Cahiers de la Cinémamecque Journal Jivaro de propagande de la Cinémamecque La Pravda du cinéma manuel La première presse réductrice de têtes Une internationale cinéphile, un cinéma du pâthéon

Jafar  Panahi  :    la  présence  et  le  hors-­‐champ                                                                              Bruce  Springsteen  ,  50  ans  de  chevauchées  fantastiques                                                      

N° 5 - octobre 2016

                                                                                                   Pablo  Picasso,  Jacques  Rozier,  Patrick    Modiano,  François  Truffaut  :    

                                                                                     une  Cinémamecque  qui  tourne  les  yeux  vers  la  littérature  et  la  peinture    

Édito : les  liens  qui  unissent  par  Shéhérazade  Ben  Maklouf  et  Vitalie  Weil  p.  4   Actualités     •  Un    nouveau  film  Cinémamecque  :  Jafar  Panahi,  télépathie  par  Marchouillard  p.  6   •  Rétrospective  Jafar  Panahi  au  Centre  Pompidou     •Rencontre  virtuelle  à  Beaubourg  avec  Jafar  Panahi  et  la  Cinémamecque  (22  octobre/  3  novembre)     Politique  des  auteurs        Bruce  Springsteen,  reborn  à  la  Cinémamecque  p.12    •  Springsteen’s  touch  par  Marc  Dufaud   •  Deux  idoles  springsteeniennes  :  Robert  Mitchum  et  Elvis  Presley    par  Marion  Combelas   •  La  chevauchée  fantastique  par  Rémi  Barrot   •  La  transparence  du  temps  par  Marchouillard •  Cœur  et  âme  par  Fatoumata  Cissoko  (abécédaire  springsteenien)   Journal cinéphile Dossier Jacques Rozier / Patrick Modiano (1) : éloge de deux flâneurs par Vincent Barrot p. 28 Ciné-­‐clubs  p.  32   • Ciné-club Jean Douchet : qu’est-ce qu’un cinéaste ? à la Cinémathèque • Akira Kurosawa et De Palma au Centre des arts d’Enghiens et au cinéma du Panthéon à Paris Bandes dessinées • Sociétés de contrôle en BD par Pierre-Gilles Pélissier p. 36 Le premier journal de cinéma modelé par des cinéphiles “modelés” par la fréquentation des ciné-clubs, de la Cinémathèque, du Centre Pompidou et des cinémas de quartier.

Cahiers de la Cinémamecque

Rédaction Rédacteur en chef : Marchouillard Comité de rédaction : Vincent Barrot, Shéhérazade Ben Maklouf, Simon Biasi, Evariste Blanchet, Fatoumata Cissoko, Alain Crémieux, Marc Dufaud, Alain Mazas, Pierre-Gilles Pélissier, Alexandre Raizman, Victor Touzé, Vitalie Weil et d’autres à venir.... Mise en page : Marchouillard et Alexandre Raizman Iconographie : Marchouillard, Marion Combelas, Où nous trouver ? A la Cinémathèque française (http://www.cinematheque.fr), au Cinéma du Panthéon, au Centre Pompidou, dans un ciné-club ou un cinéma de quartier, à la librairie de la Cinémathèque, 51, rue de Bercy ou à la librairie du Panthéon, 15, rue Victor Cousin, à Paris 5e, dans un jardin, en train de lire ou de flâner. Parfois, nous sommes à une exposition ou dans un bar, sur un bateau ou au fil de l’eau comme Boudu... Où nous joindre ? • • • • •

Sur notre blog, http://cinemamecque.blogspot.fr/?m=1 E-mail : [email protected] / [email protected] Tél : 0762693052 3 Profils Facebook : VIncent Barrot.9 ([email protected]) / alias Marchouillard / Cinémamecque : http://on.fb.me/1H5IErQ Réseaux sociaux “Cinémamecque” : Dailymotion, Google+, Youtube, Vimeo, Twitter

Où trouver les films de la Cinémamecque de Marchouillard ? : • •



 

http://cinemamecque.blogspot.fr/ Cinéma ARTE TV : cinema.arte.tv/fr/article/cinemamecque-le festival-de-Cannes ou http://bit.ly/1GxBGrU ou cinema.arte.tv/fr/article/cinemamecque-special-oscars ou http://cinema.arte.tv/fr/article/cinemamecque-francois-truffaut-propos-de-antoine-et-colette ou cinema.arte.tv/fr/article/cinemamecque-veronique-et-son-cancre Dailymotion : www.dailymotion.com/marchouillard

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Comment écrire dans Les Cahiers de la Cinémamecque ? En fréquentant la Cinémathèque, le plus souvent possible ou d’autres ciné-clubs et en nous envoyant vos textes à [email protected]. Quelques photogrammes de Jafar Panahi, télépathie : le nouveau film Cinémamecque

Jafar Panahi sur fond vert, une technique de cinéma qui permet la téléportation.

Pablo Picasso et la liberté d’expression intronisée à la Cinémamecque.

Jean-Luc Godard hanté par les forces de l’invisible au cinéma.

Orson Welles et la liberté d’expression à la Cinémamecque.

 

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EDITO par Shéhérazade Ben Maklouf et Vitalie Weil

Jean-Luc Godard et la Cinémamecque au Centre Pompidou, le 22 octobre (17h, 20h) et le 3 novembre (20h).

Les liens qui unissent « The ties that bind » : les liens qui unissent. Cette chanson de Bruce Springsteen pourrait être la bande son de la Cinémamecque, notre utopie cinéphile, notre internationale patamodeleuse. On pourrait imaginer tout ce qui sépare les membres d’un public d’une salle de concert ou de cinéma mais nous préférons cultiver nos affinités. Il y a chez l’auteur de The Ghost of Tom Joad et ses compères du E street band un tel élan vital, une telle générosité dans la durée qu’on se demande si derrière celui qui est surnommé le « patron », ne se cacheraient pas une hypothèse communiste à la Badiou, un rêve de fraternité à la Martin Luther King. « Vous délirez les filles », nous direz-vous ! Springsteen est un capitaliste millionnaire, un patron paternaliste qui roule sa boss, le sourire aux lèvres, engrangeant ses dollars en ayant monopolisé, en chansons, les frustrations des ouvriers, des hobos, des homeless, des solitaires, des migrants, des gens « dont on ne dit rien », comme disaient nos grands-mères. Eh, oui… mais non, nous aimons l’œuvre de Bruce avec ses contradictions, comme nous aimons l’œuvre et la communauté de John Ford, si décriées, pendant longtemps. Mais les détracteurs des grands artistes font beaucoup de bruit pour rien et finissent dans l’insignifiance… 50 ans de scène, des milliers d’heures de concerts herculéens, des mélopées, des hymnes, des murmures ascétiques, des cris, de la rage, un souffle et finalement des « chansons courts métrages » qui coulent comme des fleuves ou des torrents. A l’occasion de la sortie de son excellente autobiographie, nous faisons le point sur l’image mouvante du plus fordien des chanteurs. En juillet dernier, il s’est passé un phénomène littéraire et cinématographique sans précédent que notre prix Nobel Patrick Modiano nomme « la transparence du temps ». Springsteen et son gang de sopranos musiciens sont allés à la recherche du temps perdu. Ils ont rejoué en intégralité un album de jeunesse : The River : 36 ans d’écart, un duel à la Sergio Leone entre la jeunesse et la vieillesse, la fougue et le poids des ans. Qui a gagné ? Personne ? Non, Ulysse ! Springsteen était Ulysse et le temps n’existait plus. En près de quatre heures de concert, les prétendants se sont pris une pâtée mémorable. Il est sorti victorieux de la guerre du Temps qui passe, dans une chevauchée fantastique qui ridiculise une critique musicale rock, dont on attend toujours une véritable politique des auteurs sans antiaméricanisme rikiki et hautain. Notre camarade Marion Combelas à ce sujet réussit magnifiquement à représenter l’air un peu hautain de Robert Mitchum, acteur cher à Springsteen, et saisit le visage enjoué d’Elvis.

 

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Nous somme également heureux de faire dans ce numéro 5, un voyage entre l’Iran et les Etats Unis. La Cinémamecque a toujours été hantée par l’absence « Comment parler d’un film sans l’avoir vu ?/ Adieu au langage des adultes/ Apocalypse, you know/ La Déterritorialisation » et l’œuvre de Jafar Panahi, depuis Hors Jeu a hanté Marchouillard. Comment faire un film sur un absent, un auteur iranien, à qui on interdit de faire des films et qui les fait quand même avec les moyens du bord ? Après les projets avec Arte, soit la Cinémamecque s’arrêtait soit elle continuait avec les moyens du bord. Faire un film avec les moyens du bord, telle est notre devise et toutes proportions gardées, elle rejoint l’éthique et la politique de Panahi. Mais grâce à Sylvie Pras, Eva Marcowitz, Amélie Galli et leur équipe Jafar Panahi, télépathie a vu le jour. Vous pourrez voir le film sur grand écran, au Centre Pompidou, à l’occasion de la rétrospective des films de l’œuvre d’un cinéaste très proche du néoréalisme. Il y a quelques jours, un moment très émouvant a eu lieu pour notre dictateur de pacotille Marchouillard : Panahi, en Iran, lors de l’ouverture de la rétrospective, sur un écran de portable en train d’échanger en direct un salut amical à Marchouillard, à Beaubourg. Son assistant Pooya Abbasian, en iranien expliquait à Jafar qu’il avait été modelé et qu’un film en stop motion avait essayé de conjurer son absence, en cherchant par d’autres biais, un effet de présence. Et c’est le sujet du film et le grand retour de Godard, en marionnette, au Centre Pompidou : le cinéma voile et dévoile une présence et une absence. « Sans absence, il n’y a pas d’auteur ». Rendez-vous le 22 octobre (17h/20h) et le 3 novembre (20h). Au programme, rencontre virtuelle avec Panahi et projections du film Jafar Panahi, télépathie avec une Cinémamecque de la liberté d’expression. Autres liens qui unissent : Marchouillard a retrouvé dans ses archives, un journal cinéphile de ses rencontres avec deux auteurs majeurs du temps perdu et du temps retrouvé : Jacques Rozier et Patrick Modiano. Nous en publierons des extraits. Quant à Pierre-Gilles Pélissier, il tisse des liens entre des auteurs de BD réfléchissants à la société de contrôle, dans laquelle nous vivons, aujourd’hui à cause de tueurs abrutis. A ces derniers, nous pouvons dire qu’il n’y a pas un jour où nous ne vivons pas avec Cabu et les autres car la pensée nous permet de projeter à tout moment ce qui semble à jamais perdu et absent.

 

 

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Projections du nouveau film de Marchouillard : Jafar Panahi, télépathie au Centre Pompidou avec l’aimable participation de la Cinémamecque

JAFAR PANAHI, TELEPATHIE DE MARCHOUILLARD (France, 2016, 6 mn, coul.). Film d’animation en stop motion. Réalisation, animation, scénario, voix et modelage : Marchouillard Montage : Marchouillard et Honza Vrana Etalonnage : Honza Vrana Son : Olivier Daric Lumière : Laurence Quémard Production : Cinémamecque avec la participation du Centre Pompidou

Synopsis     L’artiste  Jafar  Panahi    subit  l’interdiction  de  sortir  de  son  pays  d’origine,  l’Iran.  Il  ne  pourra  donc     pas   assister     à   la     rétrospective   de   ses   films   ni   à   l’exposition   que   lui   consacre   Beaubourg.     Des   membres   de   la   communauté   cinématographique   et   artistiques   dont   Jean-­‐Luc   Godard   et   Pablo   Picasso,   réunis   dans   une   salle,   au   Centre   Pompidou   réfléchissent   à   toutes   les   possibles   incarnations   de   Jafar,   pour   rendre   présent   l’absent.   La     pensée,   la   mémoire,   la   téléportation,   la   magie,   l’expression   artistique   (tableau,   sculpture,     collage,     totem,     statue   en   fil   de   fer,     dessin,   photographie,     modelage,   animation…)   ont   le   pouvoir   de   remplir   un   siège   vide   et   de   représenter   la   liberté,   l’évasion,   le   voyage   d’un   artiste.     Mais   toutes   ces   formes   d’empathie   et   de   télépathie   peuvent-­‐elles  révéler  une  présence  ?  Jean-­‐Luc  Godard  dont  c’est  «  le  grand  retour  à  Beaubourg  »   et  ses  amis  de  la  Cinémamecque  y  croient.  

 

La  télépathie  (du  grec  τηλε,  tele  (distance,)    loin)  et    patheia  (sentiment,  affection  :  πάθoς,  ce  que   l'on  éprouve)  désigne  littéralement  «  une  affection  à  distance  ».  

