anodins, se révéleront importants, plus tard, pour la compréhension d'une fiction, les hasards de ma vie semblent s'expliquer, au fur et à mesure, en s'agençant comme des plans. Ce que je dis là, est assez banal pour des artistes -‐ Renoir, Rozier créent à partir des aléas de la vie -‐ mais c'est plus rare de vivre l'aura d'un moment et l'expérience du montage sans être créateur. Devenir tout à coup, de façon fortuite et brève, un homme-‐cinéma, qui vit ses images, leurs lignes, leurs courbes, et qui se sent aussi dirigé, manipulé comme un acteur. Sentir le poids d'un lieu, la pesanteur, l'apesanteur, le temps qui s'arrête, le basculement dans la fiction. Alors la tête tourne. La vie se transforme en tournage. Encore cet après-‐midi, j'ai lu l'article d'Antoine de Baecque dans Les Cahiers du cinéma sur la fantastique réinvention cinématographique de Woody Allen : le personnage flou. Et qui je rencontre ce soir ? Modiano, créateur par excellence de personnages flous. Modiano ou son personnage ?
Sincèrement, aujourd'hui, je me suis demandé, si je n'allais pas disparaître à mon tour ou me transformer en personnage flou, par un phénomène de contagion de la fiction sur la “ réalité ”. (suite : au prochain épisode).
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Ciné-club Jean Douchet : voilà le programme ! Par Fatoumata Cissoko Quelques dates pour réviser son cinéma avec Jean Douchet, personnage emblématique du cinéma et de la Cinémamecque.
« Qu’est-ce qu’un cinéaste ? » à la Cinémathèque (Paris-Bercy) « Qu’est-ce qu’un cinéaste? » Quelle question ! Mais y en a t-il une autre ? Comment répondre alors à une telle question qui se confond ou rappelle celle d’André Bazin (« Qu’est-ce que le cinéma ? ») ? On tentera d’apporter des éléments de réponse en s’affranchissant plus ou moins de la chronologie, en s’essayant à une approche film par film et cinéaste par cinéaste, chacun incarnant pour les besoins de la « démonstration » une idée de mise en scène. Et une idée de mise en scène dans sa spécificité cinématographique comme dans son rapport à d’autres arts, le théâtre en particulier. Chaque film est ainsi introduit ou présenté par un mot ou une expression : un mot qui ouvre une piste, un mot clé ou, au contraire, qui reste volontairement et par espr
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it de jeu un peu énigmatique… Espions (Les) Fritz Lang / Allemagne / 1928 Me 26 oct 19h30 • •
Michaël Carl Theodor Dreyer / Allemagne / 1924 Me 19 oct 19h30 Voyage en Italie Roberto Rossellini / Italie-‐France / 1953 Me 23 nov 19h30
Abel Ferrara et son formidable Welcome to New York : c’est mieux de le voir sur grand écran, lors d’un ciné-club, que sur un petit écran !
Ciné-Club de Jean Douchet – Kurosawa (pas encore modelé, désolé !!!) au Centre des arts d’Enghien (à 15 min de Gare du Nord)
Mardi 18 Octobre 2016 -‐20:00 Mardi 8 Novembre 2016 -‐20:00 Mardi 13 Décembre 2016 -‐20:00 Mercredi 13 Avril 2016 -‐20:00 Mercredi 25 Mai 2016 -‐20:00 Huit films majeurs d'un cinéaste de légende qui bouleversa à jamais la scène cinématographique mondiale – à contempler dans leur splendide version restaurée.