 

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Truffaut explique à ses camarades de la Cinémamecque que lire la lettre d’un absent, c’est déjà créer un effet de présence.

« À la suite d’Abbas Kiarostami, dont il fut l’assistant, Jafar Panahi est le cinéaste emblématique de la Nouvelle Vague iranienne. Auteur de plus de quinze films à ce jour, il débute en 1995 avec Le Ballon blanc qui se voit récompensé par la Caméra d’Or au Festival de Cannes et impose immédiatement le talent de ce cinéaste engagé dont le travail s’articule autour de l’histoire de la société iranienne. Avec un sens de la mise en scène virtuose, Panahi questionne inlassablement la place des femmes, à qui il offre dans ses films les rôles principaux, la liberté individuelle ou encore la répression. Suivront Le Miroir, en 1997, Sang et or, en 2003, et Hors Jeu, en 2006, tous reconnus dans les festivals internationaux. Condamné par le régime iranien en 2010 à six ans d’emprisonnement et vingt ans d’interdiction de filmer et de voyager hors du pays, Jafar Panahi travaille clandestinement depuis. Il réalise Taxi Téhéran, en 2015, son dernier film à ce jour. En juin 2014, le cinéaste entame un travail photographique. « Puisque je n’avais pas le droit de prendre ma caméra et d’aller dans les rues filmer des gens, que me restait-il à faire ? J’ai ouvert la fenêtre et je me suis dit : avec ma caméra, je vais filmer le ciel ! Il n’y aura personne dans le champ, mais il y aura des nuages ! Des nuages noirs et des nuages blancs, très présents dans le cadre, ce qui suffit peut-être à raconter une histoire… ». Le Centre Pompidou présente, avec le Festival d’Automne, une rétrospective intégrale de l’œuvre de Jafar Panahi et expose, pour la première fois, sa série de photographies inédites, Les Nuages. » (Extrait du programme du festival d’automne à Paris)

 

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« Le cinéma c’est une projection. La pensée est une projection donc le cinéma, c’est la pensée » sylllogisme Godardien inventé par Marchouillard.

Jafar, tout aussi à l’aise pour traiter de la présence et de l’absence, du voile et du dévoilement (bref, il est dans l’essence du cinéma).

 

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L’Iran et les Etats-Unis, une vielle histoire de liberté et d’enfermement. Le film Jafar Panahi, télépathie est aussi un duel entre la présence et l’absence.

Samuel Beckett et Marguerite Duras incarnent dans Jafar Panahi, télépathie, deux grandes figures littéraires de l’absence. Keaton et Proust sont également deux figures tutélaires de la Cinémamecque.

 

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Tous les jours, le peuple de la Cinémamecque pense à Cabu.

Le hors-champ, l’absence, l’invisible, le voile, l’écran, bref, « le langage de Jean-Luc Godard » à la Cinémamecque.

 

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Politique  des  auteurs  :  Bruce  Springsteen  (1)      

     

 

Bruce Springsteen vient de sortir son autobiographie : Born to run. Dès les première pages, lorsqu’il évoque son grand-père « l’homme-radio » qui répare des transistors et fait rentrer le monde extérieur dans la famille Springsteen, « il y a de la magie dans la nuit », le lecteur est plongé dans un magnifique roman américain poignant, sincère et drôle. Marc Dufaud, écrivain et auteur de Bruce Springsteen, Une vie américaine nous raconte dans un texte inédit l’image mouvante d’une icône et revient sur un album génial : Born to run. La Cinémamecque est d’abord une politique des auteurs, elle n’a pas vocation à bâtir des murs entre le cinéma, la musique, le dessin, la sculpture ou le modelage. Outre l’intérêt pour son œuvre, c’est à l’image de Springsteen que nous allons consacrer la première partie de cette « enqête ». Lors d’une interview avec Antoine de Caunes, Bruce expliquait comment le succès et la caricature étaient intimement liés : « Les choses qui deviennent iconiques sont toujours à la limite de la parodie. C’est là toute leur puissance. La frontière est très mince, elles sont toujours à deux doigts de devenir complètement ridicules, au lieu de juste un peu ridicules. D’ailleurs, il y a toujours de l’absurdité dans la célébrité, point à la ligne. Et dans ce que vous êtes et faites, il y a toujours cette sorte d’absurdité. Cette part de dérision, il faut l’accepter. Toute chose très iconique est très, très proche de la caricature » Bruce Springsteen, janvier 2014.

 

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Springsteen’s touch par Marc Dufaud

Si   dans   le   cas   de   Springsteen   «  drug  »   ne   viendra   jamais   unifier   la   plus   fameuse   sentence   du   rock’n’roll,  les  arcanes  sexe  et  rock’n’roll,  sont  les  deux  piliers  de  ses  concerts,  comme  de  sa  vie  à   cette   époque.   Ayant   rompu   avec   Karen   Darvin   en   1977,   il   collectionne   les   aventures,   se   pose   quelques  mois  avec  une  certaine  Joy  Hannah  avant  de  vivre  une  relation  mouvementée  avec  la   photographe  Lynn  Goldsmith,  qui  d’ailleurs  saisira  en  photo  toute  la  dimension  sexuelle  rock  de     Springsteen   à   cette   époque,   en   réalisant   sans   doute   quelques-­‐uns   des   meilleurs   clichés   de   lui   saisissant  ce  que  Hammond  avait  vu  en  1973  derrière  une  barbe  anachronique  :  ce  mélange  de   rage   et   de   fragilité,   cette   rage   de   vivre   intensément   (avec   la   maturité,   c’est   précisément   cette   fragilité  qui  disparaitra  de  son  visage  et  de  son  attitude).    

 

 

  À  29  ans,  il  a  toutes  les  caractéristiques  du  héros  rock  sex-­‐symbol.  Les  groupies  s’agglutinent   devant  la  scène  en  transe,  les  filles  se  ruent  sur  lui  pour  lui  arracher  un  baiser  qu’il  ne  refuse   jamais.  Pendant  toute  la  tournée  1978,  les  roadies  seront  régulièrement  débordés  par  des   grappes  de  jeunes  femmes.  Le  6  juin,  à  Indianapolis,  quelques  danseuses  du  Red  Garter,  un  club   de  strip-­‐tease  du  coin  très  connu,  réussirent  à  se  faufiler  sur  scène  pendant  les  rappels  et  

 

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s’effeuillent  devant  un  Springsteen  très  client  des  strippers  clubs.  Levine  filmera  l’une  de  ces   scènes  d’hystérie  féminine  rappelant  les  heures  glorieuses  du  rock,  pendant  le  fameux   “Rosalita”,  véritable  condensé  des  réactions  que  la  présence  de  Springsteen  déclenche  :  on  y  voit   la  fan  hystérique  sautant  sur  scène  en  relevant  sa  robe,  la  fan  en  transe  venant  toucher  le  pied   du  micro  de  son  «  dieu  »  les  larmes  aux  yeux,  l’audacieuse  relevant  son  T-­‐shirt  pour  exhiber  sa   poitrine,  la  déterminée  qui  se  jette  sur  lui  le  clouant  au  sol  pour  le  gratifier  d’un  long  baiser,  etc.   La  séquence  montre  également  un  Springsteen  des  plus  coopératif  (!),  se  transformant  à  son   tour  en  chasseur  faisant  mine  de  poursuivre  l’une  des  groupies  éjectées  par  les  roadies  ;  c’est  le   saxo  de  Clarence  qui  le  rappelle  à  l’ordre  !     Le   film-­‐clip   de   “Rosalita”   est   un   excellent   témoignage   visuel   de   cette   hystérie,   de   ce   qui   se   produira  tout  au  long  de  cette  tournée.  Un  instant,  Springsteen  aura  été  Elvis.   Là   où   le   nouveau   héros   est   unique,   c’est   que   paradoxalement   il   peut   continuer   de   s’immerger   physiquement  dans  la  foule  comme  il  le  fait  depuis  ses  débuts  sans  être  mis  en  pièces.  Lorsqu’il   descend  dans  la  fosse,  le  micro  à  la  main,  le  public  fait  cercle  autour  de  lui  sans  mettre  en  péril   son   intégrité   physique   avant   qu’une   mer   de   bras   ne   le   ramène   à   nouveau   sur   la   scène.   Il   ne   viendrait   à   l’idée   de   personne   de   tenter   de   lui   arracher   ses   vêtements   ou   de   l’agripper   brutalement.   Springsteen   semble   dégager   une   telle   autorité   naturelle   en   même   temps   qu’une   évidente   proximité,   qu’il   peut   se   permettre   de   descendre   dans   la   fosse   aux   lions   sans   être   dévoré.      

 

 

 

BD  parue  en  italien,  acquisition  récente  de  la  Cinémamecque  :  de  formidables  dessins  sur  un  visage  mouvant  !    

  Avec  Born  In  The  USA,  les  choses  seront  très  différentes.  Après  trois  ans  d’absence,  il  reviendra   en  patron.  Certes,  la  bossmania  prendra  des  proportions  telles  qu’il  y  aura  toujours  des  groupies   pour   se   pâmer   devant   lui,   mais   dans   l’image,   sa   maturité   rassurante   semblera   inspirer   plutôt   une  admiration  pour  sa  force  virile,  une  distance  le  rendant  plus  intouchable  sexuellement.  Lui-­‐ même   ne   jouera   plus   sur   scène   le   rocker   lutinant   les   jeunes   filles,   mais,   assumant   ses   35   ans,   montrera  sur  ce  plan  plus  de  réserve  à  la  façon  d’un  Robert  Mitchum  ou  d’un  Dean  Martin.  

 

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Marion  Combelas  réussit  à  capter  cet  air  détaché  et  un  peu    hautain  de  Robert  Mitchum,  un  acteur  très  apprécié  par   Springsteen  notamment  dans  La  griffe  du  passé  de  Jacques  Tourneur.  Il  joue  également  dans  le  film  d’Arthur  Ripley,   Thunder  road,  titre  repris  par  Bruce  dans  l’album  Born  to  run.  marioncombelas.blogspot.com/  

  Malgré  un  début  de  mandat  au  cours  duquel  les  inégalités  sociales  se  sont  accrues,  la  confortable   réélection  de  Reagan  marque  le  «  retour  »  d’une  Amérique  impérialiste  en  politique  extérieure,   agressive  et  dominatrice,  accrochée  à  ses  valeurs.  Le  fameux  «  Good  Morning  America  »  donne  le   départ   d’une   vague   de   nationalisme   effrénée   sur   fond   de   reprise   économique   à   plusieurs   vitesses.   L’Amérique   est   bien   dans   l’un   de   ces   moments   d’euphorie   arrogante   et   a   plus   que   jamais   besoin   de   croire   à   ses   héros.   Son   hégémonie   culturelle   engendre   le   pire   et   le   meilleur.   Springsteen   se   retrouve   pris   dans   la   nasse.   Son   “Born   In   The   USA”   symbolise   la   fierté   d’être   américain.   Sans   nuance   et   sans   contrepartie.   Les   explications   pourtant   claires   de   l’auteur   n’y   font   rien.   Pas   plus   que   le   troisième   et   dernier   remix   d’Arthur   Baker,   paru   le   10   janvier   1985,   isolant   et   répétant   les   passages   de   la   chanson   démontrant   qu’en   aucun   cas   il   ne   s’agit   d’un   hymne   patriotique.   Contrairement   aux   deux   premiers   remixes,   celui-­‐ci   ne   marchera   pas.   Si   la   bossmania  est  bien  un  rouleau  compresseur,  elle  menace  de  laminer  Springsteen  lui-­‐même.   À   force   d’être   sur   tous   les   fronts   ou   de   faire   front   à   la   sueur   du   sien,   il   délivre   chaque   soir   le   message  “No  Surrender”,  mais  “Born  In  The  USA”  en  assourdit  l’impact.   Le   punk   fluet,   cette   silhouette   parfaite   de   rocker   aux   jambes   arquée   dans   une   posture   qui   ne   ressemblait   à   aucune   autre,   mais   les   synthétisait   toutes,   tenant   sa   guitare   comme   une   arme,   n’existe   plus.   Remplumée,   cette   silhouette   semble   aussi   s’être   alourdie,   se   mouvoir   plus   lentement.  Musclé,  Springsteen  l’avait  toujours  été,  même  lorsqu’il  faisait  plus  malingre.  La  fonte   avait   hypertrophié   cette   fine   musculature   au   point   de   le   changer   physiquement.   Globalement,   c’est  tout  son  corps  qui  avait  muté  jusqu’à  sa  démarche  désormais  plus  empesée,  une  démarche   de   camionneur   accentuant   le   boitement   consécutif   à   son   accident   de   moto   de   1979.   On   remarquait  également  le  développement  de  ses  bras,  de  son  torse  et  de  ses  trapèzes.  Sa  musique    

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semble   bomber   le   torse   à   l’unisson.   L’association   avec   Rambo,   pour   facile   qu’elle   fût,   était   inévitable  :  la  ressemblance  physique  frappait  désormais  entre  l’étalon  italien  et  son  "alter  ego"   (tous  deux  ont  d’ailleurs  des  origines  italiennes).   Après  des  années  de  silence,  aux  USA,  le  syndrome  vietnamien  sortait  du  bois  (au  sens  propre   comme  au  figuré).  Sans  se  lancer  dans  une  analyse  des  conditions  de  cette  prise  de  conscience   nationale,   de   l’aveu   même   de   Bobby   Muller,   Springsteen   y   avait   joué   un   rôle   important.   Mais   dans  un  pays  qui  est  toujours  parvenu  à  récupérer  ses  héros  les  plus  radicaux  pour  en  faire  des   figures   fédératrices   en   en   érodant   les   aspérités   (d’Elvis   à   Muhammed   Ali   en   passant   par   Dillinger   et   même   Malcom   X),   le   syndrome   vietnamien   allait   être   l’occasion   d’une   relecture   hyperbolique   et   déviante.   L’industrie   hollywoodienne,   à   la   fois   symptôme   et   vecteur,   allait   enfoncer  en  clou.   Bizarrement,  on  peut  constater  que  le  premier  Rambo,  au  moins  dans  la  première  heure,  par  son   décor,  une  petite  ville  américaine,  et  son  thème  avait  quelques  accents  springsteeniens,  avant  de   se   transformer   ensuite   en   un   véritable   jeu   de   massacre.   Le   second   opus   serait   sans   nuance.   Il   allait   métamorphoser   l’anti-­‐héros   en   porte-­‐drapeau   des   valeurs   US   à   l’export   autant   par   le   scénario  (l’action  se  déroule  au  Vietnam)  que  par  son  exploitation  économique  (le  film  sera  un   succès   énorme   sur   tous   les   continents).   Le   premier   film   travaillait   la   mauvaise   conscience   du   pays,   réhabilitait   ses   soldats   perdus   dans   une   sale   guerre.   Le   second   n’était   ni   plus   ni   moins   qu’un   acte   de   véritable   révisionnisme   historique   transformant   la   défaite   américaine   en   une   odyssée   revancharde   qui   n’a   pas   grand-­‐chose   en   commun   avec   le   combat   des   VVA   de   Ron   Kovic.   La   machine   de   guerre   Rambo  2,   puis   Rambo  3,   engendreraient   une   flopée   de   «  Portés   disparus  ».   Après   la   mauvaise   conscience,   Hollywood   exploitait   le   filon   revanchard   et   traumatique.   Avec   Rambo,   Stallone   déculpabilisait   l’Amérique.   Il   était   indissociable   de   Rocky   (dont   le   troisième   volet   sorti   au   même   moment   explosait   également   le   box-­‐office)   symbole   des   valeurs   besogneuses  de  l’Amérique,  exaltant  au  passage  le  culte  du  corps  (le  body-­‐building  des  années   80).   Si   Sylvester   Stallone   vaut   sans   doute   mieux   que   ces   films-­‐ci,   il   est   incontestable   qu’avec   Rambo   et   Rocky   il   a   délibérément   joué   sur   ces   ressorts   patriotiques,   exacerbant   une   certaine   forme  de  fierté  nationale  et  de  démonstration  de  force.      

    En  août  1985,  le  Chicago  Tribune  osera  la  formule  faisant  de  Springsteen  le  «  Rambo  du  rock  ».   Dans  la  foulée,  on  verra  apparaître  des  T-­‐shirts  la  reprenant.   Bryan   K   Garman   publie   en   1985   un   ouvrage,   A  Race  of  Singers   sous-­‐titré   Les  chanteurs  Blancs   working   class   heroes,   de   Guthrie   à   Springsteen   dans   lequel   il   synthétise   en   quelques   phrases  :   «  Stallone   et   Springsteen   posent   la   question   de   l’identité   nationale   confrontée   à   l’héritage   du   Vietnam  ;  par  bien  des  aspects,  ils  se  ressemblent  physiquement  :  cheveux  mi-­‐longs  sur  les  épaules,   ils  portent  des  bandanas  comme  partie  intégrante  de  leur  panoplie  et  ils  exhibent  leur  musculature.   L’héroïsme  et  la  sexualisation  de  l’image  cultivée  par  Springsteen  ont  été  une  part  importante  de  sa   popularité  et  ont  provoqué  dans  une  large  mesure  la  récupération  de  cette  popularité  par  la  droite   (…)   Comme   Reagan   et   Rambo,   le   supposé   workin’   class   Springsteen   était   pour   beaucoup   d’Américains,  un  blanc,  un  type  dur,  un  héros  avec  du  cran,  dont  la  masculinité  confirme  les  valeurs  

 

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patriotiques  et  patriarcales,  doté  d’une  certaine  éthique  du  travail  et  d’un  individualisme  rugueux   marquant  clairement  la  frontière  entre  hommes  et  femmes,  noirs  et  blancs,  hétéros  et  homos.  »   Springsteen   devenait   un   dommage   collatéral   de   l’anti-­‐américanisme   très   vivace,   notamment   dans   certains   pays   européens   comme   la   France,   cristallisés   autour   de   quelques   figures.   Sur   ce   plan,   ses   détracteurs   n’ont   été   ni   très   scrupuleux   ni   moins   cyniques   que   ce   et   ceux   qu’ils   entendaient  dénoncer,  se  servant  simplement  de  l’image  à  l’appui  de  leur  théorie  pour  mettre  de   l’huile  sur  le  feu,  discréditant  un  artiste  qui  n’avait  certainement  pas  mérité  un  tel  traitement.     La   pochette   de   l’album   avait   quelques   instants   pu   paraître   irrévérencieuse   :   on   évoqua   un   instant  Springsteen  pissant  sur  le  drapeau  US.  Les  explications  de  Bruce  avaient  suffi  à  étouffer   dans   l’œuf   un   début   de   polémique   aux   USA.   Une   autre   photo   issue   de   la   même   séance   de   shooting   se   substitua   à   la   pochette   de   l’album   pour   tout   le   merchandising   jusqu’aux   tickets   de   concert   :   elle   montre   Springsteen   devant   la   bannière   étoilée,   T-­‐shirt   blanc,   jean,   guitare   en   bandoulière,  jambe  repliée  au  genou,  bras  levé,  bondissant  sur  fond  de  bannière  étoilée.  Certes,   une   polémique   aurait   été   déplacée   dans   la   mesure   où   effectivement   il   n’y   avait   «  aucun   message   caché  »,   mais   pas   moins   déplacé   finalement   que   tout   le   battage   autour   du   nationalisme   d’un   chanteur   qui   en   mille   circonstances   avait   démontré   le   contraire.   Et   pour   aller   plus  loin,   message   caché   ou   non,   cette   pochette   était   quand   même   un   indice   suffisant   pour   ne   pas   lire   l’album   comme   une   exaltation   patriotique   :   quoi   qu’il   en   dise,   Bruce   Springsteen   avait   quand   même   placardé  une  vue  de  son  cul  devant  la  bannière  étoilée  !   Le  succès  colossal,  on  l’a  dit,  générant  sa  propre  caricature,  Springsteen  porte  néanmoins  sa  part   de  responsabilité  dans  la  situation,  son  «  nouveau  physique  »  n’arrangeait  pas  ses  affaires,  c’est   certain.   Ni   son   look,   le   pire   qu’il   n’eut   jamais   sur   scène.   En   1984,   il   réapparaissait   musclé,   bombant   le   torse,   arborant   la   panoplie   de   l’américain   moyen   :   casquette   de   baseball,   bandana,   jean  bleu  US.  Dans  le  genre,  il  pouvait  difficilement  faire  pire.     «  Je   me   suis   retrouvé   dans   le   rôle   du   working  class  hero   pour   un   moment,   mais   je   ne   suis   pas   vraiment   ce   genre   de   mec,   je   n’ai   pas   grandi   comme   ça,   j’étais   plutôt   calme   et   dans   un   certain   sens   fragile,   mais   durant   la   période   Born   In   The   USA   je   faisais   pas   mal   d’exercice   physique   et   d’entrainement,   je   continue,   mais   d’une   façon   moins   forcenée  »   confia   en   1992   Springsteen   revenant  sur  cette  période.   Il   aurait   voulu   exalter   une   vision   simpliste   des   vertus   made  in  USA,   il   ne   s’y   serait   pas   mieux   pris   :   tout   cela   reste   incompréhensible   de   la   part   de   quelqu’un   d’aussi   analytique   que   Springsteen,   d’aussi   conscient   de   l’image   renvoyée.   On   ne   peut   même   pas   le   soupçonner   d’avoir   un   instant   rallié  ces  «  valeurs  »  pour  s’en  détacher  ensuite,  même  si  cette  suspicion  circula  parmi  ses  fans.   Lui  même  dira,  gêné  par  l’image  qu’il  véhicula  :   «  J’ai  sans  doute  commis  quelques  erreurs  à  cette  époque.  Je  ne  sais  pas…  J’essayais  sans  doute  de   mettre  un  terme  à  mes  propres  inquiétudes.  Lorsque  je  regarde  les  vieilles  photos  de  nos  concerts,   c’est  la  seule  période  qui  me  pose  problème.  Pour  moi,  ces  images  ressemblent  à  des  caricatures.  »       En  tournée  depuis  l’été  1984,  il  est  LA  rock  star  des  USA.  Son  parcours  atypique  n’en  fait  pas  une   «  révélation  »,   loin   de   là.   Présent   dans   le   paysage   depuis   1975,   ses   disparitions   successives   ne   l’ont  jamais   vraiment   effacé   du  champ   dans   la   mesure   où  chacun  de  ses  «  retours  »  a  agi  comme   une  amplification  du  précédent.  Cette  durée  a  également  valeur  de  crédibilité.  Les  concerts  de   1978   avaient   ancré   son   image   d’authenticité,   dissipant   les   doutes   entourant   la   Hype   Springsteen   de  1975.  En  1979,  il  avait  suffi  de  deux  concerts  d’une  heure  au  No   Nukes  pour  mesurer  toutes   les   espérances   que   suscitaient   Springsteen,   confirmées   par   la   mythique   tournée   de   1980-­‐1981   où   son   image   s’était   doublée   pour   de   bon   d’une   sorte   d’auréole   «  de   sauveur  ».   À   l’aube   du   reaganisme,   il   incarnait   la   voix   de   l’Amérique   profonde.   De   l’Amérique   profondément   honnête   aussi,   il   rédimait   les   pêchés   d’un   pays   malade   en   débusquant   le   cancer   vietnamien.   Il   était   l’ultime  héros  du  peuple  façonné  par  les  plus  nobles  valeurs  du  Rêve  Américain.  Avec  Nebraska,   passé   de   l’autre   côté   du   miroir,   il   ne   traquait   plus   les   mirages,   mais   les   déviances.   Il   s’enfonça   dans   la   boue,   jusqu’à   éprouver   ses   propres   pulsions   létales,   jusqu’à   explorer   ses   propres   démons,  borderline.  Mais  il  en  était  revenu  littéralement  plus  fort.  Tout  ce  qui  ne  l’avait  pas  tué   l’avait  rendu  plus  fort  qu’avant  :  il  réapparut  en  1984  physiquement  transformé,  pas  seulement    