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Jean Douchet et sa horde de cinéphiles
Né en 1910, Akira Kurosawa est l’un des cinéastes japonais les plus acclamés du XXe siècle, dont l’impressionnante carrière a donné naissance à un florilège de chefs-d’œuvre puissants et indémodables. Du film d’action, à la fresque historique en passant par le film noir et le drame intimiste, le cinéaste a touché à tous les genres. Grand connaisseur de la littérature occidentale, il a également transposé de nombreux auteurs à l’écran : Shakespeare (Le Château de l’Araignée), Maxime Gorki (Les Bas-Fonds), Ed McBain (Entre le ciel et l’enfer). Considéré comme l’un des plus importants ambassadeurs japonais à l’étranger, ses films sont de formidables témoignages sur le Japon – aussi bien médiéval (Qui marche sur la queue du tigre…) que contemporain (Vivre dans la peur) – dans lesquels le cinéaste fait preuve d’un regard empreint d’humanisme, mais néanmoins critique, sur la société nippone. Son art du réalisme visionnaire fait de Kurosawa rien de moins qu’un double cinématographique de Dostoïevski, l’une de ses principales références littéraires. Cinéaste influencé par la culture occidentale, il finira par l’influencer à son tour. De grands cinéastes vouent ainsi un culte à son œuvre : Martin Scorsese, Clint Eastwood, George Lucas… Jean Douchet animera ces séances avec sa pertinence et sa convivialité habituelles, en établissant, à l’issue du film, un dialogue avec les spectateurs autour de l’analyse de l’œuvre et de sa perception. •
Qui marche sur la queue du tigre... (Tora no o wo fumu otokotachi) -‐ Mardi 18 octobre, 20h
Au XIIe siècle, les guerres de clans font rage au Japon. Le prince Yoshitsune est pourchassé par son frère aîné, jaloux de sa récente victoire sur le clan Heike. Yoshitsune prend alors la fuite... •
Les bas-‐fonds (Donzoko) -‐ Mardi 8 novembre, 20h
Dans les bas-fonds d’Edo, à l’écart du reste de la ville, se dresse une auberge miteuse. Une dizaine de personnes vivent dans cette cour des miracles. A l'arrivée d'un mystérieux pèlerin, les habitants de l’auberge se mettent à rêver et à croire en de jours meilleurs... •
Le château de l'araignée (Kumonosu-‐jo) -‐ Mardi 13 décembre, 20h
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Dans le Japon féodal, alors que les guerres civiles font rage, les généraux Washizu et Miki rentrent victorieux chez leur seigneur Tsuzuki. Ils traversent une mystérieuse forêt et rencontrent un esprit qui leur annonce leur destinée... Emplacement: Centre des arts 12-‐16 rue de la Libération 95880 Enghien-‐les-‐Bains
Le Ciné-‐club du Cinéma du Panthéon (Paris, 5ème)
Jean Douchet, l’homme-cinéma, qui nous empêche d’être des casaniers,
révise les films de Brian De Palma au cinéma du Panthéon, à Paris. (cette année, il y en a qui sèchent, j’ai les noms…)
Jeudi 20 octobre à 20 h : Pulsion Jeudi 17 novembre à 20h : Blow out Jeudi 15 décembre : Body double
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Société de contrôle par Pierre-Gilles Pélissier Ce texte est initialement paru sur le site d’ActuSF, dans la rubrique « Formes de la SF », alimentée mensuellement par Pierre-Gilles Pélissier.
Prisonniers des images : lecture comparée de deux planches de BD (Eberoni/Montellier) Tout lecteur de roman, BD ou spectateur de cinéma ressent un jour une impression de déjà-vu. Soit parce que l’œuvre qu’il parcourt renvoie délibérément à une autre, en lui adressant un clin d’œil, en lui faisant explicitement référence, soit parce que deux démarches créatives, en explorant des thèmes communs, s’accordent à exprimer, de manière proche ou identique, une même idée. Cette impression de « déjà-vu » nous a ainsi saisi en lisant un passage de la bande dessinée Samouraï d’Eberoni, parue en 2010 aux éditions Futuropolis. Après quelques recherches, nous avons réalisé que cette page nous avait évoqué une planche signée Chantal Montellier et visible dans l’album L’esclavage c’est la liberté.