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musclé,  mais  aguerri,  comme  s’il  s’était  forgé  un  corps  et  un  mental  pour  relever  le  défi.  Il  était   prêt   à   en   découdre.   Même   sa   musique   ne   s’était   non   pas   simplement   durcie,   elle   avait   pris   du   coffre   comme   lui,   un   volume   (c’est   le   cas   de   le   dire)   surpuissant,   plus   lourd,   plus   massif,   évoquant  le  son  des  Who.  Fini  les  cuivres  et  les  enjolivements  romantiques,  c’était  un  climat  de   lutte  et  il  avait  choisi  son  camp  à  l’heure  de  la  réélection  de  Reagan.  Hélas,  beaucoup  voulurent   n’y  voir  qu’une  affirmation,  un  symbole,  de  la  puissance  et  de  l’orgueil  de  cette  nation.       Après  six  mois  de  tournée,  début  85,  il  incarne  le  rocker  authentique,  sans  autre  rival  que  Tina   Turner   assimilée   à   une   sorte   de   Bruce   Springsteen   féminin.   Springsteen,   le   working  class  hero   ayant   conquis   ses   galons   de   star   à   force   de   travail,   devient   une   incarnation   du   rêve   américain   que  David  Hepworth  définit  sur  la  BBC  comme  «  the  conscience  of  rock’n’roll  ».  Pour  beaucoup,   il   y   a   quelque   chose   de   moral   dans   sa   réussite.   De   nombreux   magazines   en   ont   fait   l’artiste   de   l’année  1984.  Il  collectionne  déjà  les  récompenses,  certaines  valorisantes  (disques  d’or  pour  ses   singles   et   pour   l’album   dont   les   ventes   deviennent   faramineuses),   d’autres   plus   dérisoires   (il   sera   élu   deux   années   de   suite   «  artiste   homme   le   plus   sexy  »   ou   «  le   plus   mal   habillé  »   aussi).   Lorsque  débute  l’année  1985,  Springsteen  a  déjà  vendu  6  millions  de  copies  de  BITUSA.     Sur  le  plan  musical  et  scénique,  le  groupe  offre  une  alternative  à  la  sophistication  des  Madonna,   Prince  et  Jackson.  Il  représente  le  camp  du  rock  dans  une  tradition  théâtrale  de  James  Brown  à   Elvis,   reposant   sur   le   moins   d’artifice   possible,   mais   doté   d’une   conscience   sociale   qui   elle   fait   le   lien   avec   Dylan.   S’il   n’était   pas   le   seul,   Springsteen   était   en   1984   le   meilleur   représentant   de   cette  tradition.   Il   s’empare   du   trône   laissé   vacant   depuis   la   mort   d’Elvis,   même   si   la   formule   est   un   raccourci   dont  les  limites  seront  évidentes  par  la  suite,  mais  c’est  malgré  tout  cette  perception  qui  prévaut   aux  USA  en  1985.  Le  pays  n’avait  d’yeux  que  pour  son  nouveau  «  roi  du  rock  »  :  Springsteen  avait   fini   par   balayer   toute   concurrence,   à   commencer   justement   par   Prince   dont   l’infortune   fut   de   surgir  à  quelques  semaines  près  dans  le  sillage  du  Boss.  Son  Purple   Rain  proposait  pourtant  un   rock   neuf,   une   synthèse   séduisante   d’Elvis   et   d’Hendrix.   Jusqu’à   la   réapparition   de   Bruce,   il   avait   incarné  l’alternative  à  Jackson,  l’installant  au  sommet.  De  l’été  à  l’hiver  1984,  soutenu  par  trois   singles  majeurs   et   un   film,  Purple  Rain  passa   vingt-­‐quatre   semaines   de   rang   en  tête  des  charts.   Mais,  accroché  derrière  lui  comme  une  tique,  Born   In   The   USA  restait  en  embuscade  (ce  mano  à   mano  a  établi  un  record  de  stabilité  :  avec  Purple   Rain  #1,  Born   In   The   USA  #2  pendant  dix-­‐huit   semaines  de  rang,  vingt-­‐quatre  au  total  si  on  inclus  la  courte  permutation  de  quatre  semaines  en   juillet  lorsque  Born  In  The  USA  devint  #1).     Finalement,  au  début  de  l’année  1985,  le  marathonien  BITUSA   épuisa  et  délogea  pour  de  bon  le   fringuant  Purple  Rain  (Prince  se  maintînt  #2  deux  semaines  avant  de  reculer).  Prince  n’avait  ni  la   flamme,   ni   la   crédibilité   de   Springsteen   et   peut-­‐être   trop   d’aspiration   funk,   trop   d’aptitudes   musicales,   pour   tenir   le   siège   plus   longtemps.   Sous   cet   angle,   on   peut   d’ailleurs   se   poser   la   question  de  savoir  si  l’orientation  funk-­‐jazz  que  le  lutin  de  Minneapolis  donna  par  la  suite  à  sa   musique,   après   le   demi-­‐échec   du   très   rock   pop   A   Day   Around   The   World,   ne   découle   pas   justement   de   l’emprise   de   Bruce   Springsteen   sur   la   musique   rock   à   cette   époque.   (Prince   ne   fera   pour   ainsi   dire   plus   de   rock   après   le   fabuleux   Sign   o’   the   Times).   Obligé   de   constater   qu’il   ne   serait  jamais  la  nouvelle  icône  du  rock,  sans  doute  décida-­‐t-­‐il  d’en  revenir  à  l’étendue  infinie  de   sa   palette,   de   briller   en   abordant   d’autres   courants   musicaux   pour   lesquels   il   était   également   doué.      

     

 

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Born to tun : retour sur un album mythique par Marc Dufaud

    «  Born   To   Run,  c’est  une  nuit  d’été  sans  fin.  Une  seule  nuit.  Born   to   Run  raconte  l’histoire  de  tous   ceux  qui  ont  du  mal  à  grandir,  à  comprendre  ce  que  tout  ça  veut  dire.  »   (Springsteen,  BTR  documentaire  30th)   «  La   plupart   des   chansons   parlent   de   n’être   nulle   part.   Juste   être   là   dehors   dans   le   vide.   Chaque   chanson  sur  l’album  a  trait  à  ça.  Je  crois.  Être  nulle  part  et  essayer  de  s’en  sortir,  essayer  de  faire   face.  C’est  un  album  très  personnel.  »   Born  To  Run   sort   le   1er   septembre   1975.   «  C’est  un  disque  sur  l’amitié.  Si  tu  regardes  la  pochette   c’est  bien  ce  que  tu  vois  »   dira   Bruce.   En   réalité,   cette   couverture   va   plus   loin   et   reste   pour   ces   raisons   l’une   des   plus   mythiques   de   l’histoire   du   rock,   en   tout   cas   l’une   des   plus   grandes,   des   plus   importantes,   par   le   message   qu’elle   véhicule   ou   plutôt   par   l’évidence   qu’elle   sous-­‐tend   en   associant   deux   musiciens   de   couleur   de   peau   différente,   célébrant   d’un   regard   leur   passion   musicale   et   leur   amitié.   Le   moins   qu’on   puisse   dire   c’est   qu’alors   (et   peut-­‐être   même   aujourd’hui  ?)  ce  n’était  pas  si  courant  :  «  Le  conflit  racial  était  omniprésent  à  l’époque,  constate   Clemons,   et   la   photo   montrait   ce   mec   blanc   et   ce   mec   noir,   l’amour   réciproque   de   l’un   envers   l’autre  en  faisant  des  choses  créatives  ensemble.  »   Perfecto  usé,  badge  d’Elvis,  la  Fender  Esquire  en  bandoulière,  Springsteen  s’appuie  sur  le  géant   noir  légèrement  voûté  tenant  son  sax.  «  Clarence,  c’était  le  grand  noir  saxophoniste  représentant  

 

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parfait  de  la  tradition  du  Rock’n’roll  et  du  R  &  B  .  C’était  l’instrument  dominant  jusqu’aux  Beatles.   Ça   avait   cette   résonnance   pionnière  »   complète   Steve   Van   Zandt.   La   pochette   de   Born   To   Run   exaltait   l’attitude   rock   et   ses   valeurs,   visualisait   en   un   cliché   la   symphonie   urbaine   du   disque   «  mariant  le  passé  et  le  futur  ».      

      Aux   USA,   dès   sa   sortie,   c’est   une   déferlante,   un   bel   événement   médiatique.   Mesurer   l’impact   formidable,   établir   ce   qu’incarna   Springsteen   en   1975   avec   Born   To   Run   (puis   en   1978   avec   Darkness)   est   la   première   clé   indispensable   pour   comprendre   sa   trajectoire   globale,   pour   appréhender   le   statut   qu’il   a   acquis   au   fil   des   années.   À   l’exception   de   l’Angleterre,   l’Europe   passera   à   côté   en   temps   réel.   Du   coup,   en   France   notamment,   toute   la   lecture   de   sa   carrière   semble  parfois  se  faire  à  partir  de  1980,  mais  le  plus  souvent  surtout  à  l’aune  de  1984  et  de  Born   In  The  USA,   considéré   comme   le   moment   où   il   s’est   révélé.   Et   c’est   une   lecture   non   pas   tronquée,   mais  erronée  qui  laisse  supposer  que  les  dix  années  précédentes  ne  seraient  que  des  années  de   gestation,  quand  1984  n’était  en  fait  qu’une  «  aggravation  »  de  la  dimension  d’un  «  mythe  »  déjà   bien  ancré.  Sous  cet  angle,  Born  To  Run  se  signale  trop  souvent  comme  une  œuvre  de  jeunesse   alors  qu’en  réalité  ce  disque  referme  précisément  ce  chapitre-­‐là.       Born   To   Run   est   un   véritable   disque   rock’n’roll   urbain   dans   une   époque   vouée   à   la   musique   progressiste  et  aux  prétentions  virtuoses.  Depuis  l’échec  des  New  York  Dolls,  le  rock,  autrefois   révolte   viscérale,   semble   plongé   dans   une   sorte   de   coma   pseudo   spirituel   bouffi   de   suffisance   avec   ses   stars   embourgeoisées   confortablement   installées   dans   leurs   villas   et   s’adonnant   avec   délice   au   décadentisme.   Il   a   laissé   en   cours   de   route   une   part   de   son   âme.   Les   excès   ne   sont   plus   qu’impunité  et  rituels  déviants.  La  violence  d’un  groupe  comme  les  Who  soluble  dans  l’alcool  et   la   dope   n’est   plus   qu’un   gimmick.   Et   ce   ne   sont   pas   les   saccages   systématiques   de   leurs   chambres   d’hôtel   prises   en   charge   rubis   sur   l’ongle   par   la   maison   de   disque   qui   change   quoi   que   ce  soit  à  ce  constat.  Cloisons  nasales  en  or  massif,  limousines,  coke  et  dope,  villas  sur  la  côte,  call-­‐ girls  de  luxe  et  groupies,  le  rock  se  vautre  dans  le  stupre  et  le  lucre  pendant  qu’Iggy  Pop  survit   comme   il   peut.   Ce   rock-­‐là   n’est   plus   qu’une   mascarade   –   parfois   mortelle.   Tout   n’est   que   spectacle,   comme   le   montre   désormais   Alice   Cooper   dont   c’est   le   credo.   Si   l’on   admet   que   ce   qui   fait   un   grand   album,   c’est   son   aptitude   à   changer   la   vie   de   celui   qui   va   l’entendre,   alors   sans   aucun  doute  Born  To  Run  est  plus  qu’un  grand  disque.   Born To Run remet le rock dans la rue, lui redonne son sens primal et son jus primaire. « Tramps like us, we were born to run. » Un disque urbain de jouvence. C’est ce que dira Stephen Holden : « Springsteen nous rappelle que le rock’n’roll vient de la rue. En tant que nécessité culturelle, et urgence instinctive. » Bruce  Springsteen  est  bien  alors  ce  clochard  céleste,  ce  proto-­‐beatnik  dont  les  hippies  ont  gauchi   la  trajectoire  en  relisant  dix  ans  trop  tard  et  trop  mal  On  The  Road.  Il  n’a  ni  le  côté  confortable   des  rock  stars,  ni  l’attitude  nihiliste  –  authentique  ou  posée  –  des  punks.  Arborant  au  revers  de   son   perfecto   le   badge   du   fan-­‐club   New   Yorkais   d’Elvis,   le   King’s   Court   (créé   en   1972   après   les   concerts  au  MSG),  si  Bruce  n’a  pas  une  thune  en  poche,  il  a  la  touche  qu’il  faut  et  une  fièvre  de   vivre   vissée   à   l’âme.   Robert   Ward,   du   NY  Times,   le   voit   «  comme  quelqu’un  qui  irradie  d’énergie  et   d’âme.   Et   à   la   différence   de   Jagger,   Springsteen   n’est   pas   distant,   ni   aristocratique.   Il   est   l’ultime  

 

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Good  Punk  (…)   Il  est  punky  (sic),  mais  il  ya  derrière  une  intelligence  qui  dit  :  “Hey,  c’est  juste  du  bon   vieux  rock’n’roll,  let’s  go  !  En  un  mot,  il  prend  trop  de  plaisir  pour  être  jamais  pompeux  ».     Juste   du   «  bon   rock’n’roll  »,   peut-­‐être,   mais   alors   celui   qu’évoque   Stephen   Holden   :   «  Il   ne   fait   aucun  doute  que  le  rock’n’roll  a  littéralement  sauvé  la  vie  de  Bruce  Springsteen  d’une  sorte  de  vie   tragique  muette  comme  celle  de  “Jungleland”  ».   C’est  de  ce  rock-­‐là  dont  il  s’agit,  ce  rock  qui  dépasse  les  limites  d’un  genre  musical  où  l’enfermait   Bill   Haley   pour   devenir   avec   Elvis   une   façon   de   vivre.   Et   l’intelligence   que   signale   Ward   permettra   à   Springsteen   de   rester   un   rocker,   d’attraper   cette   gloire   dont   il   a   rêvé   les   yeux   ouverts,  qu’il  a  voulue  et  pour  laquelle  il  a  tout  mis  en  œuvre,  mais  dont  il  se  méfie  également   d’une  façon  presque  animale.   Dès  la  fin  de  l’été  1975,  le  phénomène  Springsteen  se  propage  comme  le  souffle  d’un  incendie.   Pour   tenter   de   donner   une   idée   de   ce   qui   se   passa   à   l’automne   aux   USA,   on   peut   reprendre   la   description  éberluée  qu’en  fit  Bob  Harris,  un  journaliste  de  la  BBC  dépêché  en  urgence  aux  USA   pour  prendre  la  mesure  du  phénomène.  À  peine  arrivé  à  New  York,  le  nom  de  «  Springsteen  »  lui   sauta   au   visage.   Il   s’étalait   partout   dans   la   rue,   sur   les   murs,   taggé   par   les   kids,   placardé   en   affiches   aux   quatre   coins   de   la   ville,   dans   les   journaux   ou   à   la   radio…   La   tournée   va   asseoir   la   réputation   du   groupe   que   Dave   Marsh   décrit   déjà   «  comme   le   meilleur   groupe   de   rock   jamais   réuni.  »   Le   monde   musical   semblait   attendre   sa   nouvelle   white   wonder   depuis   longtemps.   Les   éloges   fusent   de   partout.   Kenneth   Tucker   écrit  :   «  Springsteen   pourrait   bien   être   le   sauveur   du   rock’n’roll  que  beaucoup  pensent  qu’il  est.  »   Une sorte de Messie du rock semblait avoir surgi pratiquement du jour au lendemain sur la Côte Est. Mais cette vision messianique avait son revers ; en occultant les années passées à écumer les clubs, en entretenant le fantasme du héros venu de nulle part, propulsé du jour au lendemain, on l’exposait à la suspicion de n’être finalement qu’un produit hype préfabriqué et conçu par le business (cf. la T-Rex Mania de 1972-1973). Et comme en 1973 avec l’affaire du « nouveau Dylan », Bruce n’échapperait pas aux soupçons au sujet d’une « Hype Springsteen » montée de toutes pièces par CBS. La  presse  dans  son  ensemble  salue  donc  l’album,  même  si  dans  The  Real  Paper,  Landon  Winner,   qui   a   succédé   à   Landau,   émet   déjà   quelques   réserves.   Certains   articles   ne   sont   pas   aussi   dithyrambiques   qu’on   aurait   pu   l’espérer.   L’intérêt   soudain   des   grands   médias   autour   du   seul   nom  de  Springsteen  finit  par  indisposer  quelques  journalistes.  Un  contre-­‐feu  est  allumé  par  des   gens   comme   Henry   Edwards   du   New  York  Times.   Il   décrit   Springsteen   «  Comme  un  film  de  série  B   stéréotypé,   jouant   l’adolescent   hors-­‐la-­‐loi,   solitaire,   perdu   et   désespéré.   Son   seul   but   est   d’embarquer  une  fille  à  bord  de  sa  voiture  et  de  filer  sur  l’autoroute  vers  nulle  part.  Si  Springsteen   n’existait  pas,  la  presse  l’aurait  créé  »   Éreintant   l’album,   du   son   aux   compos,   rien   n’est   bon,   Edwards   accuse   Springsteen   d’avoir   plagié   Alice   Cooper   (sic  !).   Le   journaliste   ne   montre   pas   plus   d’indulgence   pour   les   prestations   scéniques  «  agitées  et  répétitives  »  du  Boss.   Ce  commentaire  traduit  parfaitement  bien  le  climat  qui  règne  alors  dans  le  monde  de  la  musique   autour   de   son   nom.   Aux   USA   comme   en   Angleterre,   dès   octobre,   la   presse   (rock   ou   non)   va   se   scinder   en   deux   camps   :   les   pro   et   les   anti-­‐Springsteen.   Ces   derniers,   quand   même   nettement   moins  nombreux  alors,  retrouveront  de  la  verve  et  de  l’impact  en  particulier  à  la  fin  des  années   80,  lorsque  la  carrière  du  chanteur  sera  au  plus  bas.     L’énorme   campagne   de   promo   organisée   par   CBS   est   sous   bien   des   aspects   contre-­‐productive.   L’affaire  de  la  «  double  couverture  »  du  Times  et  de  qu’une  marionnette,  le  «  truc  de  l’année  »  à   qui   on   prédit   un   oubli   rapide   emporté   qu’il   sera   par   la   disco   musique   pointant   le   bout   de   ses   chaussures  vernies.   Certains   commentateurs   sont   à   la   fois   un   peu   plus   mesurés   et   ambigus  :   «  Springsteen,   par   sa   musique  et  sa  personnalité  punkitsch,  exerce  un  attrait  irrésistible  et  pour  les  teenagers  en  créant   un   nouveau   héros,   et   pour   les   plus   vieux,   nostalgiques   d’un   temps   ou   les   rock   stars   étaient   envisagées  comme  des  rebelles  s’opposant  à  l’establishement  ».   Pas  mal  de  rock  critics  new-­‐yorkais,  très  impliqués  dans  ce  qui  se  passe  au  même  moment  intra-­‐ muros,   agacés   également   par   le   cirque   médiatique   de   Columbia,   émettront   des   jugements   plutôt   sévères   (notamment   au   sujet   de   son   authenticité).   Quelques   papiers   posent   d’ailleurs   des  

 

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questions  qui  ne  sont  pas  sans  intérêt  au  sujet  de  la  démarche  artistique  de  Bruce.  Nick  Cohn  et   surtout  Richard  Meltzer  sont  de  ceux-­‐là  :  «  Springsteen  n’a  pas  les  qualités  d’écriture  équivalentes   à  Peter  Wolf  et  son  J  Geils  Band,  ni  les  qualités  scéniques  d’Iggy  ».   Pour   Meltzer,   Bruce   n’est   ni   plus   ni   moins   que   l’incarnation   de   ce   que   le   public   est   prêt   à   accepter   commercialement,   à   l’instar   d’un  Elton  John  dans  un  créneau  différent.     Appréciant   le   côté   épique   de   Born   To   Run,   Greil   Marcus   sera   plus   enthousiaste   (ce   qui   n’est   guère   difficile)  :   «  Le  public  n’avait  plus  de  héros  depuis  des  années,  et  voici  un  individu  qui  peut   nous   inspirer   et   ré-­‐énergiser   l’initiative   en   offrant   un   peu   plus   que   ces   vains   trucs   frivoles   et   nombrilistes  qu’on  nous  sert  ».   Heureusement pour lui, outre Greil Marcus et Jon Landau, Springsteen a l’appui d’une bonne partie de l’intelligentsia rock : Dave Marsh, bien sûr, devenu un intime, John Rockwell, Lester Bangs (qui somme toute aime son travail) ou Peter Knobler depuis le premier album. Quant à Robert Hilburn, il dira son grand regret de n’avoir pas amené avec lui l’album Born To Run lorsqu’il rencontra Elvis Presley.

                               

 

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    Marc  Dufaud  est  écrivain  et  cinéaste.  Il  vient  d’achever  un  film  sur  le  chanteur    Daniel  Darc,  est  l’auteur  d’un  magnifique  roman  Les   Peaux   transparentes.   Ayant   plusieurs   cordes   à   son   arc,   il   a   publié   des   ouvrages   sur   le   rock,   le   punk   et   la   littérature.   Après   sa   biographie  sur  Springsteen,  il  va  nous  régaler  avec  Adam  Ant,  le  dernier  punk  rocker  !  

       

       

 

 

Le  jeune  Rémi  est  tombé  dans  la  Springsteenerie  tout  petit.  Depuis,  cette  passion,  qui  se  transmet  de  générations  en  générations,  ne   s’est  pas  arrangée.  Il  nous  a  envoyé  ses  impressions  sur  le  concert    homérique  du  11  juillet  2016…  

  Bruce  Springsteen  de  retour  à  Paris  :  chevauchées   fantastiques   par  Rémi  Barrot    

Lundi  11  juillet,  Accorhotel  Arena,  le  jour  J,  Bruce  Springsteen  et  le  E-­‐street  band  sont  à   Paris   à   l'occasion   du   River   tour.   Après   une   massive   tournée   américaine,   le   Boss   arrive   sur  le  vieux  continent  pour  enflammer  stades  et  salles  de  spectacles.     Après  des  mois  d'impatience,  j'y  suis  enfin,  je  m'apprête  à  vivre  mon  deuxième  concert   de   Springsteen,   une   sorte   de   confirmation   pour   moi   après   celui   de   2013   au   stade   de   France.   D'autant  plus  que  la  nuit  d'avant,  la  France  perdait  la  finale  de  son  Euro  face  au  Portugal,   une   défaite   au   goût   amer,   venue   gâcher   l'aboutissement   de   cette   compétition  !   Après   cette   désillusion   sportive,   j'ai   besoin   de   me   tourner   vers   autre   chose.   Il   me   faut   quelqu'un  de  rassurant,  de  passionné,  capable  de  t'emporter  avec  lui  dans  son  univers  et   en   qui   tu   as   l'intime   conviction   qu'il   ne   te   laissera   jamais   tomber,   il   me   faut   Bruce   Springsteen  !     Après   avoir   pénétré   dans   l'enceinte   de   Bercy   (L'AccorHotel   Arena   mainenant),   nous   prenons   place   tranquillement   et   à   19h45   tapante,   Bruce   sort   de   l'ombre,   «  Bonjouw   Paris  !  Comment  alley-­‐vous  ?  ».  Toujours  vêtu  sobrement,  un  T-­‐shirt  noir,  son  gilet  gris,  il   arrive   seul   et   s'installe   au   piano   pour   nous   interpréter   Incident   on   57th   Street,   une   ballade   de   7   minutes   à   la   West   Side   Story.     Bruce   nous   laisse   déjà   sans   voix.   Le   morceau   terminé,  le  public  explose,  le  groupe  s'installe,  Bruce  prend  la  température  et  s'apprête  à   définitivement  faire  parler  la  poudre.    

 

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Il   entame   alors   une   série   de   morceaux   rock   enflammés   avec   Reason   to   Believe,   son   mythique   Badlands   et   Into   the   Fire,   il   continue   de   monter   en   intensité   pour   s'attaquer   aux   quatre   premier   titres   de   The   River   avec   le   superbe   The   Ties   That   Bind   (les   liens   qui   unissent).  Aucun  doute,  Bruce  est  en  feu  ce  soir  !   Après   cette   série   endiablée,   Bruce   et   le   groupe   retiennent   cette   furie   rock'n'rollesque   qui   gronde   en   eux   pour   interpréter   au   public   un   des   morceaux   les   plus   émouvants   de   la   carrière  du  Boss,  Independance  Day.  Il  nous  conte  alors  cette  poignante  séparation  entre   un  père  et  son  fils,  qui  choisit  de  quitter  le  nid  familial  et  sa  ville  natale  pour  s'envoler   vers  d'autres  rêves.     La   salle   est   conquise   et   Bruce   enchaîne   avec   Hungry   Heart,   autre   morceau   phare   de   l'album.   Puis   les   titres   se   succèdent   avec   toujours   la   même   énergie   et   ce   lien   presque   fusionnel  que  Bruce  établit  avec  son  public.  Il  continue  de  nous  chanter  quasiment  tous   les   titres   de   l'album   et   y   ajoute   des   classiques   de   son   répertoire   tel   que   Nebraska   en   acoustique,   Because   the   Night,   Jungleland   et   Born   to   Run   où   s'invitent   même   son   ami   Elliot  Murphy  et  son  fils  Gaspard  Murphy.   Arrive   alors   le   titre   Ramrod   et   s'en   suit   la   fameuse   coupure   de   courant  :   Bruce   a   fait   péter   les   plombs   de   l'Arena  !   Pendant   une   dizaine   de   minutes,   plus   de   son,   plus   d'écrans   géants,  salle  totalement  éclairée  et  une  alarme  de  sécurité  en  boucle.  Mais  pendant  tout   ce   temps,   on   observe   Bruce   au   loin,   totalement   détendu   qui,   suivi   de   ses   musiciens,   commence  un  tour  de  scène  et  continue  le  morceau  pour  les  spectateurs  les  plus  proches   qui   peuvent   l'entendre.   Il   s'installera   ensuite   auprès   d'eux   pour   signer   quelques   autographes,   Bruce   prouve   qu'il   reste   le   meilleur.   La   salle   ne   faiblit   pas   non   plus   et   continue  de  fredonner  en  choeur  l'air  de  Badlands,  en  attendant  le  retour  de  la  star.   Une   fois   la   sono   rétablie,   Bruce   reprend   sa   guitare,   finit   le   morceau   et   continue   sur   Dancing   In   The   Dark,   Tenth   Avenue   Freeze-­‐out,   le   titre   Shout   des   Isley   Brothers   puis   Bobby  Jean,  un  des  plus  beaux  morceaux  de  Born  In  The  USA.     Il  est  environ  23h30,  déjà  plus  de  3h40  de  concert,  l'heure  pour  le  E  Street  Band  de  nous   dire  au  revoir  et  à  bientôt  on  espère.     Bruce  s'approche  alors  du  micro  et  va  finir  le  concert  comme  il  l'a  commencé,  seul  face  à   la   scène.   Accompagné   de   sa   guitare   et   de   son   harmonica,   il   nous   interprète   Thunder   Road   pour   clore   ce   show   en   toute   intimité,   un   dernier   moment   magique   entre   lui   et   nous.    Il  finit  en  nous  remerciant  :  «  Merci  beaucoup  Paris,  merci  beaucoup,  le  E  Street   Band  vous  aime,  merci  pour  cette  soirée  fantastique.  »   Au   final   après   un   show   de   3h48,   Bruce   s'éclipse,   me   laissant   simplement   admiratif,   comblé,  la  tête  remplie  de  souvenirs  que  je  suis  certain  de  ne  pas  oublier.     Springsteen  a  montré  qu'il  mérite  encore  et  toujours  son  titre,  il  est  le  Boss,  le  meilleur   d'entre   nous   et   à   mon   sens   le   dernier   héros   du   Rock'n'roll.   Le   temps   semble   n'avoir   aucune   emprise   sur   lui,   dopé   à   la   scène,   cette   énergie,   cette   voix   puissante   et   cette   générosité   envers   son   public   nous   le   démontre   encore   ce   soir,   Bruce   est   au   top   et   ne   compte  pas  encore  prendre  sa  retraite.   Alors  je  tiens  à  conclure  par  un  MERCI,  merci  pour  tout  Bruce.     Malgré  tous  les  problèmes  actuels  qui  ternissent  notre  monde,  le  fait  qu'il  existe  encore   des  personnes  comme  Bruce  Springsteen  nous  prouve  qu'il  reste  de  l'espoir  !                              