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Chantal Montellier, L’esclavage c’est la liberté, p. 49.
Eberoni, Samouraï, p. 42. Paru en 1984 aux Humanoïdes associés, L’esclavage c’est la liberté est une broderie graphique autour du 1984 (Nineteen Eighty Four) d’Orwell auquel son titre et sa préface font directement référence. Généralement en une planche, Montellier prolonge ou développe certains points du roman d’Orwell, les corrige ou les adapte à l’évolution du monde, les commente. Faite de moments autonomes (à l’exception des huit dernières pages qui se suivent et visent une certaine continuité), qui plus est séparés par la mise en page, cette BD, loin d’être une adaptation de 1984, apparaît plutôt comme une série de notes de lecture sur celui-ci ou encore autant de réflexions ou d’idées graphiques que certains passages de cet ouvrage peuvent faire germer chez un artiste. Paru vingt-six ans plus tard, Samouraï d’Eberoni est un poème visuel et une rêverie érotico-dystopique à partir du film homonyme de Jean-Pierre Melville (1967) dans lequel un tueur à gages veille à remplir son contrat en traversant un Paris futuriste à moitié submergé et dévoré par la violence et la pornographie. En apparence peu comparables dans leur style respectif et leurs ambitions, ces deux BD d’anticipation présentent pourtant nombre de thèmes communs et notamment celui de la surveillance généralisée, et en l’occurrence celui d’un contrôle total exercé par un dispositif panoptique, permettant au pouvoir de suivre ou traquer chaque individu dans le moindre de ses gestes et déplacements. Plus que sa dimension sonore, téléphonique ou informatique, c’est bien l’aspect optique de la surveillance qui va intéresser nos deux artistes et ceux-ci vont traduire leur crainte en emprisonnant leurs personnages dans un réseau d’images. Dans les deux bandes dessinées évoquées, grâce à la spécificité de ce médium graphique, les images et la réalité sont mises sur le même plan, deviennent indistinctes. Dans l’ouvrage de Montellier, les images tapissent littéralement le décor du
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monde totalitaire, lui servent de toile de fond, et il arrive même que certaines parties du dessin apparaissent comme des images collées sur un fond supposé « réel » ou en relief (tel ce caniche aux propos xénophobes apparemment scotché sur le trottoir mais tenu en laisse par une personne « réelle », p. 7) traduisant l’idée d’un monde où le réel mis en image peut être infiniment corrigé ou rectifié. De même, chez Eberoni, les images, érotiques ou pornographiques, prolifèrent sur les écrans de publicité et assaillent l’esprit du personnage principal sous la forme de petites vignettes (mentales ?) qui parasitent sa vision de la réalité. Dans ce monde de la surveillance permanente, toutes les images se confondent et le cadre de la case devient aussi celui de l’écran de contrôle ou de la vidéosurveillance où les personnages se retrouvent enfermés. Un enfermement qui est redoublé par un dispositif d’emboîtement d’images potentiellement infini : le premier surveillant et son écran de surveillance faisant à leur tour l’objet d’une surveillance par le regard et l’écran d’un deuxième surveillant...
Montellier, L’esclavage c’est la liberté, p. 7.