 

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Springsteen, cœur et âme par Fatoumata Cissoko

Abécédaire Springsteenien, contre les mous du genoux, ergoteurs, peines à jouir. Il y a des irréductibles irréprochables, Marc Dufaud (un livre-somme sur Bruce) Antoine de Caunes (il est né dedans quand il était petit), Jean-Baptiste Thoret (le désir de faire une véritable politique de l’auteur, en matière musicale) Serge Kaganski ( on lui doit un numéro spécial des Inrockuptibles et une fidélité indéfectible, au milieu de confrères ahuris qui se bouchent le nez et les oreilles à chaque fois que déferle la batterie Springsteenienne ). Souvent, les critiques français de la presse spécialisée,  

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ont été frileux et à côté de la plaque, paresseux… Ils sont passés à côté de Springsteen comme d’autres à côté de John Ford. En effet, ce géant aura été longtemps méprisé, avant de devenir l'incarnation du cinéma. La dernière en date, pour l’auteur de Nebraska, le directeur de rock and folk, Philippe Manoeuvre annonce un Springsteen "un peu las "dans son édito de Rock and folk. Il aurait dû se déplacer à Bercy quelques semaines après. Aux Cahiers de la Cinémamecque, nous avons vu Ulysse avec une voix de Stentor alignant 33 chansons, comme si la vie en dépendait, près de quatre heures de chevauchées fantastiques. Basse manoeuvre d’une critique sourde et complexée qui fait aussi souvent des revirements tardifs comme une cavalerie d’opérette ! Pour ma part, je n'ai pas envie de faire de phrases .... voici un petit abécédaire springsteenien, un Springsteen en toutes lettres de noblesse. A comme âme, arrachement, âpre, ardent B Big Bang, Big man, bras de fer, bondissant, brut, bravoure, battement C coeur, chevauchée, cavalcade, communisme, communauté, communion, course, couenne, chaleur, combustion, colère, cafards, coups, céleste, cirque D dantesque, duel, distance E échevelé, effacement, étreinte, éreintement, explosif, éraillé, éruption, empathie, entrailles F Ford, fraternel, fulgurant, folie, fureur, fusion, froid, frustration, funèbre, fantôme, folk, Faulkner G Gargantua, Grandgousier, gouffre, grondement, griffes H humus, humain, hymne, horizons I italien, irlandais, intensité, irréductible, irradié, ivresse, inspiration, incarnation J jubilation, jeunesse, jaillissement, jungle, joie, Joad K K0 L liens, liberté M mélopée, murmures, magie, moteur, morsures N nu, nécessité, nouvelles, nuit, nerfs O os, origine, orgue, orgasme, obscurité, observations P pulsion, pulsation, poumons, personnages, passé Q quête, quintessence R rage, roulement, riff, rock and roll, raffinement, rythme, regard, route, récit, rivière, rues, rédemption, renaissance, Ray S souffle, sourdine, séparation, saxophone, suicidaire, sang, sérénade, sonore, sueur, silhouettes, Steinbeck

 

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T tremblement, tellurique, tripes, talent, taureau, U utopie, unique, urgence, union v Vega, vie, vitesse, verve, vérité w western, Wayne Y yeah Z zoom

La transparence du temps par Marchouillard

Oui, oui, oui, trois fois oui, il s’agit bien de cinéma quand on parle de Bruce Springsteen (ses looks, ses différents narrateurs et incarnations, sa mise en scène, la durée quasi-expérimentale de ses concerts, ses chansons-courts métrages : de véritables films noirs, de véritables plans sonores qui campent un décor et des personnage en quelques mots). On peut avoir écouté 300 fois Born to run, il est tellement avec son fugueur qu’il donne toujours le sentiment du présent et de la première fois. C’est le cinéma qu’on aime. Le problème avec Springsteen, c’est qu’on n’arrive pas à faire un arrêt sur image. Le fan vieillit, lui, semble bonifié, toujours en mouvement. Il paraît « augmenté » là où le Iago de base attend sa perte, sa déchéance, son déclin. On attend le faux racccord entre la jeunesse et la vieillesse : ça ne vient pas, il n’est pas fourbu, il est habité, dur à cuir. Bien sûr, Les Pierres qui roulent ou Iggy Pop sont impressionnants mais le Patron du rock fait des heures sups. Il est le genre à faire ses 35 heures mais dans la journée, en un seul concert. Bref, Springsteen semble travailler deux fois plus que les autres. C’est un Stakhanov qui compose tout seul depuis 50 ans. Il joue « quitte ou double ». Il augmente… comme un auteur… L’auteur étymologiquement est « celui qui augmente ». Il sait aussi « réduire », « couper », « aller à l’essentiel », c’est ça les grands artistes, ils arrivent à faire ça. Et c’est amusant de constater qu’une oeuvre comme celle de Springsteen n’a pas cessé d’alterner, entre flamboyance et minimalisme. Grand orchestre, arrangements ambitieux et complexes, hurlements épiques et puis tout le contraire, voix basses, nudité de la musique, sobriété, mélopées. Il y a le côté Gargantua de l’acteur sur scène et le dépouillement de celui qui va jusqu’à l’os pour montrer la distance qui sépare le rêve américain de la réalité. C’est le rythme de Springsteen et son autobiographie revient sur son côté dépressif, son enfermement et les moments de libération. Bref, Springsteen tarde à sortir de scène car au-delà, la griffe du passé le rattrape. Avant sa dernière tournée il est inquiet. « Il va falloir nous confronter à notre passé » disait-il. Le côté sportif, roi de l’endurance du grand mégalo qui se sent obligé

 

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d’augmenter la durée de ses concerts plus il avance en âge. Ca agace certains, on aimerait retrouver de la fragilité et ne pas sortir crevé de chaque concert. En juillet dernier, lors de ces deux concerts parisiens, nous avons assisté à la matérialisation d’un concept modianesque : la transparence du temps. Deux images se superposent : le temps de la jeunesse et le temps de la vieillesse. Springsteen fait du Modiano sans le savoir. Il rejoue The River (1980) en intégralité, 36 ans après et il efface les aspérités entre deux époques. Comment faire coexister deux concerts marathons, éloignés dans le temps ? Il abolit la distance entre un rocker de 30 ans et un de 67 ans. C’est un véritable duel, c’est une superposition entre des gestes, deux voix, deux rythmes, deux pulsations, des rides qui apparaissent et disparaissent. C’est un grand moment de cinéma. Quand son fidèle musicien, Clarence Clemons est mort il a formulé cela ainsi. « Perdre Clarence, c’est comme perdre un élément, la pluie ou le vent ». Sans doute, une des plus belles phrases jamais prononcées sur la mort d’un ami. Quel est le résultat du duel ? Springsteen n’a rien perdu de sa jeunesse. Qui dit mieux ??? Le film de Springsteen n’est pas terminé. Comme les grands cinéastes, qui finissent très souvent par un film sublime : il n’est pas fini, il n’a pas fini de nous épater !

Mémoires de flâneurs Journal cinéphile Dossier Jacques Rozier / Patrick Modiano (1) : éloge de deux flâneurs par Vincent Barrot «  La  Nouvelle  Vague,  c'était  ça,  des  gens  qui  marchaient  dans  la  rue,  comme  dans  Adieu   Philippine  de  Rozier.  »  (Entretien  de  Patrick  Modiano  avec  Les  Inrockuptibles)     «  Et  l'on  pouvait  croire  encore  que    l'aventure  était  au  coin  de  la  rue  »  (Fleurs  de  ruine)  

Ca  n'arrive  qu’au  cinéma…  Ca  n’arrive  que  dans  la  vie  disait  Balzac.   Il   était   une   fois   la   fin   d'un   cours   avec   les   «  Sorbonagres  ».   Ainsi   les   appelait   Rabelais.   Un   cours   avec   sa   durée   propre   et   le   chemin   choisi   pour   rejoindre   la   bouche   de   métro.   La   personne   qui   m'accompagne  ce  jour-­‐là,  joue  un  rôle  indispensable  et  unique,  comme  tous  les  êtres  qui  passent   dans  notre  vie  :  le  temps  est  suspendu  à  ses  pas,  c'est  elle  qui  découpe  l'espace,  elle  traverse  les   rues   de   Paris   à   son   rythme,   elle   a   ses   habitudes   et   je   m'y   conforme.   Au   bout   de   la   rue   Victor-­‐ Cousin,  chaque  passant  détient  le  pouvoir  d'orienter  un  mouvement  de  sa  vie  dans  telle  ou  telle   direction   (rester   dans   la   rue   des   Ecoles   ou   prendre   la   rue   du   Sommerard,   deux   destins   différents  !).   Pourquoi   le   moment   du   choix   est-­‐il   précieux   ?   Parce   qu'il   ne   se   répétera   jamais   d'une  manière  identique.  C'est  un  instant  qui  a  sa  durée  spécifique,  un  passage,  une  trace  sur  le   sol  qui  aurait  pu  se  réaliser  à  un  endroit  différent  ou  ne  pas  exister  du  tout.  Il  n'existe  sans  doute    