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En pointant ce parallèle, il ne s’agit pas ici de prétendre qu’Eberoni aurait repris (consciemment ou inconsciemment) une idée de Chantal Montellier mais plutôt de suggérer qu’il y aurait une forme esthétique idéale ou privilégiée pour donner corps à certaines idées. En insérant une image dans une image, Montellier comme Eberoni partagent une même intuition esthétique en recourant tous deux à un procédé de mise en abyme pour traduire une question de récursivité touchant à la philosophie politique ; une question d’ailleurs posée dès l’Antiquité par le poète romain Juvénal, vraisemblablement en réponse à une aporie de la République de Platon, et demandant : « Quis custodiet ipsos custodes ? / Qui gardera ces gardiens ? ». S’il est en effet nécessaire qu’il y ait des gardiens pour surveiller les citoyens, qui, dès lors, va garder ces gardiens ? Qui va les empêcher d’avoir une attitude dissipée, de négliger leur tâche, de se comporter de manière indigne et contraire à ce qu’ils imposent aux autres ? Dès lors que la surveillance de tout un chacun est posée comme un impératif, qui va surveiller les surveillants ? La façon d’organiser cette mise en abyme à l’échelle de la planche par nos deux auteurs, et la façon dont elle s’insère dans l’économie du reste de la BD, diffère toutefois légèrement et amène deux lectures distinctes. Chez Montellier, l’enchaînement des cases fonctionne à la manière d’un zoom arrière : on part d’un plan moyen sur deux personnages (1re case) puis, en prenant du recul ou du champ, on se rend compte qu’il s’agit d’un écran de surveillance sous la vigilance d’un homme (2e case) lui aussi objet de la surveillance d’un second gardien (3e case). L’élargissement progressif et linéaire du champ parallèle à celui de la taille de la case amène le lecteur à mieux saisir l’imbrication des images et le fait que chaque image est assimilable à la captation d’un écran de surveillance. Mais Montellier fait également preuve d’humour et amène une distance critique dans sa planche : le premier surveillant est distrait de son travail et rappelé à l’ordre par un second… parce qu’il lit une BD. Ce qui conduit à placer le lecteur de BD dans une position intermédiaire, la BD présentant des cases analogues au cadre de la surveillance, mais aussi une possibilité de divertissement, de diversion ou d’échappée face à ce processus, comme un grain de sable dans la mécanique de surveillance, comme une perspective d’images alternatives. Cette pointe ironique rappellera aussi que dans la cité idéale décrite dans la République, Platon excluait la poésie, pour la raison qu’elle aurait une mauvaise influence sur les gardiens (en donnant des représentations désespérantes de l’Hadès qui entameraient leur courage). De sorte qu’on peut voir dans la planche de Montellier un clin d’œil ou une nouvelle apostrophe à la politique du philosophe grec, celle-ci ne se contentant pas d’interroger après Juvénal la question aporétique du gardiennage des gardiens mais réactualisant également la question de la poésie au sein de la cité en faisant malicieusement de la bande dessinée le nouvel art indésirable et perturbateur. Chez Eberoni, l’image du réel est comme épinglée entre deux images de surveillance, l’une au premier degré (en haut à gauche), l’autre au second degré (en bas à droite). Ces images viennent comme parasiter le réel, à l’instar de celles qui assaillaient le personnage principal lorsqu’il est dans la rue. Elles invitent surtout à interroger la question essentielle du point de vue dans la BD d’Eberoni. De quel point de vue regarde-t-on : est-ce celui de Samouraï ? celui de l’aigle ? ou bien celui de la surveillance, et donc du surveillant ? Nous penchons pour notre part pour la dernière hypothèse : il apparaît en effet que le premier surveillant travaille sur deux écrans, l’un suivant le parcours de Samouraï dans un Paris futuriste et l’autre branché sur des vidéos érotiques de jeunes femmes en pleine exhibition.
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Eberoni, Samouraï, p. 21. Épousant ce regard « baladeur » qui oscille entre la traque optique du tueur à gages (travail) et les visions érotiques des autres écrans (distraction), c’est tout le récit d’Eberoni qui passe sans transition du cheminement du tueur à travers une capitale inondée (ligne narrative) à des flashs montrant des femmes nues ou en train de se dénuder (pures digressions). Une fois posée l’imbrication des systèmes de surveillance, tout l’enjeu de Samouraï consistera pour le personnage principal à remonter vers la source de la surveillance, en brouillant les pistes de façon à se soustraire au dispositif de surveillance et à ce point de vue totalisant. À se dérober à la tyrannie de la case et à accomplir sa mission quitte à passer par la bande. ©Pierre-Gilles Pélissier
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