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pas   de   vie     sans   sacré   ni   d'amour   du   cinéma   sans   sacraliser   le   temps,   les   lieux,   les   êtres,   les   choses.   Aujourd'hui,  il  est  21  h,  ce  vendredi  6  février  1998.  Je  ressens  plus  que  jamais  l'effet  Smoking/No   Smoking  de  Resnais.    Et  dire  que  j'hésitais  hier  à  assister  à  ce  cours...   Flash  back,  18h10.  Marie  "passe  par  là  d'habitude",  je  la  suis.  Pour  ma  part,  je  prends  tantôt  cette   rue,   tantôt   une   autre,   pour   rentrer   chez   moi.   Chaque   jour,   nous   prenons   telle   ou   telle   trajectoire,   c'est   le   montage   de   la   vie   -­‐   comme   un   metteur   en   scène   qui   agence   les   plans   pour   suivre   une   ligne   précise.   Soudainement,   dans   un   angle   impossible   -­‐   à   une   fraction   de   seconde,   à   un   battement   de   paupière   près,   je   n'aurais   rien   vu   (nous   faisons   tous   un   travail   cinématographique   de  montage  avec  nos  yeux)  -­‐j'ai  entr'aperçu  une  grande  silhouette  fugitive,  un  personnage  flou.   Happé   par   une   nécessité,   un   désir   de     ploger   dans   la   fiction,    j'ai   eu   l'impression   très   vague   de   reconnaître   cet   homme   qui   flânait   dans   une   rue   de   Paris   et   le   sentiment   diffus   d’avoir   aperçu   dans  la  vie  un  personnage  de  fiction.   Je  le  voyais  maintenant  à  vingt  mètres,  en  train  d'observer  les  hauteurs  d'un  immeuble  imposant   et  je  voulus  rendre  net  le  tremblé  de  cette  image  fuyante.  Je  m'élançai  à  sa  poursuite.  Ce  visage   indistinct,  ce  voile  jeté  sur  la  "réalité"  et  ce  doute  qui  me  saisissait  encore,  tout  cela  provoqua  en   moi    un    troublant  vertige  ...     Il   fallait   vérifier   si   cet   homme   était   bien   celui   que   j'avais   rêvé   de   rencontrer,   par   hasard,   au   détour   d'une   ruelle.   Mais,   je   ne   suis   à   Paris   que   depuis   deux   ans,   des   milliers   d'habitants   nous   séparent,  c'est  impossible.  C'était  un  vœu  formulé  en  silence,  comme  quelque  chose  qui    n'arrive   qu'au  cinéma,  un  film  irréalisable  !     Mais,   "ça   n'arrive   que   dans   la   vie"   dit   Balzac,   dont   La   Peau   de   chagrin,   qui   me   semble   un   véritable  manifeste,  démontre  que  le  cinéma,  la  mise  en  scène,  sont  bien  ancrés  dans  la  vie.   Je  ressens,  ce  soir,  la  satisfaction  d'un  cinéaste,  heureux  d'avoir  réussi  à  capter,  à  saisir  au  vol   le   passage  d’un  flâneur  mystérieux.  Moi,  qui  ne  serai  jamais  cinéaste,  au  moins  une  fois,  j'aurai  bien   placé  ma  caméra.  Cela  m'évoque  Bresson,    qui  est  persuadé  qu'un  seul  endroit  est  susceptible  de   faire  voir,  de  prendre,  comprendre  les  choses.   Le   personnage   en   question   marche   vite   et   il   est   déjà   loin…   Je   pense   rétrospectivement   qu'il   a   dû   hésiter  un  temps  à  traverser  la  rue  des  Ecoles  pour  regarder  des  livres  en  vitrine.  S'il  ne  s'était   pas  attardé,  à  son  allure,  l'homme  aurait  disparu  à  jamais  comme  dans  certains  romans.  J'arrive   derrière  lui,  le  reconnais  de  profil,  je  m'approche  et  l'interpelle  :  "Monsieur  Modiano!"   Le  récit  devient  délicat.  Il  m'est  plus  facile  de  parler  de  l'avant,  de  l'après,  que  du  pendant,  même   si   ce   qui   va   suivre   me   semble   fidèlement   retranscrit.   Un   échange   a   commencé   très   vite,   avec   des   sourires  car  il  parut  amusé  de  cette  phrase  balbutiée  :     -­‐  J'ai  toujours  pensé  vous  rencontrer  en  train  de  flâner  dans  une  rue  de  Paris,  par  hasard,  c'est   incroyable  !.     -­‐  Ecoutez  c'est  très  gentil,  c'est  gentil,  ça  me  fait  plaisir.   Dans   le   monde   de   Modiano,   des   êtres   peuvent   justement   disparaître   subitement,   sans   laisser   d'adresse  …     Vous   êtes   souvent   dans   le   quartier   ?   Je   suis   tous   les   jours   dans   le   quartier.   Je   suis   étudiant.   A   ma   grande  surprise,  il  me  demande  mon  âge.  «  Vingt  cinq  ans  ».  Il  y  a  un  peu  plus  de  vingt  cinq  ans,  il   était   souvent   à   Saint-­‐Michel   où   il   a   probablement   erré   comme   je   le   fais.   A   cette   époque,   il   ne   devait  pas  encore  savoir  quel  chemin  prendre.   «  Donnez-­‐moi  votre  adresse,  on  ira…  ».  Il  me  montre  un  café…   Un  souvenir  étrange  me  revient.  En  mars  1997,  lisant  son  nouveau  livre,  Dora  Bruder,  page  dix-­‐ huit,  je  retrouvai  exactement  une  sensation  éprouvée  par  des  amis  et  moi,  la  même  année,  lors   d'une   visite   à   la   Sainte-­‐Chapelle.   Exactement   le   même   sentiment   d'   incompréhension   ,   d'absurdité.  Sans  le  savoir,  je  suivais  déjà  les  pas  de  cette  ombre  de  fiction  :   "Au  bout  d'un  vestibule,  le  règlement  exigeait  que  l'on  sorte  tous  les  objets  en  métal  qui  étaient   dans  nos  poches.  Je  n'avais  sur  moi  qu'un  trousseau  de  clés.  Je  devais  le  poser  sur  une  sorte  de   tapis  roulant  et  le  récupérer  de  l'autre  côté  d'une  vitre,  mais  sur  le  moment  je  n'ai  rien  compris  à   cette   manœuvre.   A   cause   de   mon   hésitation,   je   me   suis   fais   un   peu   rabrouer   par   un   planton.   Etait-­‐ce   un   gendarme   ?   Un   policier   ?   Fallait-­‐il   aussi   que   je   lui   donne,   comme   à   l'entrée   d'une   prison,  mes  lacets,  ma  ceinture,  mon  portefeuille  ?  "    

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Connaissant   sa   passion   pour   le   cinéma,   je   lui   dis   que   j'aimerais   écrire   sur   les   films   de   Jacques   Rozier.   J'étais   certain   qu'   il   les   aimait   aussi.   «  Bien   sûr…   Adieu   Philippine…  »   !   J'ai   connu   une   fille…   qui   participait   au   montage……   de   ses   films",   me   confie   Monsieur   Modiano.   Je   lui   dis   pourquoi   je    m'intéresse   à   Rozier   :   et   si   ses   œuvres   du   temps   perdu   et   du   temps   retrouvé,   qui   sont  pour  le  moins  difficilement  visibles,  disparaissaient  à  jamais  ?   «  Je  me  souviens  d'  un  réalisateur  qui  le  connaissait,  il  habitait  Montargis,  j'y  allais  souvent  à  une   époque  de  ma  vie…  »   Nous  cherchons  tous  les  deux  le  nom  de  ce  cinéaste  qui  nous  échappe.  Trou  de  mémoire  partagé   avec  Patrick  Modiano…  Puis,  cela  me  revient,  il  s'agit  de  Pascal  Thomas.  La  mémoire  de  l'auteur   de  Du  plus  loin  de  l'oubli  serait-­‐elle  faillible  ?   «  Ca  m'évoque  plein  de  souvenirs...  »  Avec  les  mains  il  me  suggère  quelque  chose  de  compliqué,   de   trouble,  qui   le   rattache   à   ce   passé   là.   Probablement,   ma   région   lui   évoque   les   personnes   un   peu   louches   que   côtoyait   son   père.   Par   exemple,   le   récit   d'une   chasse,   du   malaise   éprouvé   par   le   narrateur  dans  Livret  de  Famille  est  peut  être  lié  à  un  mauvais  souvenir.   J'ai  l'impression  de  vivre  une  scène  de  Double  Messieurs  de  Jean-­‐François  Stévenin,  plus   précisément,  de  vivre  des  dialogues  de  cinéma,  à  la  Rozier,  vivants,  des  bribes  de  phrases,  des   intonations  plus  que  des  mots  figés.   Je  gribouille  mon  adresse  et  mon  numéro  de  téléphone.  «  Je  connais  bien  votre  rue"  (La  Folie   Méricourt).  Mais  existe  t-­‐il  une  rue  de  Paris  qu'il  ne  connaisse  pas  encore  ?   Nous    nous  serrons  la  main  et  je  me  souviens  l'avoir  regardé  partir,  comme  s’il  allait  se  diluer   dans  l’air.   L'homme  à  l'imperméable  disparaît  dans  la  foule.   Modiano,  pour  ceux  qui  aiment  se  balader  dans  Paris  est  un  frère  invisible  avec  qui  le   lecteurpartage  des  angoisses,  des  tourments,  des  joies,  des  vertiges.   Un  entretien  qu'il  avait  donné  aux  "  Inrockuptibles  ,en  compagnie  de  Catherine  Deneuve,  m'avait   marqué.    Il  venait  de  faire  une  brève  apparition  dans  un  film  de  Raoul  Ruiz  dont  la  prochaine   aventure  sera  l'adaptation  du  Temps  retrouvé.  

 

 

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Ce  soir,  il  faut  tout  écrire  :  j’ai  l’impression  d’avoir  rencontré  un  auteur  et  un  personnage.    Et    si   j’avais   été   dans     une   autre   rue   !   Je   me   rends   compte   que   cet   après-­‐midi,   j'ai   lu   un   passage   de   Diderot   sur   le   déterminisme.   Jacques   le   fataliste   est   convaincu   que   tout   ce   qui   nous   arrive   est   enchaîné   à   une   nécessité.   Sans   doute,   parfois,   il   y   a   des   dérèglements   de   la   machine   et   de   ses   oracles.  Je  ne  suis  pas  quelqu'un  de  superstitieux,  je  ressens  malgré  tout,  pour  la  première  fois,   une  sorte  de  manipulation  des  images  à  travers  moi.  Je  n'arrive  pas  à  exprimer  ce  flux...  Comme   dans   un   film   où   plusieurs   plans   courts,   apparemment   anodins,   se   révéleront   importants,   plus   tard,  pour  la  compréhension  d'une  fiction,  les  hasards  de  ma  vie  semblent  s'expliquer,  au  fur  et  à   mesure,   en   s'agençant   comme   des   plans.   Ce   que   je   dis   là,   est   assez   banal   pour   des   artistes   -­‐   Renoir,   Rozier   créent   à   partir   des   aléas   de   la   vie   -­‐   mais   c'est   plus   rare   de   vivre   l'aura   d'un   moment  et  l'expérience  du  montage  sans  être  créateur.  Devenir  tout  à  coup,  de  façon  fortuite  et   brève,   un   homme-­‐cinéma,   qui   vit   ses   images,   leurs   lignes,   leurs   courbes,   et   qui   se   sent   aussi   dirigé,  manipulé  comme  un  acteur.  Sentir  le  poids  d'un  lieu,  la  pesanteur,  l'apesanteur,  le  temps   qui  s'arrête,  le  basculement  dans  la  fiction.  Alors  la  tête  tourne.  La  vie  se  transforme  en  tournage.   Encore   cet   après-­‐midi,   j'ai   lu   l'article   d'Antoine   de   Baecque   dans   Les   Cahiers   du   cinéma   sur   la   fantastique   réinvention   cinématographique   de   Woody   Allen   :   le   personnage   flou.   Et   qui   je   rencontre   ce   soir   ?   Modiano,   créateur   par   excellence   de   personnages   flous.   Modiano   ou   son   personnage  ?  

Sincèrement,  aujourd'hui,  je  me  suis  demandé,  si  je  n'allais  pas  disparaître  à  mon  tour  ou  me   transformer  en  personnage  flou,  par  un  phénomène  de  contagion  de  la  fiction  sur  la  “  réalité  ”.   (suite  :  au  prochain  épisode).    

 

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Ciné-club Jean Douchet : voilà le programme ! Par Fatoumata Cissoko Quelques dates pour réviser son cinéma avec Jean Douchet, personnage emblématique du cinéma et de la Cinémamecque.

« Qu’est-ce qu’un cinéaste ? » à la Cinémathèque (Paris-Bercy) « Qu’est-ce qu’un cinéaste? » Quelle question ! Mais y en a t-il une autre ? Comment répondre alors à une telle question qui se confond ou rappelle celle d’André Bazin (« Qu’est-ce que le cinéma ? ») ? On tentera d’apporter des éléments de réponse en s’affranchissant plus ou moins de la chronologie, en s’essayant à une approche film par film et cinéaste par cinéaste, chacun incarnant pour les besoins de la « démonstration » une idée de mise en scène. Et une idée de mise en scène dans sa spécificité cinématographique comme dans son rapport à d’autres arts, le théâtre en particulier. Chaque film est ainsi introduit ou présenté par un mot ou une expression : un mot qui ouvre une piste, un mot clé ou, au contraire, qui reste volontairement et par espr

 

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it de jeu un peu énigmatique… Espions (Les) Fritz Lang / Allemagne / 1928 Me 26 oct 19h30 • •

Michaël  Carl  Theodor  Dreyer  /  Allemagne  /  1924  Me  19  oct  19h30     Voyage  en  Italie  Roberto  Rossellini  /  Italie-­‐France  /  1953  Me  23  nov  19h30      

Abel Ferrara et son formidable Welcome to New York : c’est mieux de le voir sur grand écran, lors d’un ciné-club, que sur un petit écran !

 

Ciné-Club de Jean Douchet – Kurosawa (pas encore modelé, désolé !!!) au Centre des arts d’Enghien (à 15 min de Gare du Nord)

  Mardi  18  Octobre  2016  -­‐20:00   Mardi  8  Novembre  2016  -­‐20:00   Mardi  13  Décembre  2016  -­‐20:00   Mercredi  13  Avril  2016  -­‐20:00   Mercredi  25  Mai  2016  -­‐20:00   Huit  films  majeurs  d'un  cinéaste  de  légende  qui  bouleversa  à  jamais  la  scène  cinématographique   mondiale  –  à  contempler  dans  leur  splendide  version  restaurée.  

 

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Jean Douchet et sa horde de cinéphiles

Né en 1910, Akira Kurosawa est l’un des cinéastes japonais les plus acclamés du XXe siècle, dont l’impressionnante carrière a donné naissance à un florilège de chefs-d’œuvre puissants et indémodables. Du film d’action, à la fresque historique en passant par le film noir et le drame intimiste, le cinéaste a touché à tous les genres. Grand connaisseur de la littérature occidentale, il a également transposé de nombreux auteurs à l’écran : Shakespeare (Le Château de l’Araignée), Maxime Gorki (Les Bas-Fonds), Ed McBain (Entre le ciel et l’enfer). Considéré comme l’un des plus importants ambassadeurs japonais à l’étranger, ses films sont de formidables témoignages sur le Japon – aussi bien médiéval (Qui marche sur la queue du tigre…) que contemporain (Vivre dans la peur) – dans lesquels le cinéaste fait preuve d’un regard empreint d’humanisme, mais néanmoins critique, sur la société nippone. Son art du réalisme visionnaire fait de Kurosawa rien de moins qu’un double cinématographique de Dostoïevski, l’une de ses principales références littéraires. Cinéaste influencé par la culture occidentale, il finira par l’influencer à son tour. De grands cinéastes vouent ainsi un culte à son œuvre : Martin Scorsese, Clint Eastwood, George Lucas… Jean Douchet animera ces séances avec sa pertinence et sa convivialité habituelles, en établissant, à l’issue du film, un dialogue avec les spectateurs autour de l’analyse de l’œuvre et de sa perception. •

Qui   marche   sur   la   queue   du   tigre...   (Tora   no   o   wo   fumu   otokotachi)  -­‐  Mardi   18   octobre,  20h  

Au XIIe siècle, les guerres de clans font rage au Japon. Le prince Yoshitsune est pourchassé par son frère aîné, jaloux de sa récente victoire sur le clan Heike. Yoshitsune prend alors la fuite... •

Les  bas-­‐fonds  (Donzoko)  -­‐  Mardi  8  novembre,  20h  

Dans les bas-fonds d’Edo, à l’écart du reste de la ville, se dresse une auberge miteuse. Une dizaine de personnes vivent dans cette cour des miracles. A l'arrivée d'un mystérieux pèlerin, les habitants de l’auberge se mettent à rêver et à croire en de jours meilleurs... •

 

Le  château  de  l'araignée  (Kumonosu-­‐jo)  -­‐  Mardi  13  décembre,  20h  

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Dans le Japon féodal, alors que les guerres civiles font rage, les généraux Washizu et Miki rentrent victorieux chez leur seigneur Tsuzuki. Ils traversent une mystérieuse forêt et rencontrent un esprit qui leur annonce leur destinée... Emplacement:     Centre  des  arts     12-­‐16  rue  de  la  Libération     95880  Enghien-­‐les-­‐Bains      

Le  Ciné-­‐club  du  Cinéma  du  Panthéon  (Paris,  5ème)      

                                                   Jean Douchet, l’homme-cinéma, qui nous empêche d’être des casaniers,  

révise les films de Brian De Palma au cinéma du Panthéon, à Paris. (cette année, il y en a qui sèchent, j’ai les noms…)

Jeudi 20 octobre à 20 h : Pulsion Jeudi 17 novembre à 20h : Blow out Jeudi 15 décembre : Body double

   

 

 

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Société de contrôle par Pierre-Gilles Pélissier Ce texte est initialement paru sur le site d’ActuSF, dans la rubrique « Formes de la SF », alimentée mensuellement par Pierre-Gilles Pélissier.

Prisonniers des images : lecture comparée de deux planches de BD (Eberoni/Montellier) Tout lecteur de roman, BD ou spectateur de cinéma ressent un jour une impression de déjà-vu. Soit parce que l’œuvre qu’il parcourt renvoie délibérément à une autre, en lui adressant un clin d’œil, en lui faisant explicitement référence, soit parce que deux démarches créatives, en explorant des thèmes communs, s’accordent à exprimer, de manière proche ou identique, une même idée. Cette impression de « déjà-vu » nous a ainsi saisi en lisant un passage de la bande dessinée Samouraï d’Eberoni, parue en 2010 aux éditions Futuropolis. Après quelques recherches, nous avons réalisé que cette page nous avait évoqué une planche signée Chantal Montellier et visible dans l’album L’esclavage c’est la liberté.

 

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Chantal Montellier, L’esclavage c’est la liberté, p. 49.

Eberoni, Samouraï, p. 42. Paru en 1984 aux Humanoïdes associés, L’esclavage c’est la liberté est une broderie graphique autour du 1984 (Nineteen Eighty Four) d’Orwell auquel son titre et sa préface font directement référence. Généralement en une planche, Montellier prolonge ou développe certains points du roman d’Orwell, les corrige ou les adapte à l’évolution du monde, les commente. Faite de moments autonomes (à l’exception des huit dernières pages qui se suivent et visent une certaine continuité), qui plus est séparés par la mise en page, cette BD, loin d’être une adaptation de 1984, apparaît plutôt comme une série de notes de lecture sur celui-ci ou encore autant de réflexions ou d’idées graphiques que certains passages de cet ouvrage peuvent faire germer chez un artiste. Paru vingt-six ans plus tard, Samouraï d’Eberoni est un poème visuel et une rêverie érotico-dystopique à partir du film homonyme de Jean-Pierre Melville (1967) dans lequel un tueur à gages veille à remplir son contrat en traversant un Paris futuriste à moitié submergé et dévoré par la violence et la pornographie. En apparence peu comparables dans leur style respectif et leurs ambitions, ces deux BD d’anticipation présentent pourtant nombre de thèmes communs et notamment celui de la surveillance généralisée, et en l’occurrence celui d’un contrôle total exercé par un dispositif panoptique, permettant au pouvoir de suivre ou traquer chaque individu dans le moindre de ses gestes et déplacements. Plus que sa dimension sonore, téléphonique ou informatique, c’est bien l’aspect optique de la surveillance qui va intéresser nos deux artistes et ceux-ci vont traduire leur crainte en emprisonnant leurs personnages dans un réseau d’images. Dans les deux bandes dessinées évoquées, grâce à la spécificité de ce médium graphique, les images et la réalité sont mises sur le même plan, deviennent indistinctes. Dans l’ouvrage de Montellier, les images tapissent littéralement le décor du

 

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monde totalitaire, lui servent de toile de fond, et il arrive même que certaines parties du dessin apparaissent comme des images collées sur un fond supposé « réel » ou en relief (tel ce caniche aux propos xénophobes apparemment scotché sur le trottoir mais tenu en laisse par une personne « réelle », p. 7) traduisant l’idée d’un monde où le réel mis en image peut être infiniment corrigé ou rectifié. De même, chez Eberoni, les images, érotiques ou pornographiques, prolifèrent sur les écrans de publicité et assaillent l’esprit du personnage principal sous la forme de petites vignettes (mentales ?) qui parasitent sa vision de la réalité. Dans ce monde de la surveillance permanente, toutes les images se confondent et le cadre de la case devient aussi celui de l’écran de contrôle ou de la vidéosurveillance où les personnages se retrouvent enfermés. Un enfermement qui est redoublé par un dispositif d’emboîtement d’images potentiellement infini : le premier surveillant et son écran de surveillance faisant à leur tour l’objet d’une surveillance par le regard et l’écran d’un deuxième surveillant...

Montellier, L’esclavage c’est la liberté, p. 7.

 

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En pointant ce parallèle, il ne s’agit pas ici de prétendre qu’Eberoni aurait repris (consciemment ou inconsciemment) une idée de Chantal Montellier mais plutôt de suggérer qu’il y aurait une forme esthétique idéale ou privilégiée pour donner corps à certaines idées. En insérant une image dans une image, Montellier comme Eberoni partagent une même intuition esthétique en recourant tous deux à un procédé de mise en abyme pour traduire une question de récursivité touchant à la philosophie politique ; une question d’ailleurs posée dès l’Antiquité par le poète romain Juvénal, vraisemblablement en réponse à une aporie de la République de Platon, et demandant : « Quis custodiet ipsos custodes ? / Qui gardera ces gardiens ? ». S’il est en effet nécessaire qu’il y ait des gardiens pour surveiller les citoyens, qui, dès lors, va garder ces gardiens ? Qui va les empêcher d’avoir une attitude dissipée, de négliger leur tâche, de se comporter de manière indigne et contraire à ce qu’ils imposent aux autres ? Dès lors que la surveillance de tout un chacun est posée comme un impératif, qui va surveiller les surveillants ? La façon d’organiser cette mise en abyme à l’échelle de la planche par nos deux auteurs, et la façon dont elle s’insère dans l’économie du reste de la BD, diffère toutefois légèrement et amène deux lectures distinctes. Chez Montellier, l’enchaînement des cases fonctionne à la manière d’un zoom arrière : on part d’un plan moyen sur deux personnages (1re case) puis, en prenant du recul ou du champ, on se rend compte qu’il s’agit d’un écran de surveillance sous la vigilance d’un homme (2e case) lui aussi objet de la surveillance d’un second gardien (3e case). L’élargissement progressif et linéaire du champ parallèle à celui de la taille de la case amène le lecteur à mieux saisir l’imbrication des images et le fait que chaque image est assimilable à la captation d’un écran de surveillance. Mais Montellier fait également preuve d’humour et amène une distance critique dans sa planche : le premier surveillant est distrait de son travail et rappelé à l’ordre par un second… parce qu’il lit une BD. Ce qui conduit à placer le lecteur de BD dans une position intermédiaire, la BD présentant des cases analogues au cadre de la surveillance, mais aussi une possibilité de divertissement, de diversion ou d’échappée face à ce processus, comme un grain de sable dans la mécanique de surveillance, comme une perspective d’images alternatives. Cette pointe ironique rappellera aussi que dans la cité idéale décrite dans la République, Platon excluait la poésie, pour la raison qu’elle aurait une mauvaise influence sur les gardiens (en donnant des représentations désespérantes de l’Hadès qui entameraient leur courage). De sorte qu’on peut voir dans la planche de Montellier un clin d’œil ou une nouvelle apostrophe à la politique du philosophe grec, celle-ci ne se contentant pas d’interroger après Juvénal la question aporétique du gardiennage des gardiens mais réactualisant également la question de la poésie au sein de la cité en faisant malicieusement de la bande dessinée le nouvel art indésirable et perturbateur. Chez Eberoni, l’image du réel est comme épinglée entre deux images de surveillance, l’une au premier degré (en haut à gauche), l’autre au second degré (en bas à droite). Ces images viennent comme parasiter le réel, à l’instar de celles qui assaillaient le personnage principal lorsqu’il est dans la rue. Elles invitent surtout à interroger la question essentielle du point de vue dans la BD d’Eberoni. De quel point de vue regarde-t-on : est-ce celui de Samouraï ? celui de l’aigle ? ou bien celui de la surveillance, et donc du surveillant ? Nous penchons pour notre part pour la dernière hypothèse : il apparaît en effet que le premier surveillant travaille sur deux écrans, l’un suivant le parcours de Samouraï dans un Paris futuriste et l’autre branché sur des vidéos érotiques de jeunes femmes en pleine exhibition.

 

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Eberoni, Samouraï, p. 21. Épousant ce regard « baladeur » qui oscille entre la traque optique du tueur à gages (travail) et les visions érotiques des autres écrans (distraction), c’est tout le récit d’Eberoni qui passe sans transition du cheminement du tueur à travers une capitale inondée (ligne narrative) à des flashs montrant des femmes nues ou en train de se dénuder (pures digressions). Une fois posée l’imbrication des systèmes de surveillance, tout l’enjeu de Samouraï consistera pour le personnage principal à remonter vers la source de la surveillance, en brouillant les pistes de façon à se soustraire au dispositif de surveillance et à ce point de vue totalisant. À se dérober à la tyrannie de la case et à accomplir sa mission quitte à passer par la bande. ©Pierre-Gilles Pélissier

     

   

